Le « socle gaullien » en matière de dissuasion nucléaire : modernité et indépendance

 

À l’occasion du colloque « Résistance et dissuasion », organisé jeudi 5 octobre à la Bibliothèque nationale de France, à l’initiative du Comité pour l’énergie atomique et de la Fondation pour la recherche stratégique, avec de nombreux partenaires, dont la Fondation Charles de Gaulle, le Président Jacques Godfrain est revenu sur deux moments clé de la mise en place de la dissuasion française dans lesquels le Général de Gaulle a joué un rôle crucial. La création du Comité à l’énergie atomique, en octobre 1945, relève de son initiative et de son désir de relancer la recherche française en matière de fission nucléaire. Mais après 1958, le Général de Gaulle définit l’objectif de souveraineté nucléaire comme un fondement de l’indépendance française face au principe de parité nucléaire. Tout est lié dans la doctrine gaullienne : la volonté d’indépendance stratégique, alors que les Etats-Unis ne sont plus disposés à protéger l’Europe de leur parapluie nucléaire de manière inconditionnelle, l’effort de modernisation et de recherche, qui est pour de Gaulle, depuis les années 1930, la clé de la souveraineté, la possibilité de tirer de cette souveraineté une capacité d’initiative en Europe, mais aussi à l’échelle mondiale, la France n’étant plus en position de « dépendance stratégique, et donc politique », selon le terme du Général.

Cette redéfinition doctrinale a permis nombre d’initiatives diplomatiques qui ont redéfini notre politique étrangère, par exemple en Asie ou dans le Monde arabe, et constitue un socle sur lequel les successeurs du Général se sont appuyés et s’appuient encore. A l’heure où, avec la perspective du Brexit, la France pourrait redevenir la seule puissance nucléaire de l’Union Européenne, il est nécessaire de réaffirmer cette doctrine, ses fondements, ses conséquences, et les atouts qu’elle offre à notre pays. Ces thématiques seront développées dans un cycle de séminaire « De Gaulle et le grand large » que la Fondation prépare pour le printemps prochain.

Intervention de M. Jacques Godfrain, ancien Ministre, président de la Fondation Charles de Gaulle, pour le colloque « Résistance et dissuasion », des origines du programme nucléaire français à nos jours,

Table-ronde : « Le Général de Gaulle et la dissuasion ».

« Monsieur le Président, je tiens tout d’abord à remercier le CEA de cette invitation dans ce colloque prestigieux, placé sous haut-patronage du Président de la République. L’an dernier, sous ce même patronage, avec le soutien des Assemblées, nous avions consacré trois journées à réfléchir sur le modèle de Défense français à la lumière des apports gaulliens, réflexion à laquelle vous nous aviez fait l’honneur et l’amitié de participer, Monsieur le Professeur (Vaïsse) et il peut sembler paradoxal que nous n’ayons pas consacré une table-ronde à part entière à la dissuasion, même si celle-ci pouvait constituer une forme de fil rouge entre la chaîne de commandement, la capacité de projection et les moyens du rayonnement, les trois thématiques que nous avions abordées. Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui me consacrer pleinement et de manière autonome à ce propos, même si on le verra la dissuasion constitue le fil rouge, le pilier de la politique d’indépendance du Général de Gaulle, qui lie Défense et Politique étrangère.


​Alors que l’on me demande aujourd’hui une courte réflexion sur la relation du Général de Gaulle à la dissuasion, je voudrais me borner à deux courtes remarques.


La première a trait à la continuité entre l’effort que déploie de Gaulle pour moderniser l’armée française dans les années 1930 et qui l’amène à identifier modernité et souveraineté, et l’élan de la Libération qui fera de lui, vous le savez mieux que moi, le fondateur du CEA. Cette tendance forte dans le pensée gaullienne relève de sa foi dans le progrès technique, ancienne, mais aussi une tendance profonde de notre pays qui fut, en 1936, le premier des grands pays industriels à se doter d’un ministère de la Recherche.


​La création du CEA, que de Gaulle impose par l’ordonnance du 18 octobre 1945, est, comme le fait remarquer Bertrand Goldschmidt, la dernière ordonnance que de Gaulle signe dans le délai imparti pour légiférer avec le seul accord du conseil d’Etat : comment mieux démontrer l’importance que le Général accordait à cette affaire ? Les débuts de l’aventure nucléaire s’étaient déroulés sans la France, et de Gaulle, tenu dans l’ignorance par les alliés, n’avait du ses quelques connaissances sur le sujet qu’à quelques savants français engagés dans cette aventure et qui avaient, mi-1944, brisé leur engagement de confidentialité dans le cadre driscret d’une chambre d’Hôtel d’Ottawa : Pierre Auger et Jules Guéron l’avaient alors mis au courant, dans les grandes lignes, en quelques minutes distraites à la vigilance des services américains du « travail d’apocalypse » se préparant. C’est également de ce contact que de Gaulle avait été pressé d’engager la France dans la voie de ces recherches, notamment en faisant appel à Frédéric Jolliot-Curie, pourtant resté en France pendant l’occupation et membre du Parti communiste depuis 1942.


En 1940, l’avance de la recherche française était pourtant notable en matière de fission nucléaire, et le rocambolesque épisode de l’embarquement des stocks d’eau lourde à destination de l’Angleterre par Halban et Kowarski le 18 juin 1940, ainsi que le refus de Joliot-Curie de quitter la France pour Londres, ont sans doute brisé un élan prometteur. Le travail du Maud Comitee britannique, directement basé sur les travaux français et l’apport de nos savants, fut essentiel dans la décision américaine d’entreprendre fin 1941 un programme nucléaire à large échelle. Pourtant, le témoignage de Bertrand Goldschmidt l’atteste, les Etats-Unis furent très réticents à laisser des savants français travailler à leur programme nucléaire : la théorie américaien de la non-prolifération nucléaire était déjà à l’œuvre, et se traduisait concrètement par une mise à l’écart de nos savants. Seule la création du bureau scientifique de la délégation de la France libre à New York put contribuer, malgré des soubresauts, à contourner l’obstacle, et plusieurs épisodes suivant les accords de Québec, dont la fameuse rencontre entre Halban et Joliot-Curie à Paris en décembre 1944, montrèrent la très forte réticence américaine à laisser la France progresser dans ce domaine. On notera au passage que dans ce domaine, Churchill fut bien loin d’intercéder en faveur de notre pays auprès des américains, alors que la figure de Joliot-Curie était agitée comme le spectre d’une collaboration franco-soviétique dans ce domaine.


La réalité de cette possibilité, dans la France au début de l’effort de reconstruction, était bien plus modeste. Ce n’est que le 13 mars 1945 qu’une note de Raoul Dautry soulevait la possibilité de réintroduire la recherche française dans le domaine en se portant de nouveau acquéreur d’eau lourde auprès de la Norvège. De Gaulle avait rencontré Joliot-Curie dès la fin de l’année 1944, et n’avait pas hésité à nommer à la tête du CNRS un homme qui avait rejoint le parti communiste. Les deux explosions d’Hiroshima et Nagasaki précipiteront finalement un processus jusque là très progressif : c’est fin septembre 1945 que de Gaulle chargera Frédéric Joliot-Curie et Raoul Dautry de créer une structure dédiée à la recherche nucléaire, placée dès l’origine sous une double autorité, scientifique et administrative, dépendant directement du chef de Gouvernement, et dotée à cet égard d’une très large autonomie financière et administrative. Malgré le caractère finalement précipité de la mise en place du CEA (moins d’un mois entre la décision, fin septembre, et l’ordonnance, le 18 octobre), de Gaulle avait dès le début pris des décisions fortes, qui permirent au CEA un envol rapide, notamment grâce à toutes les connaissances collectées indirectement pendant la guerre.


Ma seconde série de remarques concerne la conception de la dissuasion chez le Général. La doctrine nucléaire édictée et mise en œuvre par de Gaulle découle de plusieurs éléments nouveaux du contexte international, la parité nucléaire étant le principal. Même si celle-ci n’est pas tout à fait effective en 1958, le Pacte de Varsovie peut revendiquer une capacité à frapper le territoire américain : les Etats-Unis ne sont donc plus un isolat pouvant user de la menace nucléaire sans se trouver menacés eux-mêmes en retour. Tout ceci remettait en cause la stratégie militaire de l’OTAN et la Défense de l’Europe. Désormais, il est inenvisageable pour les Etats-Unis de déclencher un conflit généralisé pour un conflit localisé en Europe, ce que les USA assument pleinement dès 1959, avec le concept de riposte graduée. Il reviendrait désormais aux USA, et aux USA seuls, d’évaluer le niveau de réaction à employer en cas d’attaque soviétique.


Ce passage à un usage tactique de l’arme nucléaire obligeait les Etats européens à redéfinir leur stratégie de sécurité. De fait, le roll-back américain induisait une inflation continue des forces conventionnelles en Europe, et le développement d’armes nucléaires tactiques. Cependant, dès 1964, le Général Ailleret , dans un article, montrait que l’Europe, en cas d’offensive soviétique, serait le champ de bataille pour ces forces conventionnelles et qu’un usage élargi des forces nucléaires tactiques, efficaces, serait probable : les conséquences en seraient dramatiques pour les populations allemande, française ou hollandaise.


Dans ce contexte en mouvement, la redéfinition gaullienne qui conduit à pointer la nécessité d’une « force de frappe susceptible de se déployer à tout moment et n’importe où » repose précisément sur une analyse lucide de cette évolution : on en connaît l’exposé des principes, à l’Ecole militaire, le 3 novembre 1959 : « Il faut que la défense de la France soit française, un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre ». La suite est essentielle : « la conséquence, c’est évidemment que nous sachions nous pourvoir, au cours des prochaines années, d’une force capable d’agir pour notre compte, de ce qu’il est convenu d’appeler une « force de frappe » susceptible de se déployer à tout moment et n’importe où. Il va de soi qu’à la base de cette force sera un armement atomique qui doit nous appartenir. Et puisqu’on peut détruire la France, éventuellement, à partir de n’importe quel point du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la terre ». Tout est dit en quelques mots : la force de frappe française doit être autonome, et reposer sur une capacité de frappe immédiate et permanente, qui garantit à la France sa pleine indépendance.


Il s’agissait là d’une reconfiguration complète, qui excluait de fait la France de la riposte graduée chère aux américains, et s’opposait frontalement à leur stratégie de non-prolifération qui leur aurait laissé la seule responsabilité nucléaire dans la défense de l’Occident. Dès 1962, les Etats-Unis de Kennedy, secoués par l’initiative et la transgression gaulienne, étaient d’ailleurs amenés à infléchir leur positionnement, proposant notamment à la Grande-Bretagne une force nucléaire de sous-marins équipés de la fusée Polaris. Mais la stratégie de de Gaulle était une stratégie d’ensemble, qui visait à garantir la sécurité du territoire, mais aussi à redonner à notre pays une capacité d’initiative en matière de politique étrangère. Sans faire de la France un troisième grand, la dissuasion permettait à la France de sortir d’un cadre contraint de Guerre Froide. De Gaulle allait d’ailleurs préciser cette doctrine lors de la Conférence de Presse du 14 juin 1963 : « La carrière de la dissuasion nous est donc désormais ouverte. Car le fait d’attaquer la France équivaudrait pour qui que ce soit à subir lui-même des destructions épouvantables. Sans doute les mégatonnes que nous pourrions lancer n’égaleraient pas en nombre celles qu’Américains et Russes sont en mesure de déchainer. Mais à partir d’une certaine capacité nucléaire, et pour ce qui concerne, la défense directe de chacun, la proportion des moyens respectifs n’a plus de valeur absolue. En effet, puisqu’un homme et un pays ne peuvent mourir ‘une fois, la dissuasion existe dès lors que l’on a de quoi blesser à mort son éventuel agresseur, qu’on y est très résolu, et que lui-même en est bien convaincu.

La France cessait dès lors d’être un pion sur l’échiquier mondial , mais accédait à une dimension particulière, spéciale, sans grand équivalent, qui lui ouvrait une nouvelle capacité d’initiative. De Gaulle en tirait froidement la leçon en détaillant la « dépendance stratégique, et par conséquent politique » qu’on ou croient avoir par rapport aux deux géants les pays qui n’ont pas d’armement atomique.

Dernière remarque, la doctrine française s’applique à toute attaque contre les « intérêts majeurs » de la France. La doctrine gaulienne vise à créer l’incertitude, à ne pas se restreindre nécessairement à une défense du territoire national. La mise en place dès les années 1960 d’une flotille de sous-marins ou du programme des Mirage, puis la mise en place du Plateau d’Albion vise à pouvoir porter le danger nucléaire, et à compléter la doctrine de 1959 : une force susceptible de se déployer « à tout moment n’importe où », bref, une force « tout azimuts », selon la formule du Général Ailleret.


Je voudrais conclure en soulignant que cette doctrine participe de ce que le Général de Gaulle a légué à l’ADN national : quand bien même la politique de dissuasion des années 1960 fut contestée car jugée disproportionnée ou trop coûteuse pour notre pays par ceux qui avaient intégré son déclin comme inéluctable, aucun chef d’Etat ne remit en cause cette doctrine, ni dans les principes, ni dans l’application. Elle constitue sans doute, en mettant en valeur certains principes, la mise en cohérence de la politique étrangère et de la politique de Défense, le choix résolu de la modernité au service de l’indépendance, une éclatante illustration des leçons mûries par le Général de Gaulle tout au long des années 1930, pour garantir l’objectif profond de tout gaulliste : que plus jamais le France ne connaisse l’effondrement qui fut le sien en 1940.

Je vous remercie. »

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