NOTRE ENNEMIE INTIME

Par Philippe Barthelet,
Écrivain et philosophe

Le Pr David Reynolds, de Christ’s College à Cambridge, a publié une étude comparative sur « Churchill and De Gaulle : Makers and Writers of History[1] ». Deux façons de faire et d’écrire l’histoire qui ont commencé bien avant Churchill et de Gaulle. Histoire de famille, pour tout dire : « L’Angleterre toujours sera sœur de la France », claironne Victor Hugo dans Cromwell (II, 2), et comme toutes les histoires de famille en général, et de sœurs en particulier, les nœuds sont étroits, comme peuvent l’être des nœuds de vipères. C’est que nous partageons tant de choses avec les Anglais, à commencer par les deux tiers de notre langue, même si la plupart des mots sont par eux repris à contresens ; « l’entente cordiale », voulue par Louis-Philippe et relancée par la IIIe République, a un parfum astringent d’antiphrase et de restriction mentale : le prince de Joinville, qui ramenait de Sainte-Hélène les cendres de Napoléon sur la Belle Poule, était résolu à se faire sauter avec son navire et l’Empereur, si jamais un vaisseau anglais avait prétendu l’arraisonner – selon les variations d’humeur diplomatique de l’époque. Avec l’Angleterre, la poudre n’est jamais loin.

On peut être anglomane quand on est Français, nos penseurs politiques, de Montesquieu à Voltaire et de Raynal à Benjamin Constant, l’ont l’assez montré ; on peut être anglophobe aussi, non moins passionnément et pour des raisons plus précises, et le pauvre Henri Béraud sera condamné, en 1945, moins pour « intelligence avec l’ennemi » (Dieu sait qu’il n’avait jamais été germanophile) que, comme l’a dit un contemporain, « mésintelligence avec l’ami » : ses pierres d’achoppement – Mers el-Kébir, Dakar, Dunkerque, sans remonter à Jeanne d’Arc ni même à Fachoda – étaient pour la plupart des pierres tombales.

Du côté anglais, la francophilie n’est pas, loin de là, une passion dominante : nous avions fait remarquer au Pr Reynolds, qui avait bien voulu en convenir, qu’il aurait suffi que Churchill eût été supplanté à la tête du cabinet britannique par un quelconque Lloyd George pour que le général de Gaulle fût, sur l’heure, reconduit à Douvres entre deux MP et aussitôt rembarqué pour la France. Churchill, comme on sait, était le petit-fils du duc de Marlborough : il appartenait au descendant de Malbrouk, le vainqueur des Français à Blenheim et à Ramillies, de parrainer la France Libre, le 18 juin 1940, anniversaire de Waterloo en 1815, mais aussi – les Français l’oublient trop – de la victoire de Patay en 1429, par laquelle grâce à Jeanne d’Arc la route de Reims était enfin ouverte, et les prétentions anglaises foulées aux pieds de notre cavalerie : Charles VII serait bientôt sacré roi de France. Humour anglais, ironie française – il semble que le génie de l’Histoire les goûte alternativement.

Il est possible que la couronne d’Angleterre soit le contre-sceau du monde traditionnel que scellait la couronne de France ; autant dire qu’elles s’excluraient l’une l’autre mais ces considérations nous mèneraient trop loin et le génie, ou le démon de l’Histoire dont nous parlions, qui aime à cultiver l’ambiguïté, nous fournirait amplement en preuves, ou du moins en signes contraires. Rappelons seulement que Lesclarcissement de la langue françoyse (Londres, 1530) l’une des premières grammaires du français, a été écrite en anglais et qu’elle a pour auteur un Anglais catholique, John Palsgrave, tandis que la première Histoire d’Angleterre (La Haye, 1724) a été écrite en français par un huguenot savoisien, Paul de Rapin de Thoyras, et qu’elle a été traduite aussitôt en anglais, et continuée, par Nicolas Tindal.

Christ’s College a pour devise la devise de sa fondatrice, Lady Margaret Beaufort, mère d’Henri VII : « Souvent me souvient ». Souvent nous souvient-il aussi, en ce français héraldique qui jusqu’aux Tudor a été la langue des rois d’Angleterre, de ce rêve fou d’une union franco-britannique, telle que Churchill l’avait imaginée avec Jean Monnet, telle que le général de Gaulle, encore sous-secrétaire d’État à la Guerre et à Défense nationale, la défendra auprès de Paul Reynaud, le 16 juin 1940 : « Les gouvernements de la République française et du Royaume Uni font cette déclaration d’Union indissoluble… [Ils] déclarent que la France et la Grande-Bretagne ne sont plus désormais deux nations, mais une Union franco-britannique. (…) Chaque citoyen français jouira immédiatement de la nationalité britannique, chaque sujet anglais deviendra citoyen français ». Rêve fou, mais quand The time is out of joint, « le temps est sorti de ses gonds », ô Hamlet, la raison n’est plus la dernière instance, et cette communauté héroïque aurait pu racheter, et rendre acceptables aux yeux mêmes de Jeanne d’Arc, les prétentions anglaises qui feront écarteler les léopards d’Angleterre avec les lys de France jusqu’à l’orée du XVIIIe siècle. Projet si « énorme », de l’aveu de De Gaulle, si indiscutable dans son principe et si impraticable dans ses conditions, à la fois nécessaire et impossible, ce qui est le caractère de la légende, et qui, au moins par là, annoncera l’appel du surlendemain, 18 juin, par une communauté d’inspiration. C’est en Angleterre que la France Libre, cette France dépaysée a été accueillie ; de cela, nous serons à jamais reconnaissants à notre ennemie intime.

Philippe Barthelet

[1] Britain, France and the Entente Cordiale since 1904, Antoine Capet (Dir.), Palgrave Macmillan 2006.

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