Il y a 55 ans : fin du concile Vatican II (1962-65)

A propos de Guillaume CUCHET, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (Paris, Seuil, 2018 et 2020)

 Il a ouvert toutes grandes les vannes. Il n’a pas pu les refermer. C’est comme si un barrage s’était rompu[1]. Propos lapidaire tenu par le Général de Gaulle à Alain Peyrefitte au sortir du conseil des ministres du 5 juin 1963, où il a été question de la mort du Pape Jean XXIII et du concile Vatican II, événement majeur méjugé et méconnu. Méjugé, sur le coup, par l’excès d’enthousiasme de ses zélateurs à « bazarder » ce qui était perçu comme des vieilleries antédiluviennes à l’âge des spoutniks, autant que par la crispation systématique de ses opposants à invoquer voire pratiquer « la religion de nos pères » en priant pour que le monde moderne s’y adapte. Et pendant ce temps, la masse des fidèles ne savait plus à quel saint se vouer dans le tourbillon des sixties, tandis qu’Antoine proposait de mettre la pilule en vente dans les Monoprix[2]… Méconnu, aujourd’hui, car la majorité des catholiques n’y voit que l’avis de décès d’une religion entrevue dans l’album photo de papy et mamie  ou dans des films en noir et blanc : l’abbé en soutane (don Camillo/Fernandel en mode comique et « castagne », Léon Morin prêtre/Belmondo dans un registre plus sensuel), la première communion avec dentelles et images pieuses de sainte Bernadette, la messe en latin… Ignorance, nostalgie : serait-ce vraiment digne d’intérêt si, depuis, les églises n’avaient commencé à se vider, au point que le catholicisme finirait par cesser d’être la religion de la majorité des Français.

Ce que propose Guillaume Cuchet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil dans ce livre initialement paru en 2018 et qui connaît les honneurs d’une réédition rapide dans la collection « Point Histoire » en 2020, c’est de scruter l’ampleur du décrochage religieux survenu (page 13), plus communément appelé déchristianisation, dans les années 1960. Le sujet est ambitieux car complexe : chacun ayant ses raisons d’aller à la messe (appétit spirituel, peur de l’Enfer, conformisme social) comme de cesser d’y aller (incroyance, levée de la contrainte sociale, désaccord « politique » ou « sociétal » avec la papauté), toute généralisation pourrait être abusive… Pourtant, par sa maîtrise du sujet, de la littérature scientifique et en se basant sur ses travaux antérieurs, l’auteur avance des explications convaincantes mais qu’il souhaiterait faire vérifier, nuancer, et peut-être contredire par des monographies diocésaines ou familiales. En cela, l’ouvrage abonde un chantier historiographique davantage qu’il ne le ferme. Notons ici que cette question d’une déréliction religieuse s’était déjà posée à d’autres observateurs en d’autres temps, comme Lamennais sous la Restauration ou, plus proche de nous et hélas récemment disparu, Jean Delumeau, qui, se demandant à la fin des années 1970 si le christianisme allait mourir, avait fini par conclure à un catholicisme avec moins de pratiquants mais de meilleurs croyants.

Les explications de Guillaume Cuchet se déclinent en six chapitres, qu’on se bornera ici à effleurer car ils méritent tous amplement d’être lus. Le premier évoque un homme et son œuvre : le chanoine Fernand Boulard (1898-1977), auteur de nombreuses enquêtes sociologiques et historiques et d’une carte portant désormais son nom, celle de la pratique religieuse rurale (1947). Au chapitre deux, l’auteur propose un focus sur l’année 1965 pour en dire l’importance dans le décrochage, et du coup la concomitance avec le concile, tout en signalant qu’on n’en vit rien sur le moment (ce qu’il appelle l’insaisissabilité relative de la rupture, page 101). On sait que cette date a déjà questionné d’autres historiens sur d’autres thématiques, à l’instar de Jean-François Sirinelli[3], et, quoique occultée par « 68 », elle n’en a pas moins une importance décisive. Le troisième chapitre balaie les causes du décrochage, revenant sur Vatican II et, il faut bien le dire, des inflexions (liturgiques, théologiques) dont toutes les conséquences n’avaient pas été entrevues (l’étaient-elles cependant ?). Parmi d’autres éléments évoqués par Guillaume Cuchet, le texte conciliaire dignitatis humanae du 7 décembre 1965, reconnaissant la liberté de conscience en général, et comprise comme individuelle à chaque fidèle : le texte a pu ainsi apparaître comme une sorte d’autorisation officieuse à s’en remettre désormais à son propre jugement en matière de croyances, de comportements et de pratique (page 132). Ce que, dépité, le théologien Louis Bouyer résumait de la sorte : chacun ne croit plus, ne pratique plus que ce qui lui chante (cité page 133). Et aussi la fin de la culture de la pratique obligatoire (pages 135 à 142) : nulle part le clergé ne l’a clamée, ni à Rome ni en paroisse, et pourtant un tel message a percolé[4]. Et du coup, ce ne sont pas les « vieux habitués » qui se sont absentés, mais la jeunesse. Or, avec le Dieu punisseur d’autrefois pour effrayer les velléitaires du dimanche, le clergé avait prise : tout l’enjeu pastoral pour le clergé était donc d’insuffler à la génération montante suffisamment de religion dans l’enfance pour qu’il lui en reste assez au jour de la mort pour « se reconnaître » in extremis et basculer du bon côté de l’au-delà. Tout au plus, dans l’intervalle, pouvait-on compter, pour maintenir un état de tension spirituel minimal, sur quelques piqûres de rappel et menues recharges sacrales survenues à la faveur du mariage, du baptême des enfants, des enterrements, de quelques grandes fêtes, éventuellement d’une mission ou d’un pèlerinage (page 99). Mais on le remplaça petit à petit par un Dieu d’amour beaucoup plus prompt à « fermer les yeux ». Et tout comme l’endurance vient en courant et l’appétit en mangeant, la religion vient en pratiquant : assister à la messe christianise, ne pas le faire déchristianise. Un maillon générationnel s’est donc rompu. Au chapitre suivant sont examinées les différentes temporalités de la déchristianisation, qui, partant de la Révolution, et avec des variations, dessinent une tendance baissière, tant pour la fréquentation des offices et des sacrements par les laïcs que dans le recrutement des clercs (graphique page 189)[5]. Enfin, les chapitres cinq et six explorent deux fondements théologiques, peut-être abscons aux fidèles dans ses tenants et aboutissants, mais dont l’abandon eut pourtant des conséquences mortifères très tangibles : la désertion des confessionnaux et la disparition du purgatoire et de l’enfer. Plusieurs siècles extrêmement prescriptifs et prolixes en ces matières (jusque et y compris dans la culture profane, pensons à la fable de La Fontaine « Le laboureur et ses fils », mettant en scène la « bonne mort ») sont subitement tombés en poussière dans les années 1960. Ainsi à Limerzel (Morbihan), dont la vie religieuse a été étudiée par Yves Lambert, constate-t-on que toute mention de l’enfer et du purgatoire disparait définitivement du bulletin paroissial à partir de 1965[6]. Comme le chantera en 1972 Michel Polnareff, On ira tous au Paradis ! Quant à l’aveu réconciliateur avec Dieu et soi même, il était concurrencé par d’autres formes d’introspections plus dans l’air du temps, comme l’autocritique communiste et la psychanalyse… A quoi nous pourrions ajouter la féroce concurrence de la nouvelle religion des « choses »[7], fascinante avant de se révéler déprimante, la consommation, avec ses idoles, ses marchands et ses temples…

En refermant ce livre d’une lecture agréable et très instructive, grande pourrait être la tentation de ne pas se demander comment l’Eglise n’a pas vu qu’elle sciait la branche sur laquelle elle était assise. Mais n’y succombons pas car nous bénéficions d’un recul de six décennies. L’écosystème catholique hiérarchisé et monopolistique de la Vérité né du concile de Trente (1545-1563) – et qui avait fait ses preuves – ne correspondait plus à la société telle qu’elle évoluait. Et si, comme l’affirma l’archevêque de Paris monseigneur Marty en 1968, « Dieu n’est pas conservateur », que fallait-il mettre à jour ? Pour Guillaume Cuchet, Vatican II semble avoir été en définitive cette réforme (probablement nécessaire) qui a déclenché la révolution qu’elle prétendait éviter, comme jadis les Etats Généraux de la France de la fin du XVIIIème siècle (page 271). Dans l’instant, on a moins vu les inflexions spirituelles que les changements formels. Certains, pourtant, alors qu’en religion fond et forme sont peu dissociables, comprirent que quelque chose s’était passé, comme le général de Gaulle, discrètement mais fermement catholique[8] : je ne suis pas sûr que l’Eglise ait eu raison de supprimer les processions, les manifestations extérieures du culte, les chants en latin. On a toujours tort de donner l’apparence de se renier, d’avoir honte de soi-même. Comment voulez-vous que les autres croient en vous, si vous n’y croyez pas vous-même ?[9] 

Franck ROUBEAU

 

[1] Cité dans Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2002, page 796

[2] Pierre Muraccioli dit ANTOINE, célèbre chanteur des Elucubrations en 1965

[3] Se reporter à Les baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Fayard, 2003 et Les Vingt Décisives 1965-1985, Paris, Fayard, 2007, qui évoquent chacun ce millésime 1965 comme un « ligne de crête » ou une « année tournante ».

[4] Guillaume CUCHET page 138 : les priorités étaient désormais ailleurs, dans la participation des fidèles, la vie communautaire, les engagements évangéliques au service de la société et du monde, le respect scrupuleux de la liberté religieuse de chacun. Toute une série de mesures allait en ce sens, et ces mesures, additionnées, ont fini par déboucher sur un régime de la pratique tout à fait nouveau.

[5] Le nombre d’ordinations de prêtres est passé en France de 646 en 1965 à 161 en 1975 selon Jean-Pierre MOISSET, Histoire du catholicisme, Paris, Flammarion, 2006, page 466

[6] Exemple cité par Guillaume CUCHET page 254

[7] Georges PEREC, Les choses, 1965 – prix Renaudot – dont le sous-titre est : Une histoire des années soixante

[8] Philippe PORTIER, « Catholique (foi) » in ANDRIEU, BRAUD & PIKETTY (dir.), Dictionnaire De Gaulle, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2006, pages 172 à 174 ; FONDATION CHARLES DE GAULLE (collectif), Charles de Gaulle chrétien, homme d’Etat, Paris, Cerf, 2011 (en particulier la contribution de Jacques PREVOTAT aux pages 39 à 65

[9] Cité dans Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, collection Quarto, 2002, page 795

 

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