LA REPRISE, LA CHINE, L’EUROPE : LA VISION D’UN ENTREPRENEUR

par Xavier Fontanet,
Chef d’entreprise, ancien président d’Essilor, professeur associé de stratégie à HEC Paris

Que penser de la situation sur un plan économique et entrepreneurial ?

Il est difficile de parler de façon générale sur un sujet si vaste, aux contours si nombreux et dans des circonstances si incertaines. Je me contenterai donc de prendre successivement trois angles d’attaque.

Je commencerai par donner mon sentiment sur les conditions de la reprise de l’économie, je partagerai ensuite avec vous quelques considérations sur la Chine, première économie mondiale à ce jour. Enfin, dans une troisième partie, je donnerai mon avis sur les conditions dans lesquelles l’Europe peut tirer son épingle du jeu sur le plan économique dans le contexte mondial.

La reprise

Le confinement et son arrêt sont des décisions régaliennes qu’il faut respecter, La question qui se pose c’est de s’assurer que le redémarrage de l’économie se passe le mieux possible. L’économie n’a pas été détruite comme après une guerre, l’économie est simplement figée ; l’offre s’est effondrée parce que les gens ne travaillent plus et la demande s’est réduite à des biens essentiels. La mondialisation des productions et le concept de flux tendus ont permis une énorme économie de moyens qui a provoqué de fantastiques baisses de coût ; un grand risque a été pris, sans qu’on s’en rende compte, en termes de fragilité du système, c’est ce que l’on voit aujourd’hui avec la perturbation des chaines logistiques.

La sphère publique tient, en particulier la santé, qui fait un travail admirable (il n’y a pas de problème de recettes, c’est l’impôt qui y pourvoit). Du côté de la sphère privée, en simplifiant volontairement à l’extrême, la nourriture la pharmacie et la communication tournent. La production des biens physiques, en particulier d’équipement, la restauration, le tourisme et le transport de passagers se sont par contre effondrés. Les gouvernements et l’Europe ont mis en place des financements considérables, ce qui était nécessaire. Mais attention aux mots : ce n’est pas « l’argent de l’État que celui-ci met sur la table », c’est de « l’argent emprunté par notre génération que paiera celle qui suit. » Il faut donc être très précautionneux dans son utilisation. Il faut aussi expliquer que le démarrage ce n’est pas une affaire qui concerne uniquement l’État, elle concerne chacun de nous.

Reconnaissons-le, les Français ont été disciplinés, et grâce à ce comportement, les chiffres sont en train de s’améliorer ; il s’agit maintenant de passer à l’étape suivante et se remettre au travail. Les gestes qu’il va falloir adopter au travail ne vont pas être de nature totalement différente de ceux qu’il fallait prendre quand on faisait ses courses.  Le vrai sujet va être l’harmonie entre les syndicats, l’État et l’entrepreneur dans les décisions pratiques que supposera le déconfinement ; il faut que les trois fassent équipe. Il y aura des arbitrages difficiles, il faudra faire preuve de créativité et de pragmatisme car il n’y a pas deux entreprises identiques. La société tout entière court le risque que certains syndicats ou certaines administrations prennent des positions jusqu’au boutistes en s’appuyant notamment sur le principe de précaution ; ce sera facile alors de mettre tous les risques sur l’entrepreneur et d’en faire un bouc émissaire ; pire ce type de position déresponsabilisera à la fois le fonctionnaire et les syndicats. Il faut espérer pour le pays que ce type de blocage ne soit que l’exception.  Le Français a une énorme qualité, sa créativité et son sens de l’analyse ; il a un énorme défaut, qui est l’envers de cette qualité, il considère qu’il a fait son travail quand il a trouvé ce qui ne marche pas … sans pour autant proposer de solution. (C’est le témoignage de l’ancien dirigeant d’une entreprise française mondialisée qui a pu comparer les peuples dans son entreprise !).

On ne rappellera jamais assez qu’un climat de confiance dans une équipe ne s’établit que si chacun prend ses responsabilités. C’est ce que les Allemands ont réussi avec leur concept de « solidarité exigeante. » On est solidaire mais chacun se sent responsable du champ d’activité qui lui a été confié. C’est ce sentiment de partage de la responsabilité et du risque, ce sentiment que tout le monde est embarqué, qui en dernier ressort crée la confiance. Je suis convaincu que si on réussit à créer ce climat de bonne entente, l’économie redémarrera beaucoup plus vite que prévu !

La Chine

Ma deuxième considération va à la Chine. Le général de Gaulle est le premier homme d’État à avoir, le 27 janvier 1964, normalisé les relations entre la France et la Chine, ce fut une bombe diplomatique. Nixon poussé par Kissinger lui a emboîté le pas mais c’est de Gaulle qui a lancé l’idée. L’équilibre des forces politiques et économiques mondiales ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui sans la déclaration de 1964. Que dirait le Général s’il était vivant ? Nul ne peut le dire mais on peut chercher à imaginer sa position.

J’ai eu la chance de monter avec mes collègues d’Essilor en Chine une magnifique société, leader sur le marché. Cela nous a pris 25 ans, et pour moi 25 années de contacts quasi quotidiens et de nombreux voyages qui m’ont permis de mesurer à intervalles réguliers, l’effort gigantesque qu’a produit le peuple chinois.  Une des raisons qui explique cette incroyable énergie des Chinois (notamment au niveau politique) était la volonté de laver l’affront à la Chine que fut la guerre de l’opium. Il faut une voix forte qui explique aujourd’hui que l’attitude de l’Occident au 19 ème siècle était tout simplement indigne et que le succès actuel de la Chine a lavé cet affront. Il faut une voix forte pour expliquer le principe suivant qui devrait être universel : « une génération ne peut pas être tenue pour responsable des bêtises qu’a fait la génération précédente ». Le temps est donc venu de tourner la page.

Il va sans dire que la Chine, berceau de cette épidémie qui nous affecte tous, se grandira si elle adopte une attitude magnanime en acceptant de faire toute la transparence sur les conditions dans lesquelles les épidémies récurrentes ont démarré et se sont propagées. Elle pourrait proposer des joint-ventures avec des laboratoires ou des centres de recherche américains ou européens pour tirer l’affaire au clair et travailler ensemble sur des tests et des vaccins.  Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour prédire que de tels événements vont se reproduire et qu’il est désormais nécessaire d’avoir une industrie pharmaceutique capable de découvrir, dans des temps très courts, l’origine des nouveaux virus, d’où qu’ils viennent, pour développer rapidement les tests et les vaccins qui en viendront à bout.

L’Europe

Ma troisième considération c’est l’Europe. Le redémarrage de l’activité en France doit se faire en coordination avec nos voisins européens. Mais il y a un obstacle à surmonter : deux conceptions différentes sur la place de la sphère publique dans la société. Un Nord prospère avec des budgets publics à l’équilibre, des États raisonnablement endettés et contenus sous les 43% du PIB ; le modèle (en simplifiant) est l’Allemagne.

Les pays du Sud s’appuient sur une interprétation déformée des idées de Keynes pour justifier les déficits publics récurrents, ce qui conduit à des sphères publiques représentant jusqu’à 57 % du PIB comme en France. Le résultat est évidemment des déficits budgétaires chroniques entraînant mécaniquement une montée de l’État dans le PIB avec son corollaire inévitable la désindustrialisation. Excusez-moi de prendre cette image simple : le bon petit cheval français n’a aucune chance de courir aussi vite que ses concurrents tant qu’il porte un jockey beaucoup plus lourd que ses voisins. Sans compter que la montée des dettes réduit considérablement les marges de manœuvre de l’État. La crise vient de le démontrer éloquemment quand on voit le plan de soutien que peut débloquer l’Allemagne en gardant un endettement raisonnable.

L’Europe avancera ou reculera sur cette affaire. Pour que le Nord aide le Sud, Il faut un accord à court terme pour mettre ce qu’il faut sur la table afin de faire redémarrer l’économie. Mais pour que cet accord soit obtenu encore faut-il que notre Président et la Chancelière s’entendent sur la politique financière d’après. Le principe de solidarité exigeante, cher aux Allemands qui est la raison de leur retour à bonne fortune, veut qu’on aide, mais qu’en échange, la personne aidée respecte l’argent qui lui est octroyé. Notre président doit reconnaître que, comme le disait le Général [1], « dans un monde concurrentiel, il faut être compétitif. » Une économie ne peut pas être concurrentielle avec une sphère publique qui ne l’est pas, surtout quand celle-ci représente la majorité du PIB. Le geste emblématique serait de revenir ensemble sur le 3 % de Maastricht et dire que désormais le déficit cible c’est 0%. Un autre axe évident consisterait à se mettre d’accord pour construire ensemble des entreprises leaders européens comme l’ont été, par exemple, Airbus et SML [2]. Ces entreprises (il y en a beaucoup d’autres) montrent à quel point, quand on sait allier notamment les talents français, hollandais et allemands, on peut créer des leaders même dans les domaines les plus technologiques. On ne dit pas assez que l’Europe excelle dans de très nombreux domaines (l’automobile, l’énergie, le génie électrique, le contrôle de la pollution…)  Où elle peut créer des champions mondiaux.

Le Général expliquait que l’Europe se construira le jour où les Européens feront ensemble de grandes choses hors d’Europe. La chancelière et le Président ont la possibilité d’entrer dans l’histoire, simplement chacun doit faire un geste significatif : le risque de prêter d’un côté, les bonnes résolutions financières de l’autre. Précisons que ces bonnes résolutions ne sont pas de la rigueur (comme le disent les partisans des déficits récurrents) mais du bon sens. C’est exactement comme le régime que s’impose un sportif de haut niveau avant une grande compétition. Ce type de régime est d’ailleurs en train de faire ses preuves dans deux pays du sud, le Portugal et la Grèce !

Le décor est planté pour un accord historique. Mais tout reste encore à faire !

Entretien réalisé en avril 2020.

[1] Rappelons au passage que du temps du Général la sphère publique ne dépassait pas 30 % du PIB.

[2] Leader mondial des steppers, machines à fabriquer les microprocesseurs.

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