Qui sont les Français libres ?

Le 19 juin 1940 quelques journaux français reprennent l’appel du général de Gaulle, comme Le Petit Marseillais ou Le Progrès de Lyon, ainsi que quelques radios étrangères, y compris Radio-Stuttgart et Radio-Luxembourg. Quant à la BBC, elle repasse une fois l’appel lancé la veille, dont le texte est diffusé par la presse anglaise, sans entraîner pour autant de grande vague de ralliement parmi les nombreux Français présents à Londres ou sur le sol anglais. En effet, il semble bien que cet appel à poursuivre le combat ait été en décalage avec les aspirations de la grande majorité des Français, qui espéraient un arrêt des combats. Ainsi, seuls quelques volontaires à l’engagement se présentent, individuellement, à Seymour Place, où de Gaulle a installé son premier bureau.

La première personne est le chauffeur personnel d’un industriel anglais. Quelques personnalités se présentent également, parmi lesquelles Denis Saurat, directeur de l’Institut français à Londres, Étienne Bellanger, le directeur londonien de la joaillerie Cartier, Pierre Maillaud, journaliste à l’agence Havas qui deviendra l’une des voix de l’émission française de la BBC « Les Français parlent aux Français » sous le nom de Pierre Bourdan, le lieutenant Claude Hettier de Boislambert, futur chancelier de l’Ordre de la Libération, Georges Boris, homme politique, économiste et journaliste ou encore Christian Fouchet, futur député, ambassadeur de France et ministre à plusieurs reprises.

En France et dans l’empire règne surtout l’attentisme, l’appel ayant suscité des réactions hostiles de la part des nouveaux responsables français : le général Weygand, ministre de la guerre, ordonne immédiatement au général de Gaulle de « rentrer dans le rang ». Le 22 juin 1940, jour de la signature de l’armistice, sa promotion au titre de général de brigade à titre temporaire est d’ailleurs annulée, et le lendemain, un décret signé du président de la République le met en position de retraite par mesure de discipline.

Dans son étude sur Les Français libres (Taillandier, 2009), J.-F. Muracciole évalue à environ 62 000 le nombre de ceux s’étant engagés dans les FFL au 1er août 1943, en intégrant les citoyens français, les soldats coloniaux et les volontaires étrangers. Si les soldats coloniaux sont les plus représentés (60 % des effectifs), notamment dans les forces terrestres, c’est dû au ralliement très précoce des territoires de l’Empire à la France libre. Quant aux étrangers, au nombre de 4 000, ils représentent environ 7 % des Français libres, le plus gros contingent étant fourni par les républicains espagnols (400). Ces engagements ont eu lieu par vagues successives entrecoupées de creux. J.-F. Muracciole distingue deux générations de Français libres : celle de 1940 et celle de 1943, avec respectivement 36,7 % et 33,3 % des engagés, les années 1941 et 1942, avec 17 % et 13 % des engagements, étant des années creuses. Rappelons que les engagements au sein des FFL sont clos le 1er août 1943, les FFL fusionnant avec l’armée d’Afrique du Nord (AFN). Cependant, si l’on intègre dans le décompte les membres des réseaux en France du BCRA (5 700) et ceux des comités de la France libre (au moins 3 000), on peut estimer, à l’été 1943, à environ 70 000 personnes le nombre de ceux qui se sont groupés autour du général de Gaulle.

 

Les engagés sont essentiellement des hommes, généralement jeunes puisque les moins de 30 ans représentent 77,5 % d’entre eux, l’âge moyen à l’engagement étant d’environ 25 ans, et un tiers des Français libres étant mineurs au moment de leur engagement (moins de 21 ans). Pour la plupart, ils ne sont pas mariés et n’ont pas d’enfant. De même, plus du quart des volontaires ne sont pas encore entrés dans la vie active, un cinquième étant encore lycéens ou étudiants au moment de l’engagement. On note également parmi eux un grand nombre d’enfants issus de familles nombreuses, dans un pays marqué alors par son faible dynamisme démographique (phénomène des classes creuses liées à la Première Guerre mondiale). Autre caractéristique, la surreprésentation des orphelins (24 % des engagés) dont un grand nombre de pupilles de la nation. En ce qui concerne ceux qui sont déjà entrés dans la vie active, on observe la forte proportion de militaires, un peu plus du tiers des volontaires français, et de ceux dont l’activité est liée à la mer.

Si les femmes ne sont pas absentes des FFL, elles ne représentent que 3,5 % des engagés européens, 2,2 % de l’ensemble si l’on intègre les volontaires coloniaux, soit 1 160 Françaises libres selon l’enquête d’Henri Ecochard. Parmi les raisons qui expliquent cette si faible représentation, J.-F. Muracciole note le caractère fortement militaire des FFL et le fait que, contrairement à l’entrée dans la Résistance intérieure, l’engagement dans la France libre était absolument incompatible avec le maintien du cadre social et familial habituel, constituant un arrachement à l’univers quotidien plus difficile à assumer pour une jeune femme que pour un jeune homme dans la société française d’alors.

Les origines sociales montrent une sous-représentation des fils d’agriculteurs et d’ouvriers, une représentation normale des fils d’employés et des travailleurs indépendants, et une surreprésentation des catégories supérieures : cadres supérieurs du privé ou de la fonction publique, professions libérales. De ce fait, le niveau scolaire des engagés est supérieur à la moyenne nationale : 44,5 % des volontaires ont le baccalauréat ou préparent le diplôme à une époque où moins de 7 % d’une classe d’âge l’obtient.

Les contraintes matérielles pèsent lourdement sur l’origine géographique des engagés, la Bretagne fournissant à elle seule 21 % des effectifs, les autres viviers étant l’Ile-de- France (16,4 %) et l’Empire (15,8 %, dont la moitié venant du Maghreb, et surtout d’Algérie). Notons également que l’origine géographique des engagés varie selon les années, la vague d’engagement de 1940 (essentiellement concentrée sur les mois de juin à septembre) étant très bretonne, celle de 1943 étant très nord-africaine.

Les engagés au sein de la France libre sont animés par un idéal et une passion communs, forgés par un ardent patriotisme et entretenus par un goût certain pour l’aventure. Exilés hors de leur patrie, ils n’en ont pas moins l’impression de personnaliser la France. Le refus de l’humiliation liée à la défaite et à l’armistice les rassemble, de même que l’attachement viscéral à de Gaulle et, sur le terrain, à leur chef (de Larminat, Koenig, Leclerc…). Plus que politiques, idéologiques ou religieuses, leurs motivations sont donc avant tout d’ordre patriotique, la plupart des engagés ayant été élevés dans le culte des héros de la Grande Guerre. Néanmoins, chaque engagement étant un acte individuel, ses motivations profondes ne sauraient être réduites à un facteur unique, et J.-F. Muracciole s’accorde à dire qu’il y demeure « une part mystérieuse, en grande partie insaisissable pour l’historien ».

Étant finalement peu nombreux, les engagés ont le sentiment d’appartenir à une élite et sont soudés par de solides liens de camaraderie qui leur permettent de faire face aux risques liés à leur engagement. Car celui-ci est une rupture avec l’ordre légal incarné par l’État français de Vichy, mais aussi avec l’univers quotidien, une famille, un emploi, des études, et ce pour rejoindre un pays dont un gra

nd nombre ignore presque tout, et pour une durée inconnue. Pour les officiers et les hauts fonctionnaires coloniaux, l’engagement a un prix élevé : privation des droits civiques, condamnation par contumace, privation de la solde mais aussi, parfois, menace exercée sur leurs familles. L’acte lui-même n’est pas sans danger. Non seulement des volontaires ont pu se tuer en cherchant à rallier la France libre, mais certains ont été délibérément abattus lors de leur tentative, ou exécutés par l’ennemi après avoir été faits prisonniers. Enfin, les dangers sont bien réels, 3 200 Français libres étant morts au combat.

Baptiste Léon, avec la relecture amicale et attentive de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, dossier pédagogique réalisé pour le 70e anniversaire de l’Appel du 18 juin 1940, 2010.

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