La Fondation Charles de Gaulle a vocation à expliquer et faire vivre l’héritage gaullien au XXIe siècle.
À ce titre, il lui apparaît aujourd’hui nécessaire d’apporter aux débats en cours un éclairage non partisan inspiré d’une connaissance précise de l’action et de la pensée du général de Gaulle.

TROUVER DANS L’HÉRITAGE GAULLIEN DES CLÉS POUR L’AVENIR

Nous ne prétendons pas parler au nom du Général. Nous prétendons seulement avoir étudié avec soin son œuvre et son action, nous référant directement aux textes, aux archives et non aux préjugés ou aux propos rapportés de seconde main. Notre propos est d’en tirer quelques enseignements de long terme, non des réponses purement conjoncturelles.

La Fondation Charles de Gaulle n’a pas vocation à intervenir dans le débat électoral : fondée comme Institut en 1971 à la demande de Charles de Gaulle lui-même, elle est devenue Fondation en 1990 quand Michel Rocard était Premier ministre. Elle ne rend de compte à aucun dirigeant ni parti politique. En revanche, elle ne saurait rester sur un quelconque Aventin, se mirant dans un passé glorieux, pour une raison simple : De Gaulle appartient au patrimoine commun des Français. Il est même une référence à l’étranger. Pourtant, il est souvent mal connu, ses propos sont interprétés, déformés, parfois instrumentalisés.

Comme souvent lorsque notre pays traverse des périodes de crise, la question des institutions se trouve au cœur des discussions. Ce n’est pas surprenant, dans la mesure où, comme De Gaulle le faisait observer lui-même, il a fallu, après la Révolution française, plus de 150 années et de multiples expériences pour doter la France d’une constitution politique adaptée et durable. Jusque-là, le pays avait essentiellement « tenu » grâce à la permanence de la constitution administrative napoléonienne.

À cette inquiétude quelque peu existentielle, s’ajoutent des considérations plus circonstancielles. On veut croire, tout d’abord, que les réformes institutionnelles ne « coûtent » rien, et que notre Constitution est une « soupape » permettant des concessions qui n’engagent pas à grand-chose – ne serait-ce qu’une considérable aggravation de notre dette (rappelons ce jour d’août 1966 où De Gaulle put se réjouir publiquement que la France n’ait plus la moindre dette extérieure, et soit à ses yeux pleinement indépendante). Ensuite, parce qu’a fini par s’insinuer dans le débat public l’idée que les institutions mises en place en 1958 et amendées depuis, en particulier depuis le début des années 90, souffriraient d’un déficit démocratique, ou du moins d’un excès de « verticalité ». Pour reprendre un terme à la mode : elles ne répondraient plus à la soif d’implication de la population française et à sa volonté de plus en plus avérée de recourir à des formes de démocratie directe. Quelle belle opportunité, dès lors, de « dépoussiérer » ces institutions, tout en posant, non sans démagogie, la question du coût excessif du fonctionnement de notre démocratie. Le scrutin proportionnel, si souvent invoqué depuis qu’ont émergé les débats sur la « VIe République », aurait dès lors la vertu d’offrir une représentation nationale qui rendrait mieux compte de la complexité, de la diversité de l’opinion publique française. L’objectif politique, enfin, de ce mouvement de réforme serait de rendre les institutions plus en phase avec de nouveaux acteurs du débat politique, les réseaux sociaux, les chaînes d’information continue, bref, autant d’acteurs qui obligent déjà nos gouvernants à une réactivité constante et à une autojustification permanente. Une conclusion semble donc s’imposer, sinon à une majorité des Français, du moins aux yeux de ceux qui prétendent s’exprimer en leur nom : nos institutions seraient « d’un autre temps », assimilées à une France des Trente glorieuses désormais défunte.

De Gaulle lui-même dut faire face à cette accusation d’« inactualité », pendant les sévères années de « traversée du désert » (ces années 1950 où la presse le dépeignait reclus à Colombey et bien éloigné des débats concernant l’avenir de notre pays). Or nous savons aujourd’hui que la Ve République a su rassembler les Français, et accompagner une période de mutation et de modernisation de notre pays avec constance et efficacité. Alors que l’on parle d’une France « ingouvernable », de l’effritement continu du « commun français », la Ve a bel et bien permis de gouverner la France, et d’assurer la restauration de son rang. En outre, la Ve République ne se réduit pas à un système de commandement – même si elle est évidemment porteuse de cette volonté d’efficacité si propre au général de Gaulle –, mais porte en elle une somme de principes, de valeurs et de compromis implicites patiemment élaborés, profondément tournés vers le progrès, notamment dans le domaine social. Ils procèdent d’une connaissance intime de la sociologie du pays, de l’esprit français, et du fonctionnement de l’État.

Il nous semble qu’à ce titre, on ne devrait toucher à l’édifice constitutionnel qu’avec une extrême précaution, en ayant à l’esprit le risque profond que l’on court à modifier ces grands équilibres. Enfin, les efforts que nous déployons pour expliquer et promouvoir ce « modèle » français à l’étranger, sur tous les continents, nous ramènent à une évidence qui semble quelque peu oubliée aujourd’hui : ce système pris dans sa globalité, que certains semblent considérer comme périmé, suscite encore l’admiration, voire une certaine envie au-delà de nos frontières, en Europe notamment, dans des pays qui subissent douloureusement les conséquences de l’abaissement de l’exécutif, mais également dans de grandes puissances émergentes. Faisant écho aux « ferments de dispersion » que De Gaulle évoquait dans ses Mémoires, la France actuelle semble se perdre dans des débats stériles – et en réalité démodés – qui méconnaissent ses atouts véritables.

LA Ve RÉPUBLIQUE EST UN ATOUT POUR LA FRANCE

Si De Gaulle a tant apporté à l’édifice constitutionnel français, c’est précisément parce qu’il a traité de ces questions à la lumière d’un puissant recul historique. 1958, un texte exceptionnel conçu pour un homme exceptionnel ? Les recherches que nous animons démontrent que ce lieu commun est largement faux. Le texte de 1958 se nourrit des réflexions nées de l’échec du processus constituant de 1946 qui a conduit à la IVe République, un régime fondé sur la proportionnelle et le compromis permanent entre partis politiques, et qui fut méprisé par les Français. Il a mis en accord la constitution politique de la France avec sa constitution administrative. C’est l’armature administrative de la France qui a permis d’« arbitrer la guerre civile », selon l’expression de Pierre Legendre, et de compenser les défaillances du pouvoir politique, notamment sous la IIIe et la IVe Républiques. De Gaulle a donc voulu installer un pouvoir politique stable, apte à diriger l’administration, à lui donner des directives claires et à mobiliser son efficacité au service des Français. Cette réarticulation énergique entre une administration forte et respectée et un pouvoir exécutif enfin restauré, est assurément l’un des facteurs de dynamisme primordiaux de la république gaullienne.

Voici quelques mois, lors d’un colloque, organisé en partenariat avec l’ENA, l’ENS et PSL, nous tentions de discerner quels étaient les « compromis implicites de la Ve République ». Or cette approche nous semble propre à éclairer le grand débat national, car elle recouvre plusieurs formes de grands équilibres, fondamentaux pour le fonctionnement de notre pays, mais rarement analysés.

BÂTIR UN COMPROMIS POLITIQUE ET CONSTITUTIONNEL EN FRANCE, UNE ENTREPRISE DE LONGUE DURÉE

Le premier compromis implicite porté par la Ve République est la réconciliation entre plusieurs traditions historiques propres à notre pays, parfois antagonistes. À l’évidence, la France est attachée à une forte incarnation du pouvoir, que des hommes comme Clémenceau ou Mendès France ont su illustrer à des époques où l’Assemblée prévalait sur l’exécutif, tout en refusant viscéralement toute forme d’abus de pouvoir. Depuis la Révolution, la France a oscillé entre une tentation exécutive (constitutions du Consulat et des Empires) et une tradition démocratique plaçant le régime d’assemblée au cœur du pouvoir (IIe et IIIe Républiques). Le piège dans lequel sont tombés nombre de nos gouvernants, tout au long de notre histoire politique, fut d’apporter à ce dilemme des réponses circonstanciées et circonstancielles. On pense, par exemple, à la IVe République, régime du scrutin proportionnel, né, au début de la Guerre froide, de la volonté des communistes et de leurs adversaires de se neutraliser réciproquement. Ce régime, s’est du coup avéré incapable de trancher des questions aussi fondamentales que la décolonisation ou la construction européenne, laissant la haute fonction publique exercer un pouvoir de fait qu’elle ne réclamait pourtant pas, mais qu’elle dut exercer par défaut.

La Ve République n’est, de ce point de vue, ni une constitution de circonstance, malgré le contexte très tendu de l’été 1958, ni une constitution taillée, sur mesure, pour lui-même par le général de Gaulle. Au contraire, il dut à l’époque consentir des concessions importantes. Ainsi, l’article 49, qui permet d’engager la responsabilité du gouvernement et qui est si décrié de nos jours, est un apport des socialistes, plus précisément de leur chef, Guy Mollet, qui avait vécu l’impossibilité pratique d’imposer des décisions difficiles, mais nécessaires, à une assemblée élue à la proportionnelle. En revanche, De Gaulle apporte aux institutions sa vision du temps long. La figure du président de la République, initialement élu par un collège de notables, incarne le Chef dans lequel les Français se reconnaissent – puis, en 1962, c’est par référendum et à une très large majorité qu’ils font le choix de l’élire directement eux-mêmes. Mais De Gaulle apporte la preuve que cette figure du chef de l’État s’inscrit dans un cadre parfaitement démocratique, en soumettant ses grandes décisions aux Français par référendum, et en se soumettant lui-même à la volonté populaire en 1969 : alors que rien ne l’y oblige constitutionnellement, le général de Gaulle démissionne après l’échec du référendum d’avril, estimant ne plus disposer d’une légitimité et d’une confiance suffisantes pour exercer les pouvoirs qui sont les siens. François Mitterrand lui-même concèdera que s’il avait prévu cette issue, il aurait écrit différemment certains passages du Coup d’État permanent.

Là est le premier enseignement à tirer pour les temps actuels. Un équilibre constitutionnel comme celui que la France a atteint depuis 1958 a été long à forger. Il a fallu un ensemble de circonstances complexes, saisies par le coup d’œil et la vision de long terme d’un dirigeant exceptionnel, pour parvenir à cette réconciliation. Considérer que l’on peut remodeler la Constitution à sa guise pour répondre à des revendications conjoncturelles ou pour y faire entrer l’esprit du temps, relève d’un manque singulier de maturité démocratique. On ne devrait, au contraire, toucher à ce texte qu’avec d’extrêmes précautions, en murissant pleinement les conséquences des modifications que l’on veut y apporter : non que la constitution de la Ve soit un texte sacré, bien au contraire, mais tout simplement parce que seul le temps long peut permettre de mesurer le caractère heureux ou nocif de certaines modifications. Considérer que la constitution doit s’adapter aux moindres aléas de la société française, se conformer mécaniquement au temps médiatique, c’est affaiblir non seulement nos institutions, mais aussi notre pacte social. Les gouvernants sont contraints de prendre des décisions de plus en plus rapides et complexes, sans visibilité immédiate, pour faire face à des enjeux massifs comme le réchauffement climatique. Le basculement vers une démocratie directe ne serait pas gage d’efficacité : la démocratie repose sur la reconnaissance et l’acceptation par tous d’un intérêt général, qui n’est pas la simple somme des intérêts particuliers. Les élections permettent au peuple de choisir ses dirigeants, et ceux-ci peuvent le consulter sur des choix stratégiques. Mais ceux qui nous gouvernent doivent disposer d’une liberté d’action, de marges constantes d’adaptation aux circonstances, d’une capacité d’agir et de décider à longue portée : le vote, l’élection est un acte qui engage les citoyens sur la durée.

À ce sujet, le scrutin proportionnel a sans doute un effet déresponsabilisant en ce qu’il nourrit l’illusion chez l’électeur que son choix ne doit pas forcément correspondre à une solution gouvernementale, mais plutôt à ses préférences intimes. Mais d’une part, cela revient à déléguer aux chefs de partis politiques la responsabilité de créer des majorités, de manière aléatoire et pas nécessairement démocratique, et d’autre part, la fragmentation du corps électoral français risque de conduire à un immobilisme dont la France ne peut plus guère s’offrir le luxe. La Ve est un régime qui s’adresse à des citoyens responsables, votant en connaissance des enjeux et non en quête de chimères : à notre sens, la reconnaissance du vote blanc en fait partie, le rôle d’une élection étant de déterminer des solutions de gouvernement, de permettre des décisions stratégiques, et non d’exprimer une humeur. Mais c’est aussi à la classe politique de refuser de flatter les passions et mouvements temporaires de l’opinion : l’élection présidentielle que De Gaulle voyait comme une rencontre entre un homme et le peuple français, ne doit pas devenir un concours d’élégance ou une surenchère démagogique.

En ce sens, la réforme du quinquennat (en 2000) a probablement déséquilibré nos institutions, en privant le Président du « temps long » qui lui laissait la possibilité d’organiser plusieurs étapes dans son mandat et d’accompagner des projets stratégiques de moyen terme. Les élections législatives y ont également perdu en importance et signification, et se sont trouvées reléguées au rang d’élections techniques – destinées à donner une majorité au président élu. Ce dernier ne s’en trouve pas renforcé, bien au contraire, car il apparaît désormais comme le chef de la majorité parlementaire, élue directement sur son nom, au détriment de son Premier ministre. C’est là un rôle que le général de Gaulle n’a jamais revendiqué, laissant à ses Premiers ministres, Michel Debré puis Georges Pompidou, des marges de manœuvre, en particulier face à l’Assemblée, qui sont aujourd’hui très sous-estimées. En outre, les Français se trouvent privés de la possibilité de juger directement l’action du Président et de son gouvernement par des élections législatives :  c’est là ce qui transforme des élections locales ou européennes en élections nationales propices au « vote sanction », les privant par là même de leur objet réel. Au contraire, la légitimité gaullienne passe par une relégitimation régulière, fruit du vote populaire : réélu en 1965, De Gaulle ne dissout pas l’Assemblée, acceptant de se soumettre au vote des Français deux ans après sa réélection.

On ajoutera que les débats autour du référendum nous semblent relever de cette même manie de réinventer ce qui existe déjà. Le référendum est présent dès l’origine de la Ve République : « C’est un principe de base de la Ve République et de ma propre doctrine que le peuple français doit trancher lui-même dans ce qui est essentiel à son destin », écrivait le général de Gaulle dans ses Mémoires d’Espoir. Deux procédures, une parlementaire, l’autre présidentielle, peuvent y conduire, et si l’efficacité démocratique comme la solennisation de l’arme référendaire commandent de ne pas multiplier indéfiniment les votes, il existe également, depuis 2008, une initiative parlementaire en matière référendaire. Le référendum a même été élargi aux enjeux locaux, pour lesquels il semble d’ailleurs qu’il n’ait pas apporté de réponse miraculeuse et consensuelle.

Encore une fois, la manie constitutionnelle ne doit pas aveugler : le référendum est un outil, et tous les moyens de l’employer existent déjà. L’obsession de l’innovation institutionnelle pour elle-même, ou l’illusion dangereuse que ce type d’improvisation peut calmer des revendications ou donner, à peu de frais, une impression de modernité et d’adaptation relève encore une fois de la politique de gribouille.

Il est temps de comprendre que la matière constitutionnelle est hautement inflammable et que son maniement imprudent, pour des raisons circonstanciées, produit souvent l’effet inverse de celui qui est recherché. Ainsi, il nous semble que nos institutions, réformées 24 fois depuis 1958, dont 19 fois depuis 1992, ne sont pas nécessairement sorties plus modernes, ni plus démocratiques, ni plus proches des citoyens en s’éloignant de leur cohérence initiale des années 1960. Non qu’elles soient des tables de la Loi, mais parce qu’une réforme constitutionnelle ne peut avoir de sens qu’en pensant l’équilibre global.

DÉMOCRATIE DIRECTE ET DÉMOCRATIE « EFFICACE »

C’est précisément cette capacité à décider, cette chaîne de commandement efficace, que le général de Gaulle nous a léguées. Cette fluidité compte beaucoup dans la place et l’influence que la France conserve sur la scène mondiale, et celles-ci sont sans doute supérieures à ce que beaucoup imaginent. Une constitution n’est pas qu’une proclamation de principes démocratiques, c’est aussi une organisation, politique et administrative, des pouvoirs qui permet de s’adapter aux circonstances. Le 11 janvier 2013, la France se montre ainsi capable, en quelques heures, de répondre à la demande du gouvernement malien et d’enclencher une opération militaire visant à enrayer la marche des jihadistes d’AQMI sur Bamako. Aucune grande démocratie européenne ne serait en mesure de mener dans des conditions comparables une telle opération, sur le plan militaire, mais plus encore sur le plan politique : nos institutions nous le permettent, et nos alliés, comme nos rivaux, nous respectent pour cela.

Si l’esprit du temps pousse à l’accélération du temps politique, scandée par l’information continue et les réseaux sociaux, le courage et la véritable modernité consistent peut-être à résister à cette dictature du court terme qui est le véritable poison de la démocratie. A l’heure des fake news et des campagnes d’intimidation sur les réseaux sociaux, la Ve République est sans doute plus solide, moins influençable ou manipulable que d’autres démocraties occidentales. On ne peut pas encore, à ce jour, y provoquer aisément, de l’extérieur, une crise gouvernementale, ni influer sur ses choix stratégiques. Sans doute vivons-nous dans l’illusion que la France, comme les pays d’Europe de l’Ouest, ne connaîtront comme horizon que la démocratie.

L’idée d’une fin de l’histoire, formulée à la chute du Mur de Berlin (1989) a pu nourrir cette idée. Pourtant, comme le souligne Thomas Gomart, la France évolue dans un environnement stratégique considérablement dégradé. L’émergence de démocraties « illibérales », la perversion du système démocratique par les « populismes » doivent nous dessiller les yeux : une démocratie ne peut se permettre d’être fragile, vulnérable ou condamnée à l’immobilisme. Elle doit pouvoir se défendre et le cas échéant décider dans l’urgence, faire face aux situations de crise. La Ve République est née de la guerre d’Algérie. Elle a permis à la France de traverser bien des tourments, on aurait tort de l’oublier.

Dans ce domaine, on ne saurait méconnaître à quel point la décentralisation, inscrite dans la constitution depuis 2003, a considérablement contribué à l’enchevêtrement des pouvoirs et des responsabilités. Il est à notre avis tout à fait erroné de continuer à présenter notre pays comme centralisé et jacobin : bien au contraire, bien des pays européens laissent plus de responsabilités et de moyens d’action à l’Etat central que la France, où un nombre de compétences souvent sous-estimé se trouve désormais relever des différents échelons locaux. La complexité du mille-feuille administratif, le partage des compétences entre ses différents échelons (ou strates…) contribue sans doute à la confusion actuelle et à la tendance très française à la dilution des responsabilités, lesquelles finissent immanquablement par retomber sur un État dont on attend d’autant plus de bienfaits que les moyens réels lui manquent.

Cette décentralisation n’est pas celle qu’avait initialement voulue De Gaulle, et plutôt que bâtir un acte 3 ou 4 de la décentralisation, il pourrait être plus opportun de décréter un moratoire afin de clarifier le fonctionnement, les responsabilités et l’octroi de moyens nouveaux. On doute que la majorité des Français en aient une idée claire et précise quand l’opacité et la confusion règnent dans de nombreux domaines. Opposer la décentralisation à la « verticalité » initiale de la Ve République est l’exemple parfait du faux débat en matière institutionnelle dont notre pays satisfait trop souvent. Aujourd’hui, l’urgence est sans doute bien plus de repenser les missions de l’Etat, et de lui redonner une assise pour faire face aux attentes qu’il continue à susciter chez les Français.

Ve RÉPUBLIQUE ET « MODÈLE FRANÇAIS »

En effet, la Ve République n’est pas qu’un cadre institutionnel. C’est aussi un régime porteur de principes puissants, solidaires, fondateurs : les compromis implicites sont aussi sociaux, économiques, sinon même sociétaux. Si la France est, selon la formule de de Gaulle, vouée à une « destinée éminente et exceptionnelle », c’est parce que le rapport des Français à la politique s’est longtemps structuré autour de l’idée que notre pays était porteur d’un « modèle » politique, économique et social. Si De Gaulle, qui, s’affranchissant de la dimension idéologique liée au terme de « modèle », s’est bien gardé de l’employer, son héritage n’en a pas moins contribué à tracer une vision française de l’économie de marché, tempérée par une forme spécifique d’intervention de l’État et par la mise en place d’un système social protecteur.

Bien évidemment, il serait vain de méconnaître l’évolution du contexte économique, la globalisation de l’économie, la perte des emplois industriels liés à la mondialisation, le coût croissant de la protection sociale rapporté à la concurrence avec des pays de plus en plus dérégulés, le rôle également de l’harmonisation des normes européennes. Certaines solutions qui étaient envisageables dans les années 1960 ne le sont plus aujourd’hui, même s’il faut rappeler que dans une période de forte croissance, le général de Gaulle en a orienté les fruits de manière privilégiée vers des dépenses stratégiques (la dissuasion autonome, le programme spatial de 1961, les télécoms et l’informatique, avec le Plan Calcul de 1966), tournées vers l’avenir. Néanmoins, il nous semble qu’il existe encore dans cette notion de « modèle » français des clefs pour mieux comprendre les attentes de nos concitoyens, et surtout mieux expliciter la relation mouvante, souvent confuse et exagérément polémique, entre l’État et le monde économique.

Rappelons d’abord que la conception et la structuration du modèle social français, dans le contexte de la guerre et de l’après-guerre, correspond à un moment de vaste et éphémère consensus national. Ainsi, les grandes réformes de la Libération, comme la mise en place de la Sécurité sociale, représentent l’un des rares moments de notre histoire politique où se reconstruit un large consensus national, sous l’égide du général de Gaulle. La droite se convertit, par exemple, à une protection sociale garantie par l’État, malgré la hausse considérable du poids des dépenses sociales que celle-ci engendre. Ce bilan traduit également la pensée sociale du général de Gaulle : si la « seule querelle qui vaille est celle de l’homme », De Gaulle déploie, notamment à l’époque du RPF, l’idée d’une association capital-travail, puis, à partir de 1958, l’idéal de participation, qu’il tente d’encourager par un arsenal législatif. Il faut souligner que dans l’esprit du Général, il s’agit de répondre au sentiment d’aliénation qui peut naître de la condition du travailleur moderne – à la fois sur le plan financier, avec l’intéressement aux bénéfices, et même au-delà, et sur le plan de l’organisation du travail, avec l’association de représentants ouvriers aux décisions stratégiques.

Quant à la notion de « libéralisme d’État » que l’on associe souvent à De Gaulle, elle peut sembler paradoxale ou antinomique. Pourtant, la pensée et l’œuvre économique et sociale du général de Gaulle s’inscrivent, là encore, dans la longue durée. Depuis des siècles, l’État en France porte une aspiration à entraîner les acteurs économiques vers l’ouverture et la modernité, ainsi qu’une vision de l’économie qui lui réserve la possibilité de déterminer des objectifs de moyen et long terme. En 1945, de surcroît, le constat communément partagé selon lequel les Etats européens ont « failli » par refus d’intervenir face à la crise économique des années 1930, ainsi que la nécessité d’imposer un pilotage public à des domaines jugés stratégiques pour la reconstruction conduisent aux nationalisations (EDF, GDF, Régie Renault, etc.) et à la mise en place d’une planification symbolisée par la création du Commissariat général au Plan qui s’imposera rapidement comme un organe très influent au sommet de l’Etat. Cet héritage, nourri par le programme du CNR, est l’objet, là encore, d’un large consensus.

De Gaulle, cependant, a longtemps été poursuivi dans ce domaine par cette phrase qu’il n’a d’ailleurs jamais prononcée, « l’intendance suivra ». Du point de vue gaullien, la politique économique n’existe pas en soi, mais s’inscrit dans un effort national global ayant pour but l’indépendance et le rayonnement. Elle est donc indissociable d’une politique étrangère exigeante, centrée sur l’acceptation du projet européen (la France a signé le traité de Rome en 1957) et une refondation constitutionnelle qui donne au pouvoir politique une stabilité et une marge de manœuvre lui permettant de fixer un cap ferme et durable.

Cette vision d’ensemble et ce souci de la souveraineté ont pour corollaire une politique d’orthodoxie budgétaire et monétaire, l’endettement et l’instabilité de la monnaie étant considérés comme des fragilités susceptibles de nuire à la crédibilité internationale de la France. Mais il existe aussi un corollaire social : les travailleurs doivent toucher les fruits de leurs efforts, à travers la participation directe des salariés aux résultats, au capital et aux responsabilités de l’entreprise. En somme, à la verticalité « de haut en bas » répond une verticalité « de bas en haut ».

On peut tenter de résumer la vision gaullienne en trois remarques simples. Si celles-ci peuvent paraître datées, on se bornera à rappeler qu’en 1944 comme en 1958, cette vision a été l’instrument du relèvement national dans des périodes de crise profonde.

Tout d’abord, l’économie est la clé de la souveraineté. Quand De Gaulle est appelé au pouvoir en mai 1958, l’essentiel de la croissance française est absorbé par l’effort algérien, les mesures sociales de la majorité au pouvoir ne sont pas financées, et le franc sort de plusieurs dévaluations – assumées ou non. C’est dans ce contexte désastreux, qui met le budget français à la merci des subsides américains, que le général de Gaulle prend une décision stratégique, celle d’honorer le traité de Rome sans demander de délai d’application. La conséquence directe en sera la nécessité impérieuse de mettre à niveau l’économie française. Ce sera l’objet du plan dit « Rueff », mis en œuvre à partir du début de l’année 1959. La purge économique est radicale : le franc est dévalué de 17%, les dépenses publiques comprimées de 14% (sans que les dépenses de recherche soient touchées), les indexations supprimées, à l’exception du SMIG. L’objectif est double : permettre à l’économie française d’être au rendez-vous de la construction européenne, et la réorienter vers l’exportation, la dynamique de reconstruction étant arrivée à son terme. Plus tard se grefferont des dispositifs encourageant l’investissement (par exemple la création en 1969 des SICAV pour favoriser un actionnariat populaire).

Ce train de mesures a un impact important sur la croissance (5,5% annuels en moyenne dans les années 1960), et permet à la France de négocier en position de force la politique agricole commune avec le partenaire allemand. Dès 1963, les droits de douane sont abaissés de 50%, puis de 100% en 1968, avec cinq années d’avance sur le calendrier prévu par le traité de Rome. Le budget, largement déficitaire en 1957, redevient excédentaire dès 1959, tandis qu’en 1966, la France parvient à rembourser la totalité de sa dette extérieure en devises. En effet, le cap de la rigueur défini en 1958 est tenu avec fermeté, le Général favorisant la mise en place en 1963 d’un plan de stabilisation destiné à juguler l’inflation. Cependant, les dépenses publiques, notamment sous le coup des grands projets, augmenteront régulièrement, pour atteindre 39% du PIB en 1969. Il faut s’en souvenir aujourd’hui : l’effort est la clé de l’indépendance. Un pays endetté, incapable de conserver ses industries, et surtout résigné à ce destin est un pays sur le déclin. De Gaulle a su, à deux reprises, provoquer un sursaut pour refuser ce funeste destin pour la France. Cependant, l’État gaullien est un État sobre, l’intervention de l’État dans l’économie est indissociable d’une évaluation permanente des politiques publiques et d’un contrôle très rigoureux des dépenses publiques.

En effet, second point-clef, dans l’idée du général de Gaulle, l’État joue un rôle de stratège et de pilote pour l’économie française. Il ne s’agit pas pour lui de mettre en place une économie étatisée, beaucoup de structures fonctionnant selon un partenariat public/privé, mais de donner à l’État les moyens d’un pilotage stratégique qui s’inscrirait dans une forme de capitalisme à la française. Pierre Guillaumat le résume en une formule : « Sans la puissance industrielle de l’Allemagne, sans la puissance financière de l’Angleterre, il reste l’administration : une directive, de l’argent et un grand corps d’Etat », ou plus exactement plusieurs grands corps d’État, De Gaulle étant attentif à éviter un fonctionnement monoculturel – ce qui l’amènera à faire fréquemment cohabiter ingénieurs et hauts fonctionnaires, par exemple, créant ainsi une culture de l’innovation scientifique qui sera à l’origine de grands succès économiques. Ce modèle économique n’est pas étatisé car il est tourné vers la modernisation et l’exportation, et soumis à des contraintes de rentabilité : l’objectif de performance est tout sauf secondaire. Aujourd’hui encore, certaines grandes entreprises (comme EDF, en dépit des contraintes nées de la libéralisation du marché), savent faire perdurer ce modèle, sans pour autant sacrifier la compétitivité à l’export. Si pendant longtemps, l’intervention de l’État dans l’économie a pu apparaître obsolète, on peut faire le pari qu’elle va retrouver une actualité, déjà annoncée par certains économistes. En ce sens, la France possède une expérience, une tradition, une culture propre aux décideurs économiques qui peut redonner de l’actualité à son modèle. Ce modèle est d’ailleurs observé de près dans certains pays émergents car il permet d’allier performance économique et maintien du primat de l’intérêt général. On ajoutera que ce pilotage stratégique nous semble tout à fait indispensable pour envisager de front certains enjeux de long terme, dont celui du réchauffement climatique.

Enfin, ce pilotage stratégique est mis en cohérence avec la diplomatie gaullienne : certaines initiatives, comme le voyage en URSS du printemps 1966, permettent la mise en place de deux commissions bipartites ; les structures semi-publiques, comme la Banque Française pour le Commerce extérieur (BFCE) permettent de donner un débouché économique aux avancées diplomatiques. La politique économique de notre pays est aussi une part non négligeable de sa politique étrangère : les accords économiques, les transferts de technologie, les partenariats stratégiques sont aussi un moyen de maintenir notre influence et notre rang.

Dans cette perspective, la contrepartie sociale est essentielle. Dès 1959, la création de l’UNEDIC, en période de plein emploi, ou l’attachement du Général à la politique de participation, qui se traduit déjà par les textes de 1959 sur l’intéressement aux bénéfices, ou de 1967 (amendement Vallon) montrent le souci constant d’associer les travailleurs à l’effort de redressement, mais aussi aux fruits de celui-ci, quand bien même ces dispositifs se réaliseraient au détriment d’une vraie politique salariale, ce qui conduira au rattrapage violent des Accords de Grenelle de 1968.

Cette contrepartie sociale se traduit également par la recherche d’un lien direct avec les éléments les plus jeunes et dynamiques, aptes à faire évoluer l’économie française vers la modernité. L’exemple des Jeunes agriculteurs, la « génération Debatisse », est un bon exemple du partenariat entre l’État et les acteurs montants d’une profession pour accompagner sa mutation, dans le contexte de mise en place de la P.A.C. Mais ce souci va plus loin : les « forces vives » de la Nation font l’objet des sollicitations constantes de De Gaulle, à travers la place qui leur est réservée au Conseil économique et social en 1958, dans la réforme régionale de 1964 (ils siègent dans les C.O.D.E.R.), mais aussi dans la réforme de 1969, qui vise à leur proposer une représentation élargie dans un Sénat rénové. Cet aspect social de la politique gaullienne est sans doute sous-estimé, peut-être pas totalement oublié, le Président ayant invoqué récemment la « belle idée gaullienne de participation ». La « verticalité » dont on taxe souvent le modèle gaullien fonctionne donc dans les deux sens, de l’État vers les français et des français vers l’État.

QUELLES CONCLUSIONS TIRER DE CE MODÈLE, POUR AUJOURD’HUI, A L’HEURE DE L’ÉCONOMIE MONDIALISÉE ET DE L’ACTIONNARIAT INTERNATIONALISÉ ?

À l’évidence, l’exemple gaullien plaide en faveur des thérapies de choc, des réformes radicales et non du saupoudrage progressif, mais à condition que ces réformes soient portées par une vision d’ensemble audacieuse, que le pouvoir sache faire partager au pays. L’exemple du redressement de 1958 le montre, les Français acceptent les efforts si l’on sait leur donner une justification claire, si l’on sait les articuler avec une politique de redressement national. Cette vision, De Gaulle a su, à plusieurs moments de notre histoire, la faire partager au peuple français, notamment par sa vision de long terme et sa capacité à tracer des objectifs de long terme. Le succès du modèle gaullien tient également à sa connaissance profonde de la France, de son histoire et de ses traditions, à sa capacité à s’appuyer sur les structures existantes et sur leurs points forts, en mobilisant toutes les énergies – dans l’État comme dans la société civile – sans complaisance mais également sans stigmatisation d’aucun groupe social ou professionnel. La passion pour le « mécano » institutionnel prive souvent la France de ses compétences mises « en ordre de marche », notamment au sein de sa haute fonction publique.

Enfin, on ne réforme pas un pays en important des solutions exotiques, étrangères à sa culture et à ses grands équilibres : les seules solutions viables sont celles qui prendront en compte des traditions françaises au long cours. Elles ne sauraient, sans risque majeur, remettre en cause ces compromis implicites, ces grands équilibres rarement formulés, mais auxquels chaque français se réfère plus ou moins consciemment. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’angoisse et la rébellion que l’idée d’un désengagement de l’Etat, qui ne jouerait plus un rôle de garant, peut susciter. Le général de Gaulle a pu donner l’impression de tenir presque tous les leviers de l’action publique pendant une certaine période, et de les actionner dans le même sens, afin de remettre le pays sur le chemin de la croissance.

La France est souvent dépeinte, aujourd’hui, comme un pays fatigué de lui-même, comme une société de plus en plus fracturée, segmentée, communautarisée. Les « ferments de dispersion » sont bien réels et ne sont pas que le fruit du goût bien français pour l’autodénigrement. L’acte fondateur du gaullisme fut pourtant d’y répondre par le rassemblement. Dès le 18 juin 1940, Charles de Gaulle invite tous les Français, sans distinction de race, de sexe ou d’opinion à se réunir autour de lui pour défendre l’honneur national. Toute l’œuvre politique du Comité français de libération nationale consistera à élaborer un programme de reconstruction pour la France d’après-guerre qui recueille l’assentiment de toutes les sensibilités, de droite comme de gauche. La notion de « compromis implicites », que De Gaulle aurait su, mieux que personne, comprendre et formaliser et qu’il a exprimée à travers l’idée d’union et de rassemblement, renvoie à la fragilité des équilibres au sein d’une démocratie aussi complexe que la démocratie française. Il nous semble qu’une part de ce que l’on pourrait appeler l’« A.D.N. » de notre pays continue à émaner de son discours et de son modèle.

C’est pourquoi nous nous efforçons de continuer à le porter, par des recherches, par des colloques, par notre action hors de nos frontières, où notre modèle nous semble encore bien plus considéré qu’en France. Nous nous efforçons aussi de transmettre ce message à la jeunesse, par notre travail avec le ministère de l’Éducation nationale. L’idée maîtresse des actions de la Fondation Charles de Gaulle dans les lycées est de réconcilier les nouvelles générations avec l’idée de service et d’engagement, car s’il ne devait rester qu’un enseignement de l’œuvre et de l’action du Général, c’est celui de l’amour que nous devons porter à notre pays, de l’adhésion inconditionnelle que nous devons donner aux principes républicains qui le définissent et font notre civilisation.  Nous devons nous départir des prudences cyniques, des tentations de repli communautaire et surtout de l’individualisme dévorant qui mine le pacte social et qui conduit à de nouvelles servitudes. Comment servir utilement notre pays, et faire en sorte que son histoire commune se poursuive, par-delà nous-mêmes ? C’est à notre avis la seule et unique question qui pourra faire émerger de ce débat les ferments d’un renouveau.

Pour la Fondation Charles de Gaulle,


Arnaud Teyssier
Président du Conseil scientifique


Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche

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