Cette semaine, nous publions un entretien avec Janine Alexandre-Debray (1910-2000), membre du RPF, conseillère de Paris (1947-1971), sénatrice de Paris (1976-1977).

ENTRETIEN AVEC JANINE ALEXANDRE-DEBRAY POUR LA FONDATION CHARLES DE GAULLE

Propos recueillis le 23 mai 1997

 

Vous me disiez que le général de Gaulle n’avait pas toujours été le général de Gaulle pour votre famille ?

Non, il a été à un moment donné le fiancé d’Yvonne Vendroux.

Vous l’avez connu très tôt.

Pas moi, mais ma famille. La famille Vendroux était calaisienne ; l’usine des biscuits Vendroux était très connue dans le département. Jacques Vendroux, le frère d’Yvonne, avait conservé son centre d’affaires à Calais. Il s’est donc fait que le général de Gaulle est venu de temps en temps à Calais. Par la suite, du reste, après la guerre, Jacques Vendroux habitera un des immeubles que la famille Debray avait pu faire reconstruire avec les dommages de guerre très importants qu’elle habitait également. Si bien que de temps à autre, celui qui devait être le général de Gaulle est venu.

Quel est votre premier souvenir du général de Gaulle ?

Il est très postérieur. C’est quand le général de Gaulle, à titre temporaire, est devenu ministre de Paul Reynaud. Mon premier contact, je pense que c’était rue de Rennes à Paris, Madame de Gaulle a dû habiter quelque temps rue de Rennes ou était-ce la famille Vendroux qui avait loué un appartement. J’ai été invitée avec ma belle-mère, Madame Jules Debray, à prendre le thé rue de Rennes après la défaite. Madame de Gaulle ne pouvait pas être là, mais c’était Madame Vendroux. Dans la salle à manger, il y avait un gâteau de carottes qui s’appelait gâteau au chocolat, il y avait également une énorme photographie sur la glace au-dessus de la cheminée du général de Gaulle. C’est comme ça que j’ai su comment il était physiquement. Je n’ai plus eu après aucun contact avec les de Gaulle.

Dans votre famille, vous avez dû entendre parler de lui même avant qu’il ne soit le général de Gaulle. Quelle image avait-on de ce jeune colonel ?

Il était très grand. On n’en parlait pas.

Pendant la guerre, qu’a-t-il représenté pour vous ?

L’espoir et la fierté. La fierté d’avoir trouvé une personne pour dire qu’on n’était pas battu, et pour agir.

Vous avez le souvenir d’avoir entendu l’appel ?

Oui. J’ai entendu son appel quand j’étais dans la Creuse. J’étais enceinte de mon fils Régis. Je souffrais énormément de voir la veulerie autour de moi. Nous étions réfugiés dans un petit hôtel avec ma mère et mon fils aîné. A ce moment-là, il y avait un avocat à la cour que je connaissais (j’étais moi-même avocate) qui s’était installé dans une maison qui avait l’air d’un château mais qui était une petite maison et il avait su que j’étais là. Il avait su quelle avait été ma réaction violente à l’appel de Pétain et il m’a demandé de venir pour me faire entendre quelque chose. C’était très brouillé mais c’était l’appel du général de Gaulle.

Dans les mois qui suivent la Libération, quel est votre état d’esprit ?

Suivre de Gaulle. Voilà quelle est mon idée. Il nous a conduit jusqu’à la fin de la guerre. C’est le seul qui m’a fait penser que je pouvais être fière d’être française et qui nous ouvrait une porte vers l’espoir.

En janvier 1946, il quitte le pouvoir. Avez-vous cru que c’était un départ définitif ou avez-vous espéré son retour très prochain ?

J’ai été d’abord très triste. Je pensais que c’était une erreur, mais en tous les cas, je sentais un immense besoin de sa présence. Il a démissionné, je crois que je ne l’ai pas cru. J’ai pensé que ce n’était pas possible, un homme comme cela, je dirais, il n’a pas le droit vis à vis de la France et des Français. Du reste, je pense que c’est ce qu’il a dû ressentir. Il a dû se dire au bout d’un moment : je ne peux pas les laisser.

Au printemps suivant, il crée le RPF. Pour vous, cette création s’inscrit-elle naturellement dans la ligne de la Résistance, de ce qui s’est fait pendant la guerre ?

J’ai cru que c’était une réaction, qu’il s’agissait de regrouper tous ceux qui avaient cru en la France et en de Gaulle pendant les années de guerre. Il faut bien dire que c’est lui qui nous a fait vivre. Pour moi en tous cas, l’action de De Gaulle à Londres m’a fait vivre.

Au moment de la création du RPF, rejoignez-vous le RPF tout de suite. Comment votre adhésion se fait-elle ?

Je suis allée m’inscrire rue du Colisée dès les premiers jours. J’ai essayé de retrouver ma carte en vain, mais je suis à peu près certaine qu’elle est dans les premières centaines.

Qu’attendez-vous à ce moment-là du Rassemblement, de cette initiative du général de Gaulle ?

Qu’il fasse autre chose que ce qui était fait par la politique d’alors.

Vous vous engagez à Paris et arrivent les élections municipales de 1947 qui vont être un grand succès pour le RPF à Paris ?

J’étais dans la première fournée des élus du RPF. Je pense que c’est grâce à Louis Vallon que je suis devenue candidate. Je l’avais rencontré par hasard chez des officiers français retour de Londres. J’étais une jeune avocate ardente et ardemment RPF. Il l’a tout de suite senti. Mon père avait été élu du 9e arrondissement de Paris et il y avait encore un souvenir d’Armand Alexandre dans les foyers du 9e arrondissement. C’est pour cela que Louis Vallon m’a demandé d’être candidate pour que je puisse profiter du passé de mon père et de mon nom. A ce moment-là, j’ai reçu une invitation du général de Gaulle à aller le voir à l’hôtel La Pérouse. C’est ma première rencontre avec lui. J’étais terrorisée. L’avocate que j’étais n’avait plus un mot. Quoi qu’il en soit, en quelques jours, il a reçu les femmes candidates. Je crois qu’on lui avait conseillé de recevoir les femmes. C’était lui qui avait donné le droit de vote aux femmes. On lui avait dit qu’il fallait qu’il y ait des femmes sur les listes et qu’il fallait qu’il leur montre un certain intérêt. Je n’ai aucun souvenir de quelque phrase qu’il m’ait dite. Je crois que j’étais trop impressionnée. J’ai été présentée alors qu’il y avait des noms très célèbres : Madame de Hauteclocque, Madame Thierry d’Argenlieu, Madame Bécourt-Foch. J’étais une petite avocate bien modeste et bien banale. J’ai tout de même reconnu qu’il avait peut-être fait le bon choix parce que j’ai été la première femme élue vice-présidente du Conseil de Paris. J’avais été frappée qu’il ait préféré quelqu’un d’inconnu aux noms glorieux qu’il avait à sa disposition.

C’est un phénomène considérable parce que c’est la première fois qu’une femme accède à un tel poste.

Oui, surtout que le président c’était son frère, Pierre de Gaulle, qui est devenu par la suite un ami merveilleux. J’étais la suppléante du président du Conseil municipal de Paris qui, à l’époque, avait un rôle plus actif qu’il ne l’a maintenant. Maintenant c’est le maire qui fait tout. A l’époque, chaque conseiller municipal avait un domaine d’activité qui lui était échu. Il pouvait travailler un peu pour son compte et non pas uniquement pour le compte d’un président.

Qu’avez-vous entrepris au Conseil municipal de Paris ?

Je voulais montrer que les femmes n’étaient pas uniquement là pour s’occuper des bébés et des biberons et de tous les aspects sociaux qui ne sont pas négligeables mais dans lesquels on les cantonnait un peu trop facilement. J’ai sollicité et obtenu le rapport général du compte, ce qui est la Cour des comptes de la ville de Paris. J’ai obtenu d’être vice-présidente de la commission des Finances et vice-présidente de l’adoption des budgets. J’ai marqué ainsi mon domaine. Par la suite, j’ai très vite ajouté à ces tâches financières et budgétaires un domaine qui m’était propre et que j’adorais, c’était la culture. Mais la culture à ce moment-là on ne s’en occupait pas beaucoup. La ville de Paris n’y attachait pas une grosse importance. Je me rappelle que c’est Madame Bécourt-Foch à qui on avait confié les écoles et la culture. Ce rapprochement était très bien mais il n’était pas exactement ce qui pouvait développer la culture et les domaines culturels. Petit à petit, je me suis intéressée à la culture et j’ai créé le Festival international de danse de Paris, différents organismes importants, j’ai contribué à la création du Théâtre de la Ville, de l’Orchestre de Paris. Je ne me suis pas du tout spécialisée, puisque mon domaine de spécialité demeurait les finances, mais je montrais du goût pour le développement des arts.

Qu’est-ce que votre engagement au RPF, votre vie de militante apportait à votre rôle de conseiller municipal ?

Je faisais partie de la majorité. Nous étions 52 RPF sur 90 conseillers. C’est énorme.

Il y avait un programme particulier. Vous aviez une direction à suivre ?

Non. Nous n’étions qu’une municipalité. Paris n’avait pas ce caractère de grande ville, de ville-phare qu’elle a pris par la suite.

Gagner Paris pour le RPF, cela avait une importance politique ?

Considérable. Je crois que cela a dû beaucoup servir le général de Gaulle. A ce moment-là, j’ai beaucoup suivi le Général dans ses déplacements en province. Pierre de Gaulle n’avait pas une tellement grande passion pour ça et me déléguait souvent. J’ai suivi ainsi le grand voyage qu’a fait le général de Gaulle dans le midi de la France, mais intimement puisqu’il avait commencé à Saint-Raphaël et il avait été hébergé chez Le Provost de Launay, qui était un vieux gaulliste et qui avait été élu sur ma liste, il était ma tête de liste. J’ai donc été associée alors tout à fait intimement à la vie de De Gaulle dans le privé.

Quelle était sa façon d’être ?

Il était tout à fait détendu, plein de son sujet, mais appréciant beaucoup la bonne chère à table (il ne mangeait pas énormément mais il appréciait la bonne chère, le bon vin, tout ce qu’il a trouvé chez Provost-Delaunay. A part cela, il était centré sur ses idées, mais on ne pouvait pas savoir alors qu’il allait prendre le pouvoir comme il l’a pris. Mais il était farouchement hostile à la plupart des principes politiques du gouvernement en place. Il trouvait que le gouvernement en place était bien gênant.

Dans ces premières années du RPF, quelle était la coloration sociologique des adhérents ?

C’était vraiment le grand mouvement populaire. Au reste, les listes du RPF pour Paris comportaient des candidats qui venaient de tous les horizons.

Avez-vous eu l’occasion d’approcher le général de Gaulle en tant que chef du RPF et quels étaient vos liens avec la direction du mouvement et les hommes qui animaient le mouvement ?

Moi j’étais bien avec eux. J’ai eu le tort d’avoir un accueil enthousiaste d’un public lors d’une réunion au Vél d’Hiv au cours de laquelle parlaient Palewski, Malraux, tous les grands. On avait dit qu’il fallait qu’il y ait une femme qui parle et, grâce à Louis Vallon, j’ai été choisie. C’était la première fois que je parlais devant autant de gens. J’ai eu un triomphe. J’étais stupéfaite. A un moment, Gaston Palewski me fait passer un petit mot pendant que je parlais et je vois : « Abrégez, c’est trop long ». Moi, je sentais le public qui au contraire en redemandait. Je me suis tourné vers Palewski : « Vous me demandez d’abréger, je n’abrégerai pas. J’irai jusqu’au bout de ce que j’ai à dire ». Ils se sont tous levés dans la salle. Ça a été extraordinaire. J’ai pris là un mauvais départ. Ils se sont tous dit : « ça va être une emmerdeuse. Méfions-nous ».

Je crois qu’au RPF, on vous a confié l’Action féminine ?

Néant. Zéro. Je dirai même que j’ai essayé au sein du Conseil de Paris. Nous étions tout de même un certain nombre de femmes. J’ai proposé de faire une solidarité entre nous, on va se réunir de temps en temps et chercher ce qui pourrait être utile que nous fassions comme femmes. Ça n’a pas marché. Personne ne m’a suivi. Incroyable.

Est-ce que le général de Gaulle s’intéressait à cet aspect des choses ?

Non. C’était secondaire pour lui. Il ne s’occupait que des grandes causes et il n’avait pas encore mesuré. C’était tout à fait les débuts. Il avait pris Mademoiselle Sid Cara au conseil des ministres.

De façon général, si on couvre tout ce qu’a été la Ve République sous de Gaulle, êtes-vous satisfaite de la façon dont les femmes ont été considérées dans ces années-là ?

Pas du tout. Mais je crois que ces problèmes étaient tellement grands qu’on ne savait pas comment les prendre. Il y avait tout à faire pour que la femme devienne un homme, l’égal absolu. Il fallait également changer les mentalités. A l’époque, la femme était beaucoup plus femme au foyer qu’elle ne l’est devenue. A l’époque, il n’y avait pas véritablement de mouvement féministe. Si, il y avait Louise Weiss. Elle a été sensationnelle et courageuse. Elle n’avait peur de rien et je suis certaine que de Gaulle devait la considérer, mais avec un sourire toujours. Il y avait quelque chose de ridicule dans le fait que la femme revendiquait d’être une personne.

Ça appartenait à sa tradition personnelle ?

Oui.

Il y a eu pourtant un fait intéressant, c’est ce qu’on a appelé plus tard la loi Neuwirth. Là, on l’a vu s’intéresser directement et avoir un geste courageux.

Il ne devait pas être foncièrement pour. Mais ce sont des problèmes qui ne venaient pas jusqu’à nous.

En 1949, vont se dérouler les élections cantonales. Participez-vous à cette élection ?

Non. Les conseillers municipaux étaient conseillers généraux de droit. Il n’y a donc pas eu d’élections cantonales à Paris.

L’échéance suivante, ce sont les élections législatives de 1951 qui vont être un grand tournant pour le RPF. Vous souvenez-vous comment les choses se sont passées ?

Non. Je dois dire qu’il y a eu un moment où j’ai senti un peu dans tous les organismes dirigeants du RPF du désintérêt pour nous, l’intérêt se portant sur des tâches plus nobles parce que nationales.

Et à ces tâches-là, on ne vous associait pas directement ?

Non, on ne tenait pas du tout à nous associer. Comme si on nous disait : « Vous avez été pourvus, vous avez vos jouets ».

Quelles étaient vos liens avec la direction du RPF ? Avez-vous rencontré des gens comme Soustelle ?

Bien sûr, il dînait chez moi. Je les ai tous connus. J’ai même fait un voyage avec Malraux. Nous étions à Verdun et nous nous sommes retrouvés pour dîner à Châlons dans un restaurant qui était bon. Malraux était venu à cet endroit car il voulait retrouver la trace d’un vitrail et il n’y arrivait pas. On lui avait dit que peut-être il était à Châlons. Alors, il nous a emmenés, on s’est promenés dans les églises et un petit abbé nous a enfin renseigné en nous disant que ce fameux vitrail était dans une caisse place du Trocadéro à Paris.

À la mairie de Paris, vous étiez proche du frère du général de Gaulle. Comment avez-vous perçu les relations entre les deux frères ?

Je ne peux pas les qualifier. A ce moment-là, c’était tous les potins qui revenaient par Calais, ma belle-mère jouant au bridge avec la famille Vendroux. Il y avait des potins qui circulaient mais cela ne m’intéressait pas beaucoup. Je sais que quand le général de Gaulle venait à Calais, il fallait changer le lit. Cela avait été la même chose chez Le Provost de Launay. Il avait acheté un lit qui puisse convenir au Général.

Parmi les grandes idées du RPF, il y avait l’Action ouvrière, l’association Capital-Travail. Que pensiez-vous de ces idées ?

Elles me plaisaient beaucoup parce que j’ai toujours eu un vieux fond pas à droite. J’ai toujours été propulsée vers la droite tout en étant absolument pas d’accord. Je trouvais cela remarquable. Du reste, j’étais bien avec le groupe qui s’était formé autour de ces idées. Ils avaient senti que je n’étais pas comme les autres.

Il y avait pour vous une véritable pensée sociale du général de Gaulle ?

Je ne sais pas. Je ne la vois qu’au travers de Vallon, Capitant, Debû-Bridel.

L’autre grande question de ces années-là, c’est ce qui se rapporte à l’Union française. Il y avait l’Indochine, l’Afrique du Nord qui commençait à bouger. Avez-vous l’impression que sur ces questions-là, les militants RPF étaient en accord avec le général de Gaulle, avec ses idées à venir de décolonisation ?

Sûrement pas.

Vous, vous étiez en accord ?

Sûrement. Ma rupture, mon incompréhension est venue de l’Algérie un peu plus tard.

À partir de quel moment, avez-vous senti que le RPF était voué à l’impasse ?

À partir du moment où on a changé de nom, cela ne m’intéressait pas. Pour ménager une transition, le groupe RPF du Conseil de Paris a décidé de s’appeler comme le groupe très petit de l’Assemblée nationale, Républicains sociaux. A cette époque-là, ils m’ont demandé d’assurer le secrétariat général des Républicains sociaux. Ça a duré très peu de temps et je n’avais plus la foi. Ça ne correspondait plus à rien. Il n’y avait qu’un homme que j’aimais bien, parce qu’il savait très bien ce qu’il voulait faire, c’était Chaban-Delmas. Il était un fidèle du Général, mais savait le critiquer ou au moins discuter ses prises de position avec élégance et mesure.

À partir de ce moment, le général de Gaulle se retire du RPF, repart à Colombey où il écrit ses Mémoires. Quelle a été votre attitude et vos sentiments pendant la traversée du désert. Pensiez-vous toujours à un retour possible et de quelle manière ?

Moi je ne voyais que lui et dans le fond la politique au sens vulgaire du mot ne m’intéressait plus.

Au total, si on fait le bilan de ces années RPF, est-ce que pour vous, comme on l’a dit parfois, ça a été un échec ?

Non. Je trouve que ça a été un vrai élan qui a été brisé, mais un élan extraordinaire. Au lendemain des premières élections municipales en 1947, il y avait la France avec le RPF et le général de Gaulle et il y avait les communistes.

L’affrontement a parfois été dur entre les communistes et le RPF. Comment ça se vivait à Paris ?

Très violent. La politique municipale n’est pas une vraie politique. C’étaient des adversaires.

Sur certains points, les communistes n’étaient pas si éloignés du général de Gaulle ?

Voilà. C’est ce que la majorité du RPF n’a pas voulu prendre en considération. Si bien qu’à la fin, dans ces mouvements gaullistes, avant de venir au pouvoir, il n’y avait plus que la droite. Je suis un peu dure.

À partir de quel moment, avez-vous senti que le retour était prochain ?

Je ne peux pas vous dire. Je ne m’en rappelle pas.

En mai-juin 1958, quel est votre sentiment ?

J’étais comme un champ de puces. J’étais enthousiaste.

La question essentielle c’est la question d’Algérie. Vous pensez quoi quand de Gaulle revient ?

J’ai cru ce qu’il m’a dit au début. J’avais compris que le Général voulait garder l’Algérie et je me suis dit que puisqu’il en était ainsi, il fallait l’aider. J’étais une horrible Algérie française, mais pas une horrible, une sincère parce que le Général me disait que c’était ça qu’il fallait faire.

Vous l’avez rencontré dans ces premières années du retour ?

Oui, de temps en temps, j’étais invitée à l’Elysée. Malgré tout, il suivait plus ou moins par sa femme tout ce qui se passait à Calais. Il aimait beaucoup son beau-frère, Jacques Vendroux. Lors d’un 14 juillet, il s’est arrêté en me disant : « Ah, Madame Alexandre-Debray, il y a eu une fête fort sympathique dans votre famille. Mes félicitations ». J’étais stupéfaite. Yvonne de Gaulle était là : « Oui, le Général a vu la photographie de votre fils avec sa jeune femme ». A ce moment-là, dans le Figaro, il y avait la photo des jeunes mariés et le Général avait repéré qu’il y avait un Debray, il savait très bien qui il était, que c’était mon fils.

À partir de quel moment avez-vous senti que dans le domaine de l’Algérie on se dirigeait vers un autre chemin ?

La cassure a été brutale. Je lui en ai voulu après mais pas tout le temps.

Avec le recul, vous pensez qu’il a eu raison ?

En définitive, la dernière fois que je me suis présentée aux élections, je me suis présentée contre une liste gaulliste. C’est une vraie rupture quand même. Cela n’avait pas vraiment d’importance parce que le scrutin était proportionnel, mais tout de même. J’étais sur une liste Indépendants.

L’Algérie était le seul point de désaccord ?

Oui, le reste cela marchait très bien.

Vous aviez des contacts avec les gens Algérie française ?

Pas du tout. Je n’en ai jamais eu. J’étais pour l’Algérie avec la France mais je n’étais pas Algérie française. J’en ai battu ma coulpe. Je disais à l’ambassadeur de France en Algérie après l’indépendance : « je n’aurai jamais assez du restant de ma vie pour expier mon erreur d’avoir cru que l’Algérie pouvait être intégrée avec la France ».

Vous pensez toujours que c’était une solution possible ?

Non, absolument pas. Mais cela a dû lui poser beaucoup de problèmes à lui aussi. Il a senti que c’était impossible de tenir autrement.

À partir de quand l’avez-vous retrouvé ?

Je ne l’ai jamais vraiment quitté. On ne m’a jamais entendu faire une critique du Général, sinon au moment de l’Algérie. C’était presque comme si il m’avait fait un affront personnel. Une forme d’adultère.

Beaucoup d’anciens militants RPF étaient-ils dans votre cas ?

Oui. Je le pense parce que ce groupe de conseillers municipaux élus en 1947 étaient tous ou presque tous d’anciens gens de droite. Ils sont retournés à la droite et ils ont laissé tomber le Général avec fracas et violence. Moi, je l’ai fait avec amertume.

Comment s’est passé après votre engagement dans la vie publique ?

J’ai tout raté. Sur ces entrefaites, sont arrivées les aventures de mon fils et ça a bouleversé mon existence.

C’était l’occasion d’un contact avec le Général ?

Oui. Le Général a sauvé la vie de mon fils. Il faut dire que bien qu’ayant abandonné virtuellement le Général, c’est moi qui me suis adressée directement à lui. J’ai écrit une lettre dont je n’ai pas le double pour lui demander d’intervenir. On a porté ma lettre à l’Elysée à Bernard Tricot qui l’a remise au Général et le soir, il a dit à Madame de Gaulle : « Ça me dit quelque chose ; on les connaît les Debray ». Madame de Gaulle lui a rappelé qui nous étions et il a dit : « Ah bon, alors je vais faire quelque chose ». Il a écrit une lettre au général Barrientos lui demandant d’épargner la vie d’un des plus brillants représentants de la jeunesse française. J’ignorais que sa lettre était dans le même avion que moi. Si bien que lorsqu’elle est arrivée à La Paz, le général Barrientos a déclaré que cette lettre était un faux. Le Général a sauvé la vie de Régis, cela effaçait tout.

C’est votre dernier contact avec lui ?

Je crois. Après je suis partie pour l’Amérique du Sud et je suis revenue très longtemps après. Régis a su par moi ce qu’avait fait le général de Gaulle. Régis m’a confié une lettre qui allait être une réponse au général de Gaulle pour son intervention. Cette lettre, je l’ai passée en fraude, elle a été portée à Bernard Tricot et je n’en ai jamais entendu parler. Elle doit être dans les archives de l’Elysée. J’avais le double de cette lettre que j’ai perdu.

Quand Régis a été libéré, il est revenu à Paris. Un dimanche, il me téléphone pour me dire qu’il m’emmenait à la campagne déjeuner. Il vient me chercher et nous partons. Il m’a emmené à Colombey. Nous avons déjeuné, nous sommes allés sur la tombe et il m’a demandé de faire le tour de la propriété et arrivés à la porte, il m’a dit : « Dis-moi, puisque je lui dois la vie, tu ne crois pas que Madame de Gaulle me recevrait si je sonnais ». Je lui ai dit qu’elle ne le ferait pas et nous sommes partis. Il voulait rendre son devoir au général de Gaulle.

Quelle impression ça vous fait de voir votre fils aujourd’hui écrire un ouvrage où il marque manifestement sa sympathie au général de Gaulle ?

Je suis enchantée. J’avais trouvé la visite à Colombey profonde et élégante et sans aucune publicité.

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