GENEVIÈVE DE GAULLE ANTHONIOZ ET GERMAINE TILLION
PORTRAIT CROISÉ

Par Frédérique Neau-Dufour,
Historienne, membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

En 2015, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Germain Tillion furent, après Marie Curie, les deux premières femmes à entrer au Panthéon [1] au titre de leur action. Leur arrivée sous la célèbre coupole n’allait pas sans paradoxes. Que venaient faire dans cet espace immobile, clos et sacralisé, deux femmes rebelles qui furent toute leur vie en mouvement, en dialogue, en ouverture ? Que signifiait leur accueil dans le temple des grands hommes, elles qui n’étaient pas des hommes, et qui ne sont jamais revendiquées comme « grandes » ? Femmes de terrain, elles ont l’une et l’autre vécu dans la plus grande humilité. Geneviève se sentait l’égale du peuple du quart-monde, tandis que Germaine avait partagé la vie frustre des paysans chaïouas d’Algérie.

Leur panthéonisation simultanée est en soi une originalité. Jamais deux amies n’avaient reçu ensemble cette suprême distinction. L’amitié de Geneviève et de Germaine dépassait par son intensité et sa fidélité la stricte définition de ce mot. Les deux femmes se sentaient à la fois des amies et des sœurs. Cela tient sans doute aux circonstances particulières de leur rencontre, dans un camp de concentration où les avait conduites leur engagement respectif dans la résistance. Mais bien avant la Seconde Guerre, et dans les décennies qui la suivront, quelque chose de fort rapprochait ces deux personnalités exceptionnelles : une même vision de l’homme, pleine d’espérance, mais placée sous le sceau de la vérité et dépourvue d’optimisme béat. Leur sens de l’humour, leur refus de la gravité, de l’esprit de sentence, de la moralisation, sont aussi des choses qui les distinguent des philosophes ou des politiques honorés au Panthéon.

Leur portrait croisé permet de mettre en lumière ces convergences fondamentales, qui expliquent la communauté de leur destin.

Une enfance éclairée

L’enfance des jeunes filles est placée sous le signe de la tolérance, élément fondamental de leur éducation. Germaine Tillion est l’aînée. Elle naît en 1907 en Haute-Loire dans une famille catholique et républicaine. Son père est juge de paix, ce qui n’est peut-être pas étranger à l’attachement ultérieur de Germaine au dialogue pour régler les litiges ou les conflits. Sa mère est une intellectuelle, elle écrit notamment pour le Guide Bleu (Hachette) « Les provinces de France » et  « Les pays d’Europe ». Elle élève ses filles [2] dans le patriotisme qui prévaut alors dans les milieux républicains de la IIIe République.

A l’âge de 23 ans, Germaine Tillion se sent attirée par l’ethnologie. Elle entre pour cela à l’Institut des Langues orientales et à l’Ecole du Louvre. Sa rencontre avec le professeur Marcel Mauss, maître à penser et fondateur de la science ethnologique française, est déterminante. Elle suit ses enseignements à la Sorbonne, à l’Institut d’ethnologie qu’il a fondé en 1925 et au Collège de France. Ses leçons la marquent pour le restant de sa vie : face aux sociétés archaïques, il faut « ne pas croire qu’on sait parce que l’on a vu ; ne porter aucun jugement moral ; ne pas s’étonner ; ne pas s’emporter ; vivre de et dans la société indigène » [3]. Elle apprend également que l’ethnologie est la capacité à penser et à agir par soi-même, vertu qu’elle saura mettre en œuvre de manière éclatante pendant la guerre. Diplômée en 1932 de l’Institut d’ethnologie, elle fait la rencontre de Louis Massignon, grand spécialiste de l’Islam, ce qui la décide à diriger ses pas vers le monde arabe.

Geneviève de Gaulle naît 13 années plus tard, en 1920, dans le Gard où son père Xavier de Gaulle est ingénieur des mines. Elle est l’aînée de trois enfants (Jacqueline née en 1921 et Roger né en 1923). Si le catholicisme est pratiqué chez les Tillion, il occupe chez les de Gaulle une place certainement plus fondamentale, qui structure l’éducation et la vie quotidienne. Et si les Tillion sont républicains de cœur, les de Gaulle le sont d’esprit. Henri de Gaulle, le grand-père de Geneviève, a fini par admettre la légitimité du nouveau régime. Lors de l’affaire Dreyfus, il soutient la cause dreyfusarde, faisant ainsi la preuve de son indépendance d’esprit et de son acuité dans l’exigence de la vérité. Geneviève reçoit une éducation baignée d’humanisme, où lui sont inculqués à part égale le « respect de l’autre et l’amour du pays ».

Son enfance est cependant marquée par deux drames majeurs. En 1925, alors que la famille vit en Sarre allemande où Xavier a en charge l’exploitation des mines de fer dont la France s’est saisie au titre des réparations de guerre, son épouse décède des suites d’un accouchement où meurt également l’enfant qu’elle portait. Confrontée à sa propre douleur et à celle d’un père inconsolable, Geneviève développe précocement une aptitude à aider autrui, et ce faisant, à s’aider elle-même. Tandis que Xavier finit par se remarier avec une femme avec laquelle il a deux enfants, Geneviève continue sa scolarité en internat en France avec sa sœur Jacqueline dont elle est très proche. Mais celle-ci, frappée en 1938 de fièvre typhoïde, meurt à son tour. Pour Geneviève, le choc est particulièrement rude et l’ancre un peu plus encore du côté des rebelles. Selon son frère Roger, elle entre « en résistance » bien avant 1940.

Comme Germaine Tillion, elle décide de faire des études, ce qui n’est pas chose si fréquente pour une jeune fille de son époque. Les universités comptent alors moins de 30% d’étudiantes. Passionnée d’histoire, de manuscrits, d’archives, elle veut entrer à l’Ecole des Chartes. Dans cet objectif, elle débute les cours d’histoire à l’université de Rennes [4] à la rentrée 1939. L’orientation que choisit Geneviève n’est pas sans lien avec le parcours suivi par Germaine : alors que la première est attirée par les traces des civilisations passées, la seconde veut décrypter les signes et symboles des civilisations existantes.

Enfin, dans les deux cas, la guerre bouleverse leurs études. Geneviève ne reprend pas les études d’histoire à son retour de déportation. Quant à Germaine, elle perd le manuscrit de sa thèse dans le chaos de la guerre.

Un rapport particulier au monde

Avant la Seconde Guerre mondiale, les deux femmes ont l’occasion de séjourner et même de vivre à l’étranger. L’une comme l’autre ont notamment avant 1939 une première expérience de l’Allemagne. Entre décembre 1932 et février 1933, au moment même où Hitler accède au pouvoir, Germaine Tillion se trouve en Prusse orientale où elle est témoin de sa popularité croissante. Sa prise de conscience du nazisme commence donc très tôt. Mais elle est également lucide sur ce qui se passe en URSS : « Mauss, en 1938, était au courant de la grande famine meurtrière organisée très cyniquement en Ukraine par Staline. On sait qu’il y a eu alors des millions de morts de faim. Par conséquent, j’étais éclairée sur le nazisme mais aussi sur le stalinisme » [5].

L’attention que Germaine porte à la réalité géopolitique est un point commun important avec Geneviève. N’oublions pas que c’est à Landsweiler, non loin de Sarrebrück, que Geneviève passe une partie de sa jeunesse. Elle est aux premières loges pour assister à l’inexorable montée du nazisme, encouragée à la lucidité par son père qui, en 1934, lui fait lire Mein Kampf pour la sensibiliser aux risques de l’hitlérisme. Lui-même essaie de parler avec les Allemands, notamment catholiques, du danger. En 1938, comme ses trois frères, Xavier de Gaulle se range dans le camp des anti-munichois.

Au-delà de l’Allemagne, Germaine acquiert par sa profession une expérience particulièrement intense des autres sociétés. En décembre 1934, elle part en mission ethnologique dans les Aurès, au fin fond de l’Algérie française. Agée de seulement 27 ans, elle parvient à Arris, puis après 14 heures de chevauchée à Kebach, un des hameaux les plus pauvres du massif de l’Ahmar Khaddou. Elle vit pendant deux années parmi les habitants, apprenant le berbère pour pouvoir échanger avec eux et préparer sa thèse consacrée au système de parenté de la tribu des Ah-Abderrahman. En 1939, elle obtient le diplôme de l’Ecole des Hautes-Etudes pour son mémoire sur les « Ah-Abderrahman transhumants de l’Aurès méridional ». Elle reste profondément attachée à ces gens qui placent l’honneur et le sens de l’accueil au sommet de leurs valeurs, et qui ne sont « pas plus farouches que leurs contemporains de l’Ardèche ou du Luberon » [6].

Une résistance spontanée

Ni Germaine ni Geneviève n’ont entendu l’Appel du 18 juin. Mais comme le général de Gaulle, c’est la veille qu’elles ont pris la décision de « faire quelque chose ». Lorsqu’elles entendent le message de Pétain appelant le 17 juin à cesser le combat, leur réaction est épidermique. Germaine Tillion sort dans la rue pour vomir et Geneviève se sent « brûlée par un fer rouge. Ma décision de résister quoi qu’il arrive, je l’ai prise, je crois, ce jour-là, en écoutant parler Pétain à la radio » [7]. Germaine pour sa part indique : « La résistance s’est imposée à la minute du discours de Pétain, tout de suite, c’est-à-dire vingt-quatre heures avant le discours du général de Gaulle » [8]. Leur haute conception de la patrie, mais aussi leur rejet de l’idéologie nazie, expliquent ce réflexe. Germaine Tillion, de surcroît, a appris des Chaïouas que la soumission à l’injustice est interdite.

Cependant, les deux femmes n’ont pas le même âge et ne sont pas impliquées de la même façon dans la vie sociale, ce qui influe différemment sur le rythme de leur engagement. Germaine Tillion est la première à agir. Son intérêt se porte d’abord sur les prisonniers de guerre français issus des colonies, promis par les nazis à un sort funeste. Elle rencontre fin juin un colonel en retraite, Paul Hauet, avec qui elle met en place une filière d’évasion pour ces troupes originaires d’Afrique. Par ailleurs, en tant qu’ethnologue, elle travaille depuis des années avec le Musée de l’Homme [9]. Elle est amie avec Yvonne Oddon qui en est la bibliothécaire. Par leur attachement à une certaine idée de l’humanité, les chercheurs rattachés au Musée de l’Homme sont très majoritairement hostiles au nazisme. Ils s’organisent de façon très précoce pour créer l’un des premiers réseaux de résistance en France. Sous l’autorité de Boris Vildé, linguiste et ethnographe d’origine russe, naturalisé en 1936, et de l’anthropologue Anatole Lewitsky, le réseau compte 300 personnes fin 1940. Elles oeuvrent  dans toute la France à faciliter les évasions et à transmettre des renseignements. Un journal clandestin, intitulé Résistance, est lancé. Mais seuls cinq numéros [10] sont publiés, parce que la répression s’abat dès le début de l’année 1941. Encore peu familiers des techniques de clandestinité indispensables pour tenir face à des services allemands experts en traque de résistants, les membres du réseau font l’objet d’une vague d’arrestations. Vildé et Lewitsky sont exécutés le 23 février 1942 au Mont Valérien. Yvonne Oddon est déportée à Ravensbrück.

Plus jeune, pas encore intégrée à un cercle professionnel, Geneviève entame individuellement son parcours de résistante à Rennes. Elle l’inaugure par un geste symbolique : elle arrache un drapeau nazi qui flotte sur un pont au-dessus de la Villaine. A la rentrée universitaire de 1940, elle décide de gagner Paris où elle est hébergée chez sa tante Madeleine, l’épouse de Pierre de Gaulle. Dotée d’un caractère bien trempé, Madeleine est elle aussi décidée à agir contre l’occupant. Depuis leur appartement, les deux femmes contribuent à faire connaître le général de Gaulle  en cachant sa photographie entre les pages soigneusement collées de livres qu’elles distribuent ensuite à des personnes d’influence. Si Madeleine de Gaulle, mère de cinq enfants, est amenée par la suite à se tenir plus en retrait, d’autant que son mari est arrêté en 1943 et envoyé en Allemagne, Geneviève de Gaulle s’engage toujours plus avant dans la voie de la résistance. Tandis que son frère Roger gagne l’Afrique du Nord pour s’engager dans la France libre, elle choisit de mener son combat sur le sol métropolitain. Elle entre en clandestinité, prend plusieurs identités, coupe les liens avec sa famille. Elle effectue des voyages en zone sud, se rend dans le maquis des Voirons où elle fait la connaissance d’Hubert Viannay qui la met en relation avec son frère Philippe. Ce dernier, à Paris, est l’un des fondateurs du mouvement de résistance Défense de la France [11] qui regroupe des jeunes gens et des fonctionnaires autour d’un noyau constitué d’un petit groupe d’étudiants de la Sorbonne.

Geneviève les rejoint au printemps 1943 et intègre bientôt le comité directeur informel du mouvement où se côtoient Philippe Viannay, Robert Salomon, Hélène Mordkovitch, Jean-Daniel Jurgensen et. L’une des principales contributions de jeune femme consiste à ramener vers de Gaulle un mouvement qui en était jusque-là assez éloigné. Elle signe également, sous le pseudonyme Gallia, deux articles dans le journal clandestin distribué à 120 000 exemplaires. Ses textes sont consacrés à la figure de son oncle, dont elle entend présenter aux lecteurs la personnalité et les objectifs. Le 14 juillet 1943, alors que la Fête nationale est interdite, le n°36 du journal Défense de la France porte en gros-titre : « Français ; libérez-vous de la crainte ». C’est une provocation de trop pour les forces d’occupation qui surveillent depuis longtemps les agissements des jeunes gens.

La déportation

L’arrestation des deux femmes résulte d’une trahison. Germaine Tillion s’est liée avec un prêtre, Robert Alesch, qui se fait passer pour gaulliste mais travaille en réalité pour l’Abwehr. Le 13 août 1942, sur ses indications, elle est arrêtée à la gare de la Bastille par les services de renseignements militaires allemands, de même que plusieurs personnes du réseau Gloria qu’elle avait présentées au traître. Sa mère, Emilie Tillion, est arrêtée le même jour. Un an plus tard, le 20 juillet 1943, Geneviève de Gaulle tombe dans une souricière tendue aux membres de Défense de la France grâce aux informations fournies par Serge Marongin. Cet étudiant en médecine s’est infiltré dans le mouvement de résistance. Il vend ses indications à la bande de collaborateurs formée par l’ex-repris de justice Henri Lafont et par l’ex-inspecteur Pierre Bonny. Ceux-ci traquent juifs et résistants pour la Gestapo et pour leur propre profit. Geneviève n’a pas été identifiée par Marongin, mais elle passe ce jour-là dans la librairie de la rue Bonaparte qui sert de boîte à lettres clandestine. Bonny y attend les membres du mouvement. Lorsque Geneviève entre, il contrôle ses papiers et constate qu’ils sont faux. Il procède alors à l’arrestation de la jeune fille, non sans avoir sursauté lorsqu’elle lui dévoile fièrement sa véritable identité. La nièce du Général confie plus tard : « Je trouvais que c’était bien que [les ennemis] sachent qu’il y avait des gens de la famille de Gaulle qui […] se battaient et qui se faisaient arrêter » [12].

En dépit de leur intérêt pour le monde qui les entoure et de leur bon niveau d’information sur le nazisme, ni Germaine ni Geneviève ne se doutent de la réalité concentrationnaire. Elles connaissent l’existence de camps pour les prisonniers de guerre, et peut-être ont-elles entendu parler de camps pour les civils où les conditions sont difficiles. Mais ni l’une ni l’autre n’est en capacité d’envisager l’inimaginable. Pour preuve, lorsqu’après 14 mois de prison Germaine quitte la France en wagon le 31 octobre 1943 pour une destination inconnue, elle emporte avec elle les 700 feuillets que comporte sa thèse en cours de rédaction. Ils se perdront à jamais dans la nuit de Ravensbrück. Le 31 janvier 1944, après un séjour à la prison de Fresnes et un transfert au camp de Compiègne-Royallieu, Geneviève de Gaulle est à son tour embarquée dans un train. Son convoi, dénommé « Convoi des 27 000 » en raison des numéros matricules attribuées aux prisonnières, comporte 959 femmes, parmi lesquelles se trouve Emilie Tillion.

Après un voyage éprouvant, elles arrivent à Ravensbrück, camp de concentration destiné aux femmes résistantes de toute l’Europe et situé au beau milieu de la Poméranie, entre Berlin et la mer Baltique, dans un paysage de sable, de pins et de tourbe, balayé par un vent glacial. Ouvert en 1939 pour enfermer les Allemandes opposantes au nazisme, ce camp a accueilli au fur et à mesure de la conquête nazie des prisonnières de toute l’Europe, et notamment de Pologne. Comme tous les autres camps de concentration, Ravensbrück a évolué depuis 1939 d’une stricte fonction répressive à un rôle économique de plus en plus marqué. Les femmes sont utilisées comme main d’œuvre forcée dans les nombreux ateliers qui entourent le camp, notamment une cité manufacturière textile et des ateliers Siemens de fabrication d’éléments radiophoniques.

A partir d’avril 1943, le nombre des Françaises augmente, ce qui est la conséquence d’une répression allemande toujours plus efficace en France occupée. En 1944, après l’évacuation du camp d’Auschwitz et en raison de la déportation massive des Juifs de Hongrie, il arrive d’importants convois de femmes juives. La surpopulation devient critique. En février 1945, les nazis installent une chambre à gaz afin d’exterminer les déportées trop âgées ou trop affaiblies pour pouvoir travailler. Au total, 123 000 femmes en provenance de toute l’Europe sont passées par Ravensbrück.

La descente du train après plusieurs jours de voyage dans le huis-clos d’un wagon à bestiaux surchargé est violente. Les femmes sont poussées sous les coups et les insultes : « Saübande ! » (bandes de truies). Germaine Tillion en témoigne sans détour : « Tous ceux, femmes, hommes, qui eurent le malheur de connaître un camp de concentration exprimèrent plus tard la perception immédiate et brutale qui précédera pour eux la connaissance détaillée de ce qui les attendait : quelque chose que l’on recevait en pleine gueule, aussi évident que la « dévinance » de la mort qui fait hurler les bêtes que l’on va tuer » [13]. De la même façon, Geneviève n’oublie pas le moment où, pour la première fois, elle voit les femmes déportées : « Bouleversée par leur regard, je me demande ce qui avait pu leur arriver pour qu’elles aient les yeux à ce point dénués de vie » [14].

Chose normalement inconcevable dans un camp, Germaine est informée de la présence de sa mère dans le convoi des 27 000 et elle réussit à se glisser jusqu’à la baraque de quarantaine où les arrivantes sont enfermées. C’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance de Geneviève de Gaulle qui, en raison de sa parenté avec le Général, est une personnalité connue parmi les Françaises. Leur amitié se noue à cet endroit, dans une baraque en bois.

A Ravensbrück comme dans tous les camps de concentration, la normalité disparaît au profit d’un système de valeurs qui vise à déshumaniser les prisonnières et à faire triompher la bestialité. Les femmes endurent les appels quotidiens, la faim qui tenaille, les coups, le travail harassant. Geneviève est chargée de remplir à la pelle des wagonnets de tourbe, puis elle doit décharger du charbon, tâches éreintantes et salissantes. Elle est ensuite transférée dans un atelier de couture où elle est assise et à l’abri, mais le surveillant, Syllinka, est une brute. Un jour, se souvient Geneviève, il surprend une femme en train de laver son linge personnel au robinet de l’atelier. Il saisit son battoir et la cogne : « ça a été long. Il l’a tuée pour ça » [15]. Face à ce genre de violence, Germaine Tillion oppose un aplomb particulièrement rare. En octobre 1944, alors qu’un un SS est en train d’assommer une camarade corse, elle ose s’interposer. L’homme la saisit à son tour à la gorge, mais elle ne remue pas et dit simplement « Nein ». Sidéré, le SS se retire. D’autres scènes insupportables restent gravées dans leur mémoire. Geneviève et Germaine, de même que Marie-Jo Chombart de Lauwe, ont témoigné dans leurs récits de l’assassinat par les SS des nouveau-nés venus au monde dans le camp [16]. Germaine connaît aussi l’impuissance et la douleur de voir sa mère emmenée vers la chambre à gaz le 2 mars 1945. Au terme d’une « sélection », Emilie Tillion, âgée de 69 ans, est jugée inapte au travail par les nazis qui l’assassinent pour cette raison.

Comme toutes les déportées, Germaine et Geneviève échappent de peu à la mort. Leur survie découle de plusieurs facteurs parmi lesquels la chance, mais aussi et surtout la solidarité qui se tisse avec les autres femmes. Deux exemples parmi d’autres : dès sa première semaine de camp, Germaine Tillion est frappée de diphtérie. C’est une internée tchèque, Zdenka Nedvedova, médecin de profession, qui la sauve. Geneviève, quant à elle, est atteinte d’avitaminose en raison du manque de nourriture, ce qui entraîne des ulcérations de sa cornée. Son travail à l’atelier de couture s’en ressent et Syllinka commence à s’en prendre à elle avec violence. C’est également grâce à l’intervention d’une déportée tchèque, Milena Seborova, qu’elle est transférée vers la baraque des fourrures, où le traitement est moins dur.

Les liens que Germaine et Geneviève nouent entre elles sont particulièrement forts. Il y a là un exemple unique, impressionnant et spécifiquement féminin de résistance par l’amitié, qui ne se limite du reste pas à elles deux. Un petit groupe soudé se forme, composé d’Anise Girard arrivée à Ravensbrück dans le même convoi que Germaine, de la communiste allemande Grete Buber-Neumann, de Denise Jacob (la sœur de Simone Veil), Marie-Jo Chombart de Lauwe, Maisie Renault (la sœur du colonel Rémy), Jacqueline Péry d’Alincourt. Toutes arrêtées pour faits de résistance, ces femmes continuent dans l’enceinte du camp à lutter spirituellement contre le nazisme. Le rôle de Germaine Tillion, surnommée « Kouri » par ses compagnes, est crucial. D’une part, elle est l’aînée de la plupart de ces femmes et devient leur « mère de déportation », celle qui écoute et qui panse, celle qui allège le sort. D’autre part, son expérience d’ethnologue lui a appris à observer tout en gardant ses distances par rapport à l’objet étudié. Une fois passé le premier choc, et grâce à sa force de caractère, elle décide d’observer la société concentrationnaire et ses hiérarchies comme un objet d’études. Elle parle avec les déportées plus anciennes, recueille des informations, et fait part de ses découvertes à ses camarades au cours de conférences clandestines dont la première a lieu en mars 1944. Elle explique : « Comprendre ce qui vous écrase, est en quelque sorte le dominer » [17]. Geneviève de Gaulle, bien plus tard, explique combien cette recherche d’intelligibilité a été salvatrice : « la première chose que tu as faite c’est de nous donner une connaissance. […] C’est là où tu nous as toujours précédées, dans chacun des drames qui ont ensuite accompagné nos vies […] . Tu nous as donné la possibilité d’arriver à comprendre » [18].

Germaine comprend qu’il est vital pour les femmes de s’évader de ce lieu mortifère par la pensée. Elle trouve pour cela une méthode : « Je leur parlais de choses qui n’étaient pas le camp. […] Je pouvais raconter des tas d’histoire sur le Sahara, sur ceci, sur cela, sur mon chien, sur le cheval, sur les origines de l’humanité etc. C’était très amusant, […] c’était penser à autre chose qu’à la soupe et à la prison » [19]. Dans le même esprit, elle se met à écrire une opérette humoristique intitulée Le Verfügbar aux enfers. Alors qu’il est quasiment impossible de trouver du papier et de l’encre, elle parvient à se les procurer et à se cacher pour travailler. Son œuvre, sans équivalent dans l’histoire des créations réalisées par les déportés, est bâtie comme un pastiche d’Orphée aux enfers d’Offenbach. L’autodérision y est totale, l’humour noir triomphe, par exemple lorsque le héros vante « un camp modèle avec tout le confort, eau, gaz, électricité ». Le chœur lui répond alors : « gaz surtout », ce qui jette un « petit froid ».

Sa résistance n’est pas seulement intellectuelle. Elle passe aussi par une habile capacité à échapper à la logique du travail forcé. La jeune femme se met sur la liste des personnes disponibles (Verfügbar) et s’arrange pour n’être désignée dans aucun atelier. Elle utilise dès lors son temps à rassembler des renseignements et des preuves sur les crimes commis par les nazis, dans la perspective d’en témoigner à la Libération. Elle réussit notamment, avec plusieurs camarades, à photographier les lésions provoquées par le médecin nazi Gebhardt [20]sur les jambes des « lapins », ces femmes polonaises qui lui servent de victimes pour ses expérimentations médicales . Elle cache les pellicules sur elle pendant six mois et les fait sortir du camp…

De son côté, Geneviève de Gaulle occupe une place très particulière parmi les Françaises de Ravensbrück. Elle est, selon les mots de Germaine, le « petit de Gaulle » du camp. Alors que le Général est devenu le 3 juin 1944 le chef du gouvernement provisoire de la République française, le fait que sa propre nièce partage le sort des déportées est un signal fort. Elle incarne une certaine idée de la France et elle symbolise le lien avec la résistance « officielle ». A ce titre, elle donne elle aussi plusieurs conférences clandestines dans la baraque. Toutes portent sur la France et sur le général de Gaulle. Le 25 août 1944, les déportées apprennent par la bande la libération de Paris. Le dimanche suivant, Geneviève de Gaulle parcourt le camp pour partager la nouvelle. Elle s’est fabriqué une petite cocarde tricolore qu’elle porte à sa boutonnière.

Jusque-là, son nom de famille l’a rendue populaire auprès des déportées, mais ne lui a été d’aucun secours pour échapper à la violence nazie. A l’automne 1944, les choses changent. Sur ordre du Reichsführer SS Himmler, chef de la SS et des camps de concentration, ordre est donné aux commandants des camps de mettre à l’abri les prisonniers qui pourraient être de bonnes monnaies d’échange après la défaite de plus en plus probable de l’Allemagne. Geneviève ignore tout cela lorsqu’elle est envoyée au Bunker du camp le 28 octobre 1944. Isolée pour être protégée, elle traverse en réalité une période de solitude et de désespoir, enfermée dans une petite cellule sans lumière, loin de ses amies, jusqu’à la fin du mois de février. En raison de ses liens de parenté avec de Gaulle, elle est exfiltrée un peu plus tard de Ravensbrück et, après un long périple à travers l’Allemagne dévastée, elle est remise à son père en Suisse le 20 avril 1945.

Quelques jours plus tard, le 23 avril, Germaine Tillion et d’autres survivantes sont libérées par la Croix rouge suédoise et placées en convalescence à Göteborg. Sans attendre une minute, Germaine entreprend d’interroger ses camarades sur leur parcours de déportation : « quand je suis rentrée en France en juillet 1945, j’avais donc la liste complète des trains partis de France avec le nom des femmes qui étaient dans chaque train » [21].

L’expérience concentrationnaire n’a pas détruit Germaine ni Geneviève, ni celles qui composaient leur petit groupe. Survivre fut même, selon les mots de Germaine leur « ultime sabotage ». Mais pour ces femmes exigeantes et valeureuses, le combat ne s’arrête pas à la sortie du camp. Bien au contraire, en tant qu’anciennes déportées, elles estiment à avoir un rôle particulier à jouer dans la société d’après-guerre, ainsi que le résume parfaitement Geneviève : « nos luttes et nos souffrances passées nous donnent plus de devoirs que de droits : devoirs vis-à-vis de notre pays, devoirs aussi de solidarité avec ceux et celles qui subissent des épreuves proches de celles que nous avons supportées » [22].

La recherche du vrai et du juste

« Je pense de toutes mes forces que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique » [23]. Ce principe énoncé par Germaine Tillion la guide dans sa vie, comme il guide Geneviève. Jusqu’à leurs derniers jours, les deux amies font preuve d’une constante vigilance dès lors que sont menacées la liberté et la dignité humaine pour lesquelles elles ont risqué la mort en 1939-45. Trois exemples particuliers donnent la mesure de leur engagement.

Le premier concerne directement leur passé de déportées. A peine revenues du camp, encore affaiblies, elles entament un double combat qui consiste à faire juger les criminels nazis et à obtenir réparations pour leurs victimes. Germaine Tillion agit d’emblée en historienne de sa propre histoire. Affectée au CNRS, elle poursuit l’enquête commencée en Suède et parvient à retracer le parcours de la moitié des 8000 femmes déportées de France pour résistance, ce qui permet par la suite que leur soit versée une pension. En 1946, elle publie le fruit de ses observations de terrain et de ses recherches dans un livre sobrement intitulé Ravensbrück, qui fait référence et qu’elle complète au fur et à mesure de ses rééditions, en 1973 et en 1988. Geneviève, pour sa part, entame une série de conférences sur la déportation en Suisse, en France et en Belgique. Ces manifestations permettent de récolter de l’argent pour faire venir en Suisse des déportées françaises et les y soigner .

L’aide aux déportées constitue en effet le grand combat de Germaine et de Geneviève qui, avec d’autres rescapées, fondent en 1945 l’Association des déportées et internées de la résistance (ADIR). Face aux carences de l’Etat, l’ADIR finance le suivi médical et psychologique des rescapées ainsi que leur séjour en maison de repos. L’ADIR s’engage également dans une longue procédure judiciaire qui vise à obtenir une indemnisation pour les femmes qui ont été victimes du docteur Gebhardt. Dans ce but, elles doivent monter un dossier étayé, recenser les victimes, rechercher les survivantes, écrire aux Etats et aux organisations internationales, tâches minutieuses et ingrates auxquelles Geneviève consacre un temps considérable. En 1954, l’ONU exige de l’Allemagne qu’elle dédommage 513 « lapins ». Mais il faut toute la ténacité de l’ADIR, notamment d’Anise Girard – devenue Anise Postel-Vinay – et de Caroline Ferriday, pour que les premières indemnisations commencent à être versées trois ans plus tard. 

En 1954, Geneviève devient directrice de rédaction de la revue de l’ADIR, intitulée « Voix et visages ». En 1958, alors que son oncle revient au pouvoir et fonde la Ve République, elle est élue présidente de l’Association.

Si la réparation des crimes est fondamentale, le jugement de ceux qui les ont commis l’est tout autant. En 1946-47 se tient à Hambourg le procès de Ravensbrück où sont jugés 38 personnes – SS, gardiennes, médecins. Germaine Tillion y représente l’ADIR avec le statut d’observatrice. Elle éprouve immédiatement combien la réalité concentrationnaire est difficile à transcrire : « Opacité des mots », « première projection de cet univers fou dans l’irréel de la dimension historique » [24]. Plus tard, Geneviève fera le même constat : « Il semblait, entre les assistants de ce procès, juges ou public, et la réalité que nous avions connue, s’établir un véritable océan. […] Comment, en deux mois, était-il possible à ceux qui avaient vécu en ignorant cette réalité horrible, de l’imaginer tout à coup ? ».

L’exigence de justice manifestée par les deux femmes est totale. Une anecdote impressionnante le rappelle, rapportée par Geneviève dans un dialogue avec Germaine : « j’ai été convoquée en Allemagne pour témoigner contre ce que racontait l’une de nos camarades : qu’elle avait vu une surveillante, dont elle avait reconnu la photo, qui avait décapité des femmes à Ravensbrück sur la place de l’appel. C’était complètement faux, naturellement. En tout cas, tu m’as dit : « Geneviève, tu dois aller en Allemagne pour dire que ce n’est pas vrai. » J’ai trouvé cela rude. C’était la première fois que je retournais en Allemagne et, en plus, j’avais un petit bébé. Tu m’as dit : « Si nous devons continuer à dire la vérité, nous devons aussi dire la vérité quand cela nous coûte. » Et je suis allée là-bas » [25].

Après le procès de Ravensbrück se tient en 1949 celui de Fritz Suhren. Le commandant du camp, qui avait jusque-là réussi à échapper à la justice, est jugé à Rastatt par une cour française. Germaine Tillion est sollicitée pour envoyer de la documentation aux magistrats. Suhren est condamné à la peine capitale et exécuté en 1950. Des décennies plus tard, Geneviève de Gaulle intervient en tant que « témoin d’intérêt général » au procès de Klaus Barbie à Lyon. Le 9 juin 1987, elle prend la parole pour expliquer à la Cour que « Ravensbrück n’était pas un camp d’extermination, mais un camp ordinaire » où furentt cependant perpétrés des crimes imprescriptibles comme l’assassinat des enfants, les expérimentations médicales et les stérilisations de petites filles tsiganes. A la sortie de la salle d’audience, Geneviève est victime d’un infarctus et conduite à l’hôpital.

Deuxième engagement en faveur de la justice : la guerre d’Algérie. Lorsqu’éclatent les « événements »  de la Toussaint 1954, Germaine a délaissé depuis quinze ans ses recherches sur l’Afrique du Nord pour se consacrer aux camps de concentration. Mais quand Louis Massignon la sollicite pour retourner à ses côtés en Algérie, elle accepte. Le gouvernement les charge d’une mission d’observation pour constater les conséquences des opérations militaires sur les populations. Le 24 décembre 1954, Germaine Tillion repart donc vers la terre de ses études. Elle y reste jusqu’en 1956, en acceptant de travailler auprès du nouveau gouverneur général, Jacques Soustelle. Son constat est sans appel : grâce aux progrès qu’elle a apportés en matière de santé, la colonisation a engendré une explosion démographique. Mais, en démantelant les structures sociales antérieures, elle a aussi provoqué la « clochardisation » des populations autochtones. C’est aux yeux de Germaine un drame auquel l’indépendance ne changerait rien dans l’immédiat, parce que seul un effort de long terme pourrait réintégrer les laissés pour compte dans la société. Sa solution est concrète. Elle consiste à créer des « Centres sociaux » qui dispensent aux populations arabes des cours d’alphabétisation, de l’aide sociale, des soins de santé, de la formation professionnelle. « De toutes les choses que j’ai faites dans ma vie, c’est celle qui me tient le plus à cœur » [26], confie-t-elle en 2003.

En 1957, Germaine fait paraître un livre sur la situation en Algérie [27]. Cette année-là marque un tournant : le général Massu obtient les pouvoirs de police sur le grand Alger et les méthodes militaires se durcissent. De retour en Algérie, Germaine reçoit plusieurs témoignages sur la torture, qu’elle condamne fermement comme étant indigne d’une démocratie, tout comme elle condamne les attentats perpétrés par l’autre camp : « Le terrorisme est la justification des tortures aux yeux d’une certaine opinion. Aux yeux d’une autre opinion, les tortures et les exécutions sont la justification du terrorisme »[ 28]. Elle n’hésite pas à le dire à Yacef Saâdi, chef du FLN à Alger et responsable à ce titre de nombreux attentats, qu’elle rencontre clandestinement dans la casbah. Leur dialogue témoigne de l’impartialité et du courage de l’ethnologue :

  • Vous êtes des assassins !

  • Oui, Madame, nous sommes des assassins… mais c’est la seule façon de pouvoir nous exprimer. 

  • Le sang innocent crie vengeance…

  • Je vous fais la promesse qu’on ne touchera plus à la population civile… » [29]

Face à la promesse inespérée que lui fait Saâdi, Germaine s’engage obtient que la France sursoie aux exécutions de prisonniers. La trêve sera malheureusement de courte durée.

Depuis le début de la guerre d’Algérie, Germaine Tillion a régulièrement écrit au général de Gaulle, auquel elle accède par l’intermédiaire de Geneviève. Elle lui fait part de son analyse : « tolérer la torture est une ignominie qui rejaillira tôt ou tard sur la France ». Sa parole d’ancienne déportée a un poids particulier [30] : « Ce que nous avons stigmatisé quelques années auparavant chez les nazis, la France libérale, démocratique, socialiste l’applique à son tour et à sa manière. La preuve qu’aucun peuple n’est à l’abri d’une infection par ce mal absolu ».

En 1958, elle soutient le retour au pouvoir du Général. Dans son livre Les ennemis complémentaires qui parait en 1960, elle appelle à prendre garde au sort des Européens d’Algérie qui seraient menacés par la perspective d’une indépendance. Sa faculté à considérer chaque être humain d’égal à égal, qu’il s’agisse d’un colonisateur ou d’un colonisé, d’un riche ou d’un pauvre,  d’un militaire ou d’un terroriste, constitue la base de sa pensée : « Qu’il existe des « races » féroces ou des « races » perverses (races : cultures voisines) m’a toujours paru absurde, même en 1945. Mais j’ai cédé à la tentation de formuler des différences, des mises à part : « ils ont fait ceci, nous ne le ferions pas ». Aujourd’hui je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe aucun peuple qui soit à l’abri d’un désastre moral collectif » [31]. Une telle impartialité ne lui vaut pas que des amis, ce qui ne l’empêche pas de continuer à défendre celles et ceux que les événements ont rendus vulnérables. En août 1996, âgée de 91 ans, elle soutient avec Geneviève de Gaulle les 300 migrants réfugiés dans l’église Saint-Bernard à Paris.

Geneviève de Gaulle, de son côté, s’engage sur un autre champ de bataille. C’est le troisième exemple de l’inlassable quête de justice des deux survivantes. Tout comme en juin 1940, c’est un choc qui la conduit à s’engager. Un soir de 1958, elle se rend à Noisy-le-Grand voir par elle-même un bidonville où 252 familles tentent de survivre. Elle se retrouve projetée dans la noirceur et la misère du camp de concentration, dans une enceinte grillagée, couverte de baraques, boueuse, misérable, où la population erre avec le même regard épuisé, et où surtout toute dignité humaine est niée. Selon Germaine, « c’est Ravensbrück qui a permis à Geneviève de comprendre Noisy. Ravensbrück lui avait tout appris ! » [32]. La relégation et la « clochardisation » au sein d’un Etat comme la France suscitent l’indignation de Geneviève. Bien que mère de quatre enfants en bas âge [33], elle décide de livrer bataille. Elle s’engage aux côtés du Père Joseph Wresinski qui a fondé l’association Aide à toute détresse (ATD) pour soutenir ces familles : « ce qu’il avait et que nous n’avons pas, c’est qu’il était né pauvre et qu’il l’est toujours resté. Jamais les plus misérables n’ont mis en cause le fait qu’il parle en leur nom » [34]. Geneviève, pourtant, a vécu elle aussi l’expérience de la misère absolue, de la saleté, de la faim. C’est pour cela qu’elle est immédiatement considérée par les gens du quart-monde comme l’une des leurs.

Dès le printemps 1959, Geneviève de Gaulle Anthonioz quitte le poste que Malraux venait de lui donner à son cabinet des Affaires culturelles pour se consacrer au peuple invisible. Comme pendant la résistance, elle commence par de petits gestes, appelant par exemple les gens à la générosité lors d’une émission de radio. Peu à peu, son action gagne en amplitude et elle devient un rouage important d’ATD dont elle relaie les demandes auprès des pouvoirs publics. Son nom de famille et son parcours sont un précieux sésame mais, comme pendant la guerre ou avec l’ADIR, Geneviève conçoit son combat comme collectif. Elle travaille avec les volontaires du mouvement et avec les familles concernées, dont il importe de faire reconnaître à elles-mêmes et aux autres l’égale dignité. Comme Germaine Tillion avec les Centres sociaux en Algérie, ATD veut que les familles forgent elles-mêmes les outils de leur développement : il ne s’agit pas de leur faire l’aumône de charbon ou d’un toit, mais de leur donner accès à la lecture, à la culture, à la cité, en les rendant actrices de leur vie. Devenue la présidente d’ATD en 1964, Geneviève forme un trait d’union entre les deux mondes dans lesquels elle vit et qui communiquent si rarement entre eux, celui de la misère et celui du pouvoir. Elle permet aux familles du quart monde d’aller à la Comédie française, de rencontrer plusieurs présidents de la République et même le Pape.

Aux côtés de Joseph Wresinsky, elle veut faire valoir un principe qui n’a rien d’utopique : puisque chaque être humain est porteur de dignité, la pauvreté qui contraint les gens à vivre comme des bêtes est une négation des droits de l’homme.  La loi doit l’interdire. Cette loi, il faut l’écrire. C’est depuis le Conseil économique et social, dont il est membre depuis 1979, que Wresinski se met au travail. En février 1987, il signe un rapport intitulé « Grande pauvreté et précarité économique et sociale ». Il y décrit les processus conduisant à l’exclusion, montre comment celle-ci remet en cause les fondements de la société et évoque un certain nombre d’outils institutionnels pour y remédier. Le texte fait référence jusque dans les organismes internationaux. Lorsque le prêtre meurt en 1988, Geneviève lui succède à la section des Affaires sociales du CES et accompagne le projet jusqu’à son vote par l’Assemblée nationale.

Le 15 avril 1997, la loi d’orientation est enfin soumise aux députés. Geneviève de Gaulle est appelée à s’exprimer à la tribune devant une majorité gaulliste. Elle a 77 ans, une stature fragile, mais son esprit n’a rien perdu de sa vigueur. Dans son intervention, elle fait le lien entre les idéaux de la Résistance et l’exigence d’une société juste : « Après les terribles épreuves que lui ont fait subir l’oppression nazie et celle de ses complices de Vichy, la France a  resouscrit à un pacte avec les valeurs républicaines. […]. Puisque nous vivons aujourd’hui une nouvelle montée d’atteinte aux valeurs fondatrices de notre République, il ne sert à rien de les défendre morceau par morceau tout en tolérant par ailleurs des reculs. La seule riposte possible, la seule voie consistent à nous rassembler pour vouloir et mettre en œuvre plus de démocratie. C’est l’attente ardente des plus pauvres d’en devenir les artisans ».

Moins d’une semaine plus tard, le président de la République Jacques Chirac dissout l’Assemblée nationale. Geneviève furieuse lui prédit que la nouvelle majorité ne sera pas de son bord. Les élections législatives amènent en effet la victoire des socialistes. La loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions est finalement adoptée le 29 juillet 1998 par une majorité socialiste et malgré une abstention des gaullistes qui peine particulièrement Geneviève.

Après leur vie de combattantes, Germaine et Geneviève se retirent toutes deux sur les terres qu’elles chérissent. La première en Bretagne, face à la Mer de Grâves, la seconde au Vieil Estrées en Normandie. A la différence de son amie ethnologue, Geneviève attend la toute fin de son existence pour coucher par écrit ses deux grandes batailles : en 1998, elle écrit en une semaine La Traversée de la nuit, récit bref et magistral de sa déportation. Avec l’aide de Didier Robert, son successeur au Conseil économique et social, et de Jean-Michel Defromont, volontaire permanent à ATD-Quart-monde, elle achève en 2001 de raconter son engagement aux côtés des exclus dans Le Secret de l’espérance [35].

Autant le courage des deux femmes force le respect, autant la lenteur de leur reconnaissance publique étonne. Il est heureux qu’elles aient vécu très longtemps pour que la République songe enfin à les honorer. En 1997, Geneviève de Gaulle est la première femme en France à être promue au grade de Grand Croix de la Légion d’Honneur. En 1999, c’est elle qui remet à son amie Germaine Tillion cette même distinction. Cette gémellité dans l’hommage annonce leur commune entrée au Panthéon, seize ans plus tard. Lorsque Geneviève décède le 14 février 2002, puis Germaine le 19 avril 2008, une page se tourne. C’est une page richement écrite, qui fait honneur aux femmes en particulier et au genre humain en général. Il faut souhaiter qu’elle reste longtemps gravée dans notre mémoire collective.

[1] En même temps que Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle, Pierre Brossolette et Jean Zay sont entrés au Panthéon le 27 mai 2015.

[2] Germaine a une sœur, Françoise, née en 1909.

[3] Cité par Jean Lacouture, Le témoignage est un combat, Une biographie de Germaine Tillion, Paris, Seuil, 2000, p. 27.

[4] Xavier de Gaulle a déménagé à Rennes en 1935 après le référendum qui a rattaché la Sarre allemande à l’Allemagne avec 90.8% de oui. Une plaque rappelle la présence de Geneviève de Gaulle et de sa famille au 10, rue de Robien.

[5] « Une pensée et un engagement, Entretien avec Germaine Tillion », Claire Mestre et Marie Rose Moro, La Pensée sauvage | « L’Autre » 2004/1 Volume 5, p. 17.

[6] Citée par Jean Lacouture, Le témoignage est un combat, op. cit., p. 49.

[7] Témoignage à Maïa Wechsler pour le documentaire Sisters in resistance, rush, cassette 16, BDIC de Nanterre.

[8] « Une pensée et un engagement, Entretien avec Germaine Tillion », Claire Mestre et Marie Rose Moro, La Pensée sauvage | « L’Autre » 2004/1 Volume 5, p. 9.

[9] Créé en 1878, le Musée d’Ethnographie du Trocadéro devient en 1937 le Musée de l’Homme. Il existe toujours de nos jours, sous ce dernier nom, au même endroit.

[10] le dernier est  rédigé par Pierre Brossolette

[11] Sur cet aspect, voir Frédérique Neau-Dufour, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Le Cerf, 2010 ; et Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la résistance : Défense de la France 1940-49, Le Seuil, 2010.

[12] Geneviève de Gaulle, témoignage, Sisters in resistance, rushs, cassette 22.

[13] Citée dans Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion, Dialogues, présentés par Isabelle Anthonioz Gaggini, Plon, 2015.

[14] Geneviève de Gaulle, « Prise dans une souricière », En ce temps-là de Gaulle.

[15] Sisters in resistance, cassette 18.

[16] Voir Geneviève de Gaulle Anthonioz, La Traversée de la Nuit, Le Seuil, 1998.

[17] Citée par Tzvetan Todorov, Fragments de vie, Germaine Tillion, Le Seuil, 2009, p. 13.

[18] Discours prononcé par Geneviève de Gaulle Anthonioz lors de la remise de la Grand Croix de la Légion d’honneur à Germaine Tillion le 23 décembre 1999.

[19] « Une pensée et un engagement, Entretien avec Germaine Tillion », Claire Mestre et Marie Rose Moro, La Pensée sauvage | « L’Autre » 2004/1 Volume 5, p.19.

[20] Certains nazis avaient reproché à Gebhardt de n’avoir pu sauver Heydrich de la mort, après que la gangrène s’était répandue dans les blessures causées par l’explosion d’une grenade. Gebhardt tente de leur prouver que le traitement par sulfamides qu’ils préconisaient n’y aurait rien changé. Pour cela, il cause des plaies sur les jambes des femmes, y introduit diverses infections et montre que la gangrène ne peut être soignée par aucun traitement.

[21] « Une pensée et un engagement, Entretien avec Germaine Tillion », Claire Mestre et Marie Rose Moro, La Pensée sauvage | « L’Autre » 2004/1 Volume 5,, p. 17.

[22] Geneviève de Gaulle Anthonioz, éditorial de Voix et Visages, n° 85, juillet-novembre 1962.

[23] Germaine Tillion, A la recherche du vrai et du juste, à propos rompus avec le siècle, Le Seuil, 2001.

[24] Germaine Tillion, « Introduction à « trois Ravensbrück » », Ravensbrück, Le Seuil, 1988, pp. 12-18.

[25] Geneviève de Gaulle Anthonioz, Germaine Tillion, Dialogues, présentés par Isabelle Anthonioz Gaggini, Plon, 2015.

[26] Message pour l’inauguration de la Maison de quartier Germaine Tillion, à Valvert, au Puy-en-Velay, le 4 octobre 2003)

[27] L’Algérie en 1957, Lescaret, 1957.

[28] Germaine Tillion, Les Ennemis complémentaires, Editions Tiresias, 2005, p. 47.

[29] Voir ce récit dans Les Ennemis complémentaires, p. 60-73.

[30] A la manière de Pierre Vidal-Naquet, intellectuel engagé contre la torture en Algérie, dont les parents furent déportés en tant que Juifs depuis Marseille et assassinés par les nazis.

[31] Germaine Tillion, Ravensbrück, 1988, op. cit., p. 112.

[32] Germaine Tillion, entretien avec l’auteur, 5 novembre 2003.

[33] Mariée à Bernard Anthonioz en 1946, Geneviève met au monde Michel en 1947, François-Marie en 1949, isabelle en 1950 et Philippe en 1953.

[34] Citée par Caroline Glorion, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Plon, 1997, p. 163.

[35] Chez Fayard, collection Quart-monde.

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