CHARLES DE GAULLE ET JEANNE D’ARC
Par Michel Bernard,
Écrivain

Le 25 mars 2020

Selon la tradition, en faisant route de Vaucouleurs vers Chinon au mois de février 1429 Jeanne serait passée par Colombey-les-Deux-Églises. C’est fort probable. On sait qu’elle a fait étape à l’abbaye de Saint-Urbain, en bord de Marne, au sud de Joinville, et, quatre jours plus tard, à Auxerre où dans la cathédrale elle a assisté à la messe. Pendant cette partie de l’itinéraire, aux franges de la Champagne, sur la Côte des Bars, en secteur contrôlé par les anglo-bourguignons, elle a voyagé avec sa petite escorte de nuit, sous le couvert des forêts nombreuses et profondes de la région.

L’association de l’épopée de Charles de Gaulle à celle de Jeanne d’Arc vient naturellement à l’esprit, que ce soit pour moquer une mégalomanie aventureuse et un brin délirante, comme le faisait Roosevelt, ou glorifier le surgissement du sauveur depuis le fond du malheur national, à la manière de Malraux. Tout en gardant à l’esprit le caractère orageux de leurs relations, on peut d’ailleurs penser que l’admiration de Churchill pour Jeanne, « … un être de si haute élévation au-dessus du commun des mortels, que mille années ne lui fournissent pas d’égal » (Histoire des peuples de langue anglaise), a souterrainement sa part dans le soutien donné à l’obscur général français à titre provisoire, débarqué à Londres pour on savait quel destin. Rétrospectivement, la victoire acquise et la paix revenue, le vieil Anglais qui aimait la France a dû y penser.

On pourrait dresser l’inventaire de toutes les occurrences johanniques dans la biographie de Charles de Gaulle, de l’adoption de la croix de Lorraine comme emblème de la France Libre, à l’initiative de l’amiral Muselier, au modeste vitrail représentant la sainte qui surplombait son cercueil dans l’église de Colombey. Ce serait long, fastidieux et finalement, dépourvu de sens. Ce serait éparpiller dans des circonstances et des images pieuses une affinité qui se trouve ailleurs. Elle est moins dans le parallélisme de leurs gestes légendaires que dans la foi qui détermina leur action. La foi chrétienne, bien sûr, mais dans la forme particulière qu’elle prend lorsqu’elle s’incarne dans le malheur d’un corps collectif, le royaume pour l’une, la patrie, qui en procède, pour l’autre, et qu’elle appelle le sacrifice. Mais aussi, le mystère insondable de ceux qui n’ont rien que leur vie, et, même apparemment dépourvus de l’espérance attachée à la foi, la donnent, quand d’autres préservent leurs positions et leurs biens, et trouvent parfois dans la souffrance de leur pays l’occasion de les accroître. En cela, le premier soldat qui monte à l’échelle posée contre la muraille vaut celle qui tient l’étendard et l’encourage. En d’autres temps, le capitaine de Gaulle a vu lui aussi de jeunes Français gravir les échelles appuyées aux parois des tranchées, et les a encouragés de la voix et par l’exemple.

Le choix de La Boisserie pour y installer son port d’attache a été motivé, d’après l’intéressé, par la modicité de son prix, sa proximité avec les principales garnisons de l’époque et le caractère quasi désertique d’un canton où Anne, sa fille handicapée, trouverait dans la discrétion la paix et le plaisir de vivre. Il y avait évidemment d’autres raisons, informulées, à l’état gazeux, mais qui conféraient à cette région austère un prestige dont Charles de Gaulle savourait en connaisseur l’âpre saveur. Les belles pages de Barrès sur les paysages lorrains étaient forcément présentes à son esprit, et parmi eux son texte sur L’Enfance de Jeanne d’Arc, dans Le Mystère en pleine lumière, où sont évoqués Domremy et sa campagne : « … Nul pays qui se taise davantage. C’est la vallée silencieuse. Ici les ailes sont repliées. » Il savait aussi le passage de l’héroïne, à cheval, une nuit d’un hiver lointain, sur la route qui passait devant sa maison…

En vérité, peu lui importait que Jeanne soit exactement passée à cet endroit, car il était sûr que la jeune fille était venue d’ici, de la vallée de la Meuse, à travers le plateau boisé du Barrois, et qu’elle allait là-bas, loin derrière la forêt d’Orient, vers la vallée de la Loire. Cette certitude, cette réalité suffisaient pour charger le moindre coup d’œil par-dessus l’océan de ces bois d’une méditation amoureuse et inquiète sur la France, sa fragilité, sa valeur et son destin. Dans le regard panoramique de l’écrivain sur le paysage et la succession des saisons qui clôt Les Mémoires de guerre, nous devinons que ne cessent de passer en silence, enveloppés de leurs manteaux, une paysanne de dix-sept ans et six cavaliers, et nous savons comme lui qu’avant l’été leur chevauchée aura renversé l’histoire de France.

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