Pierre Messmer, le dernier gaulliste (Perrin, 2020) de Frédéric Turpin

Questions à Frédéric Turpin,

Historien et biographe de Pierre Messmer

Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc et membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, Frédéric Turpin publie une biographie consacrée à Pierre Messmer (Pierre Messmer, le dernier gaulliste, Paris, Perrin, 2020). « Dernier gaulliste » selon l’auteur, Pierre Messmer fut aussi l’un des premiers : jeune diplômé de l’École nationale de la France d’Outre-Mer, il gagne Londres dès juillet 1940, au terme d’un périple aussi rocambolesque que périlleux entamé après avoir pris connaissance par la presse de l’Appel du 18 juin. Combattant d’élite de la France Libre, héros de Bir Hakeim puis des combats de la Libération, Pierre Messmer est des premiers compagnons de la Libération. Parachuté en Indochine dès août 1945, il survit à une terrible captivité aux mains du Viet-Minh, avant de s’engager, tout au long de la IVe République, dans une carrière d’administrateur colonial, comme spécialiste de l’Indochine, puis en Afrique (Mauritanie, Côte d’Ivoire, Cameroun), participant notamment à l’élaboration de la loi-cadre de Gaston Deferre (1956).

Après le retour au pouvoir du général de Gaulle, Pierre Messmer devient en février 1960, et pour plus de neuf années, le ministre des Armées du général de Gaulle. Son rôle est alors fondamental, aussi bien pour définir la chaine de commandement propre à la Ve République que pour mettre en place la dissuasion (Pierre Messmer est même irradié lors de l’accident de Béryl, en mai 1962) ou pour faire face lors du putsch des généraux d’avril 1961. Après le départ du général de Gaulle en 1969, Pierre Messmer revient au gouvernement comme ministre des Outre-Mer de Georges Pompidou en février 1971, avant de succéder à Jacques Chaban-Delmas à Matignon en juillet 1972 : il dirigera le gouvernement jusqu’au décès de Georges Pompidou, le 2 avril 1974, avant de renoncer à se présenter à sa succession.

Élu à l’Académie des Sciences morales et politiques, puis à l’Académie française (1999), Chancelier de l’Institut de France (1999), chancelier de l’ordre de la Libération (2006), Pierre Messmer préside la Fondation Charles de Gaulle de 1992 à 1997.

Avant de pouvoir, dans d’autres circonstances, honorer cet ouvrage important d’une conférence de présentation, nous avons posé quelques questions à son auteur, afin d’en éclairer quelques apports particulièrement originaux. 

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Pierre Messmer : un Français libre « comme les autres » ?

Pierre Messmer a été Français libre jusqu’à son dernier souffle. Il est à la fois à l’image de la France Libre et s’en singularise par son parcours exceptionnel que peu de ses compagnons d’armes ont accompli après la guerre. Rallié dès les premiers pas de la France Libre dans des conditions rocambolesques (à bicyclette, vol d’une moto, détournement d’un navire de commerce italien), il appartient à la cohorte des combattants de la France Libre, ceux de la 13e DBLE, du Gabon à El Alamein en passant par l’Erythrée, la Syrie et Bir Hakeim.

D’un courage exemplaire, il se singularise progressivement de la majorité de ses frères d’armes en intégrant la petite élite des compagnons de la Libération dès 1941. Il s’en singularise également car c’est un miraculé. Toujours en première ligne à la tête de ses hommes face au feu qui tue, la mort ne veut manifestement pas de lui alors qu’elle fauche et creuse les rangs des Français libres de la première heure (le lieutenant-colonel Dimitri Amilakvari est, par exemple, tué à l’Himeimat) ou blesse gravement (le capitaine Jean Simon est donné pour mort devant les murs de Damas et s’en sort avec la perte d’un œil).

Alors que nombre de ses compagnons raccrochaient les armes avec la fin de la guerre, il est de suite engagé sur le terrain difficile de la décolonisation. De l’Indochine à Dakar, en passant par la Mauritanie, la Côte d’Ivoire et le Cameroun, il gravit tous les échelons de la hiérarchie des fonctionnaires d’outre-mer jusqu’à devenir haut-commissaire de la République en AEF, en janvier 1958, à quarante-deux ans. Si les indépendances africaines le mettent en chômage technique, il entame alors, par le fait du général de Gaulle, une carrière ministérielle aux armées, pendant plus de neuf ans, puis aux DOM-TOM et enfin comme Premier ministre du président Georges Pompidou (1972-1974). Le parcours est unique chez les Français libres. Et, pour être tout à fait complet, il faudrait ajouter ses mandats de député-maire de Sarrebourg, de président du conseil régional de Lorraine et, à la fin de sa vie, de chancelier de l’Ordre de la Libération et de Chancelier de l’Institut de France.

Cette biographie apporte-t-elle un éclairage particulier sur le choix que Pierre Messmer fait en 1940, et les circonstances qui l’amènent à prendre tous les risques pour rejoindre de Gaulle à Londres ?

Pierre Messmer a vingt-quatre ans en juin 1940 lorsqu’il rejoint la France Libre naissante. Ce geste relève d’abord d’une réaction instinctive : le refus de la défaite et la volonté, coûte que coûte, de poursuivre le combat. La jeunesse et le fait de ne pas être encore installé dans la vie – il n’est pas marié et sans enfants – favorisent certainement un tel geste de rupture alors qu’un avenir professionnel très prometteur s’ouvre à ce brillant sujet de l’École nationale de la France d’Outre-Mer. L’exemple de son grand-père alsacien, qui a tout sacrifié plutôt que de rester et de devenir allemand après la défaite de 1870-1871 face à la Prusse, a probablement joué. Pierre Messmer indiquait lui-même que sa famille et son éducation n’ont « été d’aucune façon un frein pour moi » mais « une sorte d’encouragement à faire ce que j’ai fait ». Le sens profond de son acte est à chercher dans ce dépassement de soi – jusqu’au sacrifice suprême – au nom de l’honneur et d’un ardent patriotisme, meurtri par la défaite et la déchéance de la France. C’est bien le sens de ce qu’il expliquait dans un discours prononcé à Marseille, le 3 septembre 2002 : « Quand nous lisons sur les drapeaux la devise « Honneur et Patrie » inscrite aussi au revers des croix de la Légion d’honneur, nous sommes ramenés à un monde familier aux hommes de ma génération, mais qui semble étranger aux préoccupations contemporaines ».

L’expérience indochinoise n’est-elle pas finalement aussi fondamentale dans la construction de la vision politique de Pierre Messmer que la Seconde guerre mondiale ?

L’expérience indochinoise de Pierre Messmer s’avère effectivement fondamentale dans sa compréhension du processus de la décolonisation et donc dans ses actions comme gouverneur puis haut-commissaire en Afrique subsaharienne au cours des années 1950. Pierre Messmer n’est pas un idéologue. Pour autant, il ne faudrait pas le réduire à un pragmatique pur. Pour lui, le commandement est un art tout d’exécution et donc aussi d’improvisation, mais qui ne prend toute sa valeur que s’il s’inscrit dans une stratégie longuement réfléchie. Pierre Messmer est un homme d’action chez qui la pensée débouche sur l’action et non l’inverse. Ce qui le caractérise, c’est que, quelles que soient les vagues et l’écume des jours, il s’efforce de toujours garder une certaine hauteur de vue.

Dans ses Mémoires et autres ouvrages de souvenirs, il met certes en avant le fait qu’il a découvert l’Empire au cours de ses campagnes africaines avec la 13e DBLE. Mais, c’est en œuvrant tant dans la péninsule indochinoise qu’à Paris, pendant quatre ans (1945-1948), qu’il a appris le plus. Il s’est forgé et fixé une ligne de conduite qu’il a ensuite appliquée tout au long de sa carrière ultramarine. On pourrait la résumer ainsi : on ne peut pas aller contre un peuple mû par le nationalisme qui réclame son indépendance ; il faut accompagner le mouvement pour sauver des relations pérennes sur un mode autre que celui de la sujétion politique. Il faut d’ailleurs relire son action comme haut-commissaire de France au Cameroun, en 1956-1957, à la lumière de son expérience indochinoise. On pourrait faire la même remarque lorsqu’il officie à Dakar en 1958-1959, comme haut-commissaire pour l’Afrique occidentale et qu’il accompagne la fin pacifique de la Communauté franco-africaine qui ouvre la voie à la politique de coopération.

Comment Pierre Messmer, homme des réseaux SFIO sous la IVe République, s’oriente-t-il progressivement vers le gaullisme ? Est-il déjà « gaulliste » sur le plan politique en mai 1958?

L’éveil politique du jeune Pierre Messmer se fait à gauche. Dans les années 1930, il approuve la politique économique et sociale du Front Populaire mais s’oppose à son manque de fermeté internationale, en particulier lors de l’agression italienne contre l’Ethiopie. Il milite même, un temps, dans les jeunesses socialistes au grand dam de son père. C’est donc, sa vie durant, un républicain patriote très attaché à une certaine harmonie sociale et politique appuyée sur un Etat fort garant de l’intérêt général. On trouve là, outre bien sûr la fidélité personnelle au général de Gaulle, la source première de son gaullisme.

Ajoutons que Pierre Messmer est un catholique pratiquant et qu’il a la foi du charbonnier. Il n’est pas franc-maçon, contrairement à nombre de hauts-fonctionnaires de gauche, en particulier chez les socialistes.

Pour autant, le ministre de la France d’Outre-Mer, Marius Moutet, fait appel à lui, en 1946, pour suivre la question indochinoise à son cabinet. En revenant d’Indochine à la fin de l’année 1945, Pierre Messmer est en piteux état sanitaire ; son parachutage sur le Tonkin en août 1945 lui a valu plus d’un mois de captivité dans des conditions extrêmement difficiles entre les mains du Viet-Minh. Le choix de Moutet tient non seulement au fait qu’il fait venir auprès de lui un des rares techniciens à jour des affaires indochinoises, mais aussi parce qu’il n’ignore pas que Messmer a milité à la SFIO dans sa jeunesse. Tout au long de la IVe République, Pierre Messmer restera proche des milieux socialistes, tant politiquement (il dirige le cabinet de Gaston Defferre en 1956) que syndicalement (auprès de FO).

Pierre Messmer n’en reste pas moins un gaulliste en ce sens qu’il est compagnon de la Libération et qu’il demeure très attaché à la personne de l’ancien Chef de la France Libre. L’échec de son action en Indochine en 1947-1948, qui vise à trouver une sortie négociée avec le Viet-Minh, le conduit très vite à douter de la capacité de la IVe République et de ses hommes à régler les problèmes de fond de la France. Son attitude lors de la crise du 13 mai 1958 – initialement légaliste tout en approuvant l’appel au Général pour sauver la France du putsch militaire et de la guerre civile – montre bien que cette double appartenance n’est pas incompatible. Le général de Gaulle, dans ses Mémoires, passe d’ailleurs d’un trait de plume la période du Rassemblement du Peuple Français (RPF). Messmer n’a jamais fait partie de ce gaullisme partisan et en a même été une des cibles en Indochine puis comme un des rédacteurs de la loi-cadre Defferre. Jacques Foccart lui reprochera, par la suite, d’avoir été socialiste et non gaulliste sous la IVe. Il omet volontairement que le gaullisme ne se résumait pas alors au seul gaullisme partisan incarné par le RPF…

C’est donc l’échec de la IVe République et le risque mortel encouru par la France qui ramènent Pierre Messmer dans le giron d’un gaullisme désormais au pouvoir. Mais, avant de devenir une des grandes figures de l’UDR (puis du RPR) – il n’est élu député qu’en juin 1968 –, il est choisi personnellement par le Président de la République pour être ministre des Armées en 1960. C’est bien le lien personnel avec Charles de Gaulle qui préside à son entrée au gouvernement et non son appartenance partisane.

Comment expliquer le choix de Pierre Messmer pour Matignon en 1972, plutôt qu’Olivier Guichard ? Fut-il véritablement le « Yes man » de Georges Pompidou, comme il a pu lui-même se définir ? 

La « surprise » de la nomination de Pierre Messmer à Matignon en juillet 1972 est d’abord celle du microcosme politico-médiatique qui s’était persuadé que le choix du président Georges Pompidou ne pouvait se porter que sur Olivier Guichard. L’analyse des raisons de la décision pompidolienne montre pourquoi l’option Guichard n’était pas à l’ordre du jour et que la nomination de Pierre Messmer n’est pas un choix par défaut.

Partons d’abord du constat présidentiel : au printemps 1972, la situation politique justifie un changement de Premier ministre. Jacques Chaban-Delmas est usé politiquement et ses relations avec l’Élysée se sont beaucoup détériorées. De plus, la tentative présidentielle de remobiliser la majorité parlementaire et son électorat, tout en divisant socialistes et communistes en phase de rapprochement, par un référendum (23 avril 1972) sur l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE s’est conclue par un semi-échec. La mobilisation se révèle plus basse qu’espérée et le scrutin n’entame pas la dynamique d’unité de la gauche qui aboutit à la signature du Programme commun fin juin 1972. Enfin, dans la perspective des élections législatives de mars 1973, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas apparaît trop marqué par les scandales politico-financiers. Le Président entend rompre avec cette spirale de scandales qui ternit l’image de son mandat et crée un climat politico-social délétère exploité par l’opposition.

Dans cette équation à plusieurs inconnus, l’hypothèse Guichard paraît trop hasardeuse tant l’homme brille par ses habilités politiques et ses tendances naturelles au compromis alors que la majorité appelle de ses vœux un chef qui tranche par son autorité, sa droiture et son gaullisme incontestable. La nomination de Pierre Messmer à Matignon, le 5 juillet 1972, vise donc à apporter du sang neuf pour remporter les futures élections législatives et éviter une potentielle cohabitation. L’opération vise aussi à rassurer un électorat gaulliste en quête de repères. Pour un nombre croissant de Français, l’UDR connaît une dérive vers la droite conservatrice, oubliant le volet social du gaullisme qu’incarnait le Général. Mais, plus qu’une dérive droitière, voire un « tournant conservateur » que la gauche se plaît à marteler, il s’agit plus d’une crispation idéologique avec en arrière-plan la maladie présidentielle et la question de la succession. Qui mieux que Pierre Messmer peut incarner ce « gaullisme de choc », suivant la formule de Jean Charbonnel, tant par son passé, ses actions et convictions que par son style ? La préférence donnée à Pierre Messmer plutôt qu’à Olivier Guichard par le Président et ses stratèges de l’Élysée trouve bien là sa source première.

Une fois à Matignon, Pierre Messmer n’est pas, contrairement à une légende tenace, une sorte de Premier ministre directeur de cabinet du Président de la République. L’affaire est plus complexe. D’abord parce que, comme Messmer l’a reconnu avec la grande franchise et l’honnêteté qui le caractérisaient, il ne s’est jamais senti à l’aise dans les habits de Premier ministre. La fonction ne lui sied pas. Il est un administrateur dans l’âme, un homme qui aime l’action créatrice ; la coordination interministérielle et le rôle très politique de chef de la majorité ne l’épanouissent pas. De plus, il entend veiller scrupuleusement à ne pas se heurter à deux écueils. En gaulliste orthodoxe, la primauté du pouvoir exécutif est bien à l’Élysée et non à Matignon. Il refuse donc catégoriquement toute tentation de faire du Premier ministre de la Ve République un Président du conseil de la IVe. Il entend aussi ne pas donner l’impression qu’il puisse profiter, d’une manière ou d’une autre, à des fins personnelles, de la maladie présidentielle qui s’aggrave au point d’emporter Georges Pompidou le 2 avril 1974. Enfin, son office à Matignon est marqué par un contexte économique et social particulièrement difficile (premier choc pétrolier, affaire Lip, contestations violentes, etc.) tandis qu’il se montre tel qu’il est : un grand commis de l’État adepte du parler franc qui n’est pas taillé pour le métier politique qui oblige souvent à promettre et à user d’une dialectique sans commune mesure avec la pensée véritable de son auteur. Pierre Messmer se montre ainsi jusqu’au bout d’une loyauté parfaite envers le président Pompidou et lorsque les deux hommes diffèrent sur les moyens de la politique à mener, leur dialogue demeure toujours discret, le Premier ministre s’en tenant à l’interprétation gaullienne de la Constitution.

Entretien réalisé par Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle.

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