L’Appel du 18 juin 1940, entre histoire et mémoire

par Laurent Wirth, doyen du groupe histoire-géographie de l’Inspection générale de l’Education nationale

In, Dossier pédagogique réalisée pour le 70e anniversaire de l’Appel du 18 juin 1940 (2010)

Une première chose peut être soulignée : l’Appel du 18 juin fait partie des « repères fondamentaux » des nouveaux programmes d’histoire de l’enseignement primaire et de ceux du collège. Il s’inscrit ainsi comme une référence incontournable dans le cadre du « socle commun » de la scolarité obligatoire.

Si l’on se place du côté de la recherche universitaire, il apparaît que de nombreux travaux d’historiens ont analysé cet événement et son impact, non seulement pendant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi jusqu’à nos jours, tant il s’inscrit dans la mémoire collective des Français.

Mémoire et histoire : comment situer le 18 juin par rapport à l’une et par rapport à l’autre ?

Ce qui les sépare, mais aussi leur complémentarité et les rapports complexes qu’elles entretiennent, ont été bien caractérisées par Pierre Nora dès l’introduction de l’ouvrage pionnier sur les lieux de mémoire qu’il a dirigé.

De ce point de vue, l’Appel du général de Gaulle est un cas particulièrement intéressant. C’est un événement historique dont la réalité et l’impact furent indéniables. Même si son retentissement n’a pas été immédiat, il a pris son importance au fil des années de guerre et a, par la suite, relevé largement d’une construction symbolique et mémorielle.

Il n’eut pas en effet sur le coup un grand retentissement.

Rien de comparable avec celui qu’a pu avoir l’attaque de l’URSS en juin 1941, celle de Pearl Harbor en décembre, ni, pour prendre des exemples plus récents, la chute du mur de Berlin ou les attentats du 11 septembre. D’une part, ces événements ont éclaté comme des coups de tonnerre, même si cela ne doit pas occulter des signes précurseurs. D’autre part, les contemporains ont eu immédiatement conscience qu’ils étaient de nature à changer le cours de l’histoire.

L’événement, en juin 1940, pour l’immense majorité des Français de l’époque, ce ne fut pas le discours du général de Gaulle, mais la débâcle, l’exode, et l’annonce, le 17 juin, par le Maréchal Pétain, qu’il fallait « cesser le combat ». Dans ce contexte dramatique, l’Appel a, on le sait, été peu entendu. Certains journaux français et britanniques l’ont certes évoqué le lendemain, mais sans gros titres, ne lui accordant le plus souvent que de simples entrefilets. On sait aussi qu’il n’en reste aucune trace directe : il n’a pas été enregistré et la photographie du général, que l’on présente souvent à l’appui, est en fait postérieure. Par ailleurs, cette allocution est fréquemment confondue avec celle du 22 juin ou avec le texte de l’affiche « À tous les Français », qui a été postérieurement apposée sur les murs de Londres. Il serait dans cette mesure plus pertinent de faire référence à l’ensemble des appels qu’a lancés le général de Gaulle en juin 1940.

On pourrait dire que le 18 juin n’est pas né événement historique du jour au lendemain mais qu’il l’est devenu. Comme le note bien Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « je ne crois pas qu’aucun Français ait soupçonné en 1940 que le 18 juin allait devenir le 18 juin », établissant de ce point de vue, avec beaucoup de pertinence, un parallèle avec le 14-Juillet : « les Parisiens qui prirent la Bastille ne soupçonnaient pas que la journée allait devenir le 14-Juillet ».

Toute la question est de savoir pourquoi et comment le 18 juin est devenu un des plus célèbres discours de l’histoire de France. Si l’on se place du point de vue de ceux qui se sont engagés précocement du côté de la France Libre et de la Résistance, on constate qu’ils furent rares à l’avoir entendu, mais qu’ils furent plus nombreux à savoir que le général de Gaulle avait immédiatement exprimé son refus de la défaite et de l’armistice et avait appelé à continuer le combat. Dès lors son refus devint fondateur de l’esprit de résistance. C’est toute l’importance que peut avoir le symbole dans l’histoire : ce symbole du refus gaullien a joué rapidement un grand rôle pour l’affirmation de la France libre et le développement de la Résistance. De ce point de vue, la comparaison avec le 14-Juillet, que fait Jean-Louis Crémieux-Brilhac, est également fondée : dans l’épreuve de force entre le pouvoir royal et l’Assemblée, la prise de la Bastille ne fut pas un événement majeur, mais sa dimension symbolique apparut vite. C’est pourquoi dès 1790, les constituants retinrent l’anniversaire du 14-Juillet pour célébrer la fête de la Fédération. Pendant toute la période révolutionnaire, cette date fut l’occasion d’une fête, parmi d’autres fêtes certes, mais l’anniversaire de l’événement fut régulièrement célébré. De même la commémoration du 18 juin fut précoce, de Gaulle ayant compris toute la force du symbole : dès le 18 juin 1941 il célébra le premier anniversaire dans un discours qu’il prononça au Caire, le 18 juin 1942 il le fit à l’Albert Hall à Londres, puis à Alger en 1943 et 1944. Le 18 juin 1945 fut l’occasion d’une grande célébration à Paris, avec notamment un défilé grandiose qui rappelait celui de la victoire en 1919.

Une différence avec la commémoration du 14-Juillet doit être relevée : cette fête fut supprimée par Napoléon en 1804 et l’interdit fut perpétué sous la Restauration, la monarchie de Juillet et le Second Empire. Elle ne devint fête nationale qu’en 1880, après la consécration de la victoire des républicains.

La commémoration du 18 juin ne s’est, quant à elle, jamais interrompue depuis 1945. Le 18 juin 1946 alors que le général de Gaulle a quitté le pouvoir, il alla raviver la flamme du monument dédié aux « morts pour la France » sur le site du Mont Valérien, et il répéta ensuite ce geste chaque année. En outre, le 18 juin 1948 fut inauguré un monument aux morts de la France Libre au Trocadéro, et le 18 juin 1949, l’avenue du général Leclerc à Paris.

Après son retour au pouvoir le général de Gaulle inaugura le 18 juin 1960 le Mémorial de la France Combattante au Mont

Valérien, et un timbre-poste « Appel du 18 juin » fut émis.

L’année suivante fut inaugurée la place du 18 juin et en 1964 fut émis un timbre reproduisant la fameuse affiche « À tous les Français ». Le 18 juin 1972, un an et demi après la mort du général, fut inauguré le Mémorial de Colombey. En 1986 fut lancée l’opération « plaque du 18 juin » (reproduisant en fait l’affiche). En 1990 la commémoration fut d’autant plus importante qu’il s’agissait du cinquantenaire de l’Appel mais aussi du vingtième anniversaire de la mort du général et du centième anniversaire de sa naissance. Le 18 juin 2000 fut inauguré, au musée de l’Armée, un musée spécialement dédié aux Forces Françaises Libres et Combattantes et à la Seconde Guerre mondiale. En 2005, les documents de l’Appel du 18 juin furent inscrits au registre « mémoire du monde » de l’UNESCO. En 2006, fut créée par décret la « journée nationale commémorative de l’appel historique du général de Gaulle à refuser la défaite et à poursuivre le combat contre l’ennemi ». Et cette année 2010, est celle de la célébration du soixante-dixième anniversaire de l’Appel. Ainsi le 18 juin est un événement qui ne s’est pas révélé comme tel immédiatement, mais qui s’est construit en tant qu’événement sur la force d’un symbole. Son impact tient à son caractère fondateur. En ce sens, on put dire que, tout en ayant une réalité, il tire son sens d’une dimension symbolique qui s’est construite en même temps que se construisait sa mémoire.

Ce n’est pas un mythe à proprement parler, car il a une réalité historique, mais c’est un événement dont la symbolique très forte a très vite porté l’esprit de la Résistance, une symbolique qui s’est perpétuée après la guerre, traversant les années jusqu’à aujourd’hui.

Le 18 juin est en ce sens assez révélateur, comme le 14-Juillet, de la complexité des rapports entre l’histoire et la mémoire.

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