ARTICLE « LA GUERRE DES ENGINS » PARU DANS LE JOURNAL TEMPS PRÉSENT N°124, LE 12 AVRIL 1940

Article anonyme écrit par Charles de Gaulle lui-même,
apporté à la rédaction par Daniel-Rops, historien et académicien.

Avec M. Paul Reynaud, serait-ce non seulement un homme énergique qui assume les responsabilités du pouvoir, mais davantage, une conception nouvelle du fait militaire et que nous allons voir en œuvre ? Bien des indices le laisseraient penser. Le Président du Conseil, on ne l’ignore pas, est l’auteur d’un livre sur le Problème militaire français où il a repris et développé les thèmes des précises interpellations qu’il avait portées à la tribune de la Chambre alors qu’il était encore député de l’opposition. Ce n’est pas violer un secret (il suffit de comparer les textes) que de remonter à la source de ces conceptions neuves, audacieuses, auxquelles M. Paul Reynaud a eu le mérite de donner du retentissement en se compromettant pour elles. A l’origine de ces notions nouvelles est un homme, dont le nom n’est encore connu que des spécialistes et des initiés, mais dont tout indique qu’il aura, quelque jour proche, un grand rayonnement.

Celui qui signe modestement Charles de Gaulle porte les cinq galons et l’insigne argenté de colonel des chars d’assaut. Combien de nos jours furent si généreusement servis par la Providence. Tout semble le promettre à un grand destin. Qui se souvient d’avoir vu, au cinéma, un colonel de chars faire les honneurs de sa troupe au Président de la République en inspection au front, aura vu Charles de Gaulle : cette prestance, cet air de noblesse frappent. Technicien de l’art militaire, le colonel de Gaulle n’est pas seulement un technicien ; sa culture, son sens des idées générales, lui permettent de situer les problèmes de la guerre dans le cadre de la politique et de la morale. C’est e moraliste qu’il a écrit, et dans une langue magnifique, un essai de philosophie des armes, Le Fil de l’épée, qui s’inscrit dans la grande lignée où sont Vauvenargues, Vigny et Psichari. C’est en historien qu’il a brossé, en traits sobres, le destin militaire de notre pays dans La France et son armée. Et de ces deux livres se dégage une impression de sagesse et de lucide sérénité dont font bien rarement preuve ceux dont le devoir est de mettre en œuvre la force.

Mais ce qui, de cette œuvre imprimée, nous retient aujourd’hui davantage, c’est le bref essai où Charles de Gaulle a exposé ses conceptions sur les conditions présentes de la guerre : Vers l’armée de métier. A relire aujourd’hui ces pages concises, on ne peut éprouver que cette admiration un peu douloureuse que suscite un homme qui a eu trop raison contre ceux de son temps. Ecrit en 1934, cet essai expose prophétiquement des événements que nous avons vu se dérouler sous nos yeux : la destruction de l’armée polonaise, l’immobilisation des fronts devant les lignes de béton, qui ont surpris tant de Français, n’ont pas étonné les lecteurs de Charles de Gaulle.

Ce que le colonel Mayer a été pour l’autre guerre, lui qui, dès 1909, annonçait l’enfouissement des masses armées dans les tranchées, le colonel de Gaulle l’est pour celle-ci. Il semble que l’événement s’applique à lui donner raison.

De la masse armée de l’engin

La guerre de 1914-1918, si l’on veut considérer de haut ses conditions, n’a pas différé fondamentalement des méthodes que Carnot et Napoléon ont utilisées. L’infanterie, nombreuse, portant à bras ses armes, s’avance à découvert pour submerger le terrain, aidée par l’artillerie qui tire sur les positions adverses. Ces grandes masses, terriblement vulnérables dès qu’elles se découvrent, ont tendance à s’enfoncer dans le sol dès qu’elles le peuvent, rendant alors d’autant plus malaisées toutes opérations de mouvement, limitant les combats à des séries de coup de boutoir dans une ligne infiniment sinueuse et étirée. A cette conception correspond l’organisation de toute la nation valide pour le combat, l’emploi d’énormes unités, l’échelle du « million d’hommes » dont parle Jules Romains.

Cependant, au cours même de la guerre mondiale, deux éléments techniques sont venus modifier les données du problème. L’augmentation de la puissance de feu, due aux progrès géants des armes automatiques, rend l’attaque à découvert de plus en plus difficile, coûteuse et aléatoire. Une compagnie d’infanterie tire aujourd’hui, en un temps donné, cent fois plus de plomb qu’en 1914. A cette prodigieuse augmentation du feu, l’homme a répondu de plusieurs façons : en se protégeant sous des mètres de béton, en déplaçant le plan du combat pour passer, en avion, par-dessus l’adversaire, enfin en retrouvant la vieille cuirasse de jadis, mais désormais portée par le très moderne moteur.

La véritable nouveauté de la guerre dernière a été l’introduction du moteur cuirassé sur le champ de bataille. Il y a là un de ces phénomènes naturels de correspondance où éclatent les traits majeurs d’une époque. Siècle de la machine, notre temps a tout naturellement une guerre mécanique. Dans tous les domaines, la même évidence se manifeste. « Il fallait au Bucentaure, pour virer de bord, écrit Charles de Gaulle, trois cents matelots manœuvrant sa voilure ; avec un homme à la barre et un autre au servo-moteur, la Lorraine en fait autant. » La machine, ici comme partout, se soumet, en un sens, à l’homme : le plus valeureux des soldats dépend, dans une certaine mesure, de l’outillage qu’il manie. Une extraordinaire complexité s’impose au combattant : l’infanterie a quinze armes différentes, l’artillerie soixante-huit modèles de pièces, le génie seize catégories d’unités. Mais ce qui demeure les inventions les plus neuves dans le domaine militaire, c’est l’avion et le char d’assaut.

L’armée de spécialistes

De l’avion on a beaucoup dit. Son rôle est connu dans les grandes lignes. Il reconnaît l’adversaire et renseigne l’armée ; il porte loin, sorte d’artillerie géante, l’explosif destructeur. Il contrebat l’initiative de l’avion adverse. Mais l’avion, si utile, est soumis à la servitude du vol ; il n’occupe pas le terrain. Il en va autrement du char d’assaut. Cette invention que la guerre mondiale a, sinon fait surgir (Wells, dit-on, en avait eu l’idée), au moins fait passer dans l’ordre des réalisations, apporta, dès son apparition, un effet de surprise immense. Pourtant la guerre de 1914-1918 est loin d’en avoir tiré tout le parti possible. On ne l’a utilisé que comme un bélier pour foncer à travers les lignes ennemies, ouvrant un passage à l’infanterie qui demeure l’élément essentiel du combat, n’ayant de soi-même aucune autonomie. La conception que dégagea Charles de Gaulle est infiniment plus complète et va à l’extrême des conséquences logiques des définitions de l’arme.

Qu’est-ce qu’un char ? Aujourd’hui c’est un engin fortement blindé, que ne peuvent arrêter que les rares coups au but d’obus de gros calibre, un engin rapide, marchant souvent à plus de quarante à l’heure, doté d’un large rayon d’action, tirant sous tous les angles, lié par ondes au commandement, abrité des gaz, bref, n’ayant aucune des servitudes des gens à pied. Variable dans leur taille, dans la composition de leur équipage, dans leur armement, les chars peuvent remplir les missions les plus variées, depuis l’éclairage aux avant-gardes, jusqu’aux ruptures des fortifications, depuis les poursuites foudroyantes jusqu’aux couvertures de retraites. Ces engins, selon de Gaulle, ne doivent être servis que par des spécialistes dûment choisis et éprouvés. Trop coûteux, ils ne peuvent être confiés à n’importe qui ; ils exigent une longue accoutumance de l’homme à l’appareil. D’où éclate la conclusion qu’a tirée de Gaulle : l’engin mécanique, le char et l’avion, exige impérieusement la formation de troupes spécialistes, d’armées de métier, contractant un engagement assez long, entraînées à la perfection par de constantes manœuvres. Encouragées à une saine émulation par une compétition sportive, commandées par des chefs très près d’elles, obligés qu’ils seront de courir les mêmes risques, de mener la même vie que leurs troupes.

Mais ces troupes mécanisées, comment devront-elles être utilisées au combat ? Sera-ce seulement comme adjuvant d’une infanterie et d’une artillerie qui n’ont ni leurs méthodes ni leur rythme ni leur efficacité ? Mieux vaut les doter d’une vaste autonomie : d’où la conception de « divisions blindées » capables d’agir avec une terrible puissance à travers le front ennemi et ensuite sur ses arrières. Il y a quelque chose de cruel à penser que cette conception est sortie d’un cerveau français mais a reçu, en Allemagne, une application systématique : les fameuses « panzerdivisionen ». Ne voulant pas entrer ici dans les détails techniques (qu’on trouvera complets dans le livre du colonel de Gaulle), nous n’en indiquerons pas comment chaque division devait, selon lui, être articulée en diverses formations de chars lourds, moyens, légers, associées à des unités d’infanterie portée, de génie, d’antichars, d’artillerie de divers calibres et d’aviations dépendant d’elle seule. La conception est celle d’une unité complète, organique, pouvant, à la rigueur, se passer d’autrui.

Ce qu’elle eût pu faire, ce qu’elle a fait

Une telle armée nouvelle, que Charles de Gaulle et Paul Reynaud réclamaient, qu’eût-elle coûter à créer ? de l’imagination plus que de l’argent et que des hommes. Les deux auteurs chiffrent à cent mille le nombre des spécialistes nécessaires, si l’on savait leur donner le matériel approprié. Imagine-t-on le rôle que cette armée eût pu jouer ? Le 7 mars 1936, qu’est-ce qui a retenu la France de parer le coup de la réoccupation militaire de la rive gauche du Rhin ? La nécessité de mobiliser toute la masse nationale en une heure où la politique mettait de graves entraves à nos chevilles. Six divisions blindées et la Reichswehr repassait le Rhin. Rie de ce qui a suivi n’aurait sans doute eu lieu. Ce n’est pas d’hier que les routines nous coûtent cher : à Crécy comme à Charleroi, nos expériences furent cruelles.

Du moins avons-nous la chance que cette guerre-ci n’a pas, comme tant, commencé par une menace foudroyante. La France a compris le sens de sa géographie, si elle n’a pas compris qu’il lui fallait, suivant le mot de Napoléon, avoir la politique de sa géographie. Nous avons eu la sagesse d’édifier, sur notre frontière menacée, ces cuirassés de terre qui sont une troisième forme de l’engin mécanique de combat. Mais ce serait folie que de nous reposer uniquement sur cette ligne de béton. Si admirable soit-elle et si solide, rien n’assure que l’augmentation du tonnage des chars, de la puissance de leur artillerie, ne donneraient pas aux Allemands l’audace de tenter l’aventure. L’état-major allemand doit aujourd’hui amèrement regretter de n’avoir pas doublé le nombre de ses engins mécaniques et de n’avoir pas pu, simultanément à l’opération en Pologne, jeter sur nous, à travers la Belgique, une attaque qui nous eût pris en pleine mobilisation. Que serait-il arrivé si, au début de septembre, le Reich avait disposé de mille chars de cent tonnes, de trois mille de cinquante, de six mille plus petits ? L’Allemagne, qui se croyait prête, était impréparée et cela la perdra.

Trêve d’hypothèses. La campagne de Pologne est un fait, et qui donne raison à Charles de Gaulle. Il comparait les opérations futures de chars à celles des grandes cavaleries de jadis, coupant les communications, balayant les réserves, déconcertant l’ennemi par des attaques foudroyantes. Eux styles de guerre se sont opposés dans les plaines de la Vistule : on sait quel a vaincu.

Les conditions et les nécessités présentes

Puisque nous n’avons pas su opter en temps de paix, pour cette armée efficace, il est temps de la constituer en temps de guerre. On y travaille et c’est évidemment dans ce sens que M. Paul Reynaud va faire porter son effort. La décision militaire ne peut être envisagée que si des moyens techniques énormes permettent d’affronter l’ennemi, qui doit travailler de son côté. Depuis le début de la guerre, ce n’es plus un secret pour personne, nos chars se sont montrés bien supérieurs aux chars allemands, mais l’industrie de nos ennemis doit chercher à porter remède à cette infériorité. Il s’agit donc, d’abord, d’une question de fabrication et d’armement : le rôle de M. Dautry est fondamental. Mais la guerre mécanique, par ls conditions nouvelles qu’elle crée, par l’immobilisation où elle maintient des millions d’hommes, n’exigera-t-elle pas une meilleure répartition des forces de la nation armée ? La différence entre le combattant et le travailleur, dans l’économie générale de la guerre, s’affaiblit : ce qui compte, c’est le rendement de chacun. Que tout homme soit au poste où il peut produire plus, être pleinement utile, voilà la vraie nécessité de ce conflit où nous sommes. La masse armée a besoin d’être repensée en fonction des conditions nouvelles.

Avions et chars d’assaut sont les deux armes de la décision. Le béton aura joué son rôle – décisif – de couvrir la France en des mois délicats. Le moteur qui roule sur chenilles et le moteur qui vole rendront à nos armes l’initiative. L’infanterie, l’artillerie apparaîtront comme des aides, d’ailleurs considérables, de ces corps nouveaux, préparant telle action, exploitant tel succès. Lisez, dans le livre de Charles de Gaulle, l’évocation de l’attaque des chars, en échelons successifs, parfaitement combinés, allant briser l’ennemi jusque dans ses plus lointains arrières. Cet homme a eu trop raison pour qu’on doute qu’il ait encore raison quand il nous dit que l’immobilité d’aujourd’hui est toute provisoire, que cette guerre a bien des chances de ne pas s’achever sans surprises, sans grands mouvements – et qu’il convient de nous tenir prêts ».

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