LES MAURIAC ET DE GAULLE

Par Jean-Yves Perrot
Maire de Marly-le-Roi
Membre de la Convention Charles de Gaulle

Entre François Mauriac et Charles de Gaulle, la rencontre était, d’une certaine façon, naturelle. Nés à quelques années d’intervalle, leur commune filiation intellectuelle et spirituelle, celle qui va de Péguy au Sillon de Marc Sangnier, en passant par Léon XIII et « Rerum novarum », celle qui se signale par le goût et le génie de la langue française, celle qui se nourrit du même amour de Cybèle, qui affleure constamment chez Mauriac, mais qu’on retrouve aussi plus discrètement, par exemple à la dernière page des Mémoires de guerre du général de Gaulle, tout concourait en tout cas à en préparer la richesse.

Encore fallait-il compter, pour que ce rapprochement devînt réel, avec le poids des circonstances, en l’occurrence celles de la seconde guerre mondiale qui, seule, va les rendre visible l’un à l’autre, même s’il est aujourd’hui certain que Charles de Gaulle fut, dans les années 30, un lecteur du romancier François Mauriac, pour lequel il confessera jusqu’au bout, qu’on songe à la magnifique lettre qu’il fit porter personnellement au domicile de Jeanne Mauriac, le jour même de la mort de son mari, une vibrante admiration, celle d’un écrivain envers un autre écrivain.

Les relations entre de Gaulle et les Mauriac se tissent donc naturellement – génération et notoriété obligent – d’abord à partir de François Mauriac lui-même. Mais si sa figure est restée, de ce fait même, la plus emblématique et la plus prégnante, elle ne doit pas occulter pour autant la force des liens, au total, on le verra, plus étroits, que la vie tissera aussi bientôt, c’est-à-dire dès l’après-guerre, entre Charles de Gaulle et Claude et Jean Mauriac.

Entrés l’un et l’autre très jeunes – Claude a 30 ans, Jean en a 20 – dans l’entourage du Général, sans doute en partie par le sésame de leur nom, mûris par l’expérience de la guerre, ils y resteront par la grâce de leurs talents respectifs.

Teintés des nuances de leurs âges, de leurs fonctions respectives auprès du Général, de leur propre évolution politique et personnelle, ces liens ont, avec ceux qui les unissaient à leur propre père, éclairé et, d’une certaine manière, guidé toute leur vie. Les titres mêmes de certains de leurs ouvrages, « Aimer de Gaulle » pour Claude, l’un des volumes de son ample journal, « Le Général et le journaliste » pour Jean, suffiraient d’ailleurs à en attester.

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Chacun d’entre eux – François, Claude, Jean – écrira en effet au moins un livre comportant dans son titre le nom du Général de Gaulle.

Le premier, chronologiquement, est à la fois le plus connu et le plus disputé : le « De Gaulle » de François Mauriac, paraît, sous les sarcasmes de Jacques Laurent, chez Grasset en 1964. Mauriac lui-même avoue d’entrée de jeu redouter l’entreprise : « L’histoire d’un homme, écrit-il, dès les premières lignes, c’est l’histoire d’une époque… Trente années de la vie d’un homme, ajoute-t-il, voilà le sous-titre d’une biographie de Charles de Gaulle » que « je n’envisage pas sans frémir », considérant qu’au fond sa seule excuse est de vouloir partager, sans doute en l’affinant à la faveur même de cet ouvrage, « une certaine idée du Général de Gaulle qu’il s’est forgé au long de ces trente années ».

Si Claude Mauriac ne publie que dans les années 1970 le tome 5 de son « Temps immobile », il s’appuie, c’est le principe même de son journal qui s’apparente à un collage cinématographique, sur des notes déjà anciennes, dont les premières remontent en août 1944, au temps de sa rencontre avec le Général dont il intègre alors le cabinet.

Son cadet, Jean, lui emboîtera le pas, d’abord en donnant, en 1972, son propre récit de « La mort du général de Gaulle », mort politique avec son départ du pouvoir, jusqu’au récit des dernières heures à Colombey, avec la mort brutale le 9 novembre 1970.

Deux autres livres suivront de sa part : ses «  Notes confidentielles », tenues avec la minutie du journaliste de l’Agence France Presse (AFP), couvrant la période 1969-1989, parues en 2006 sous le titre « L’après de Gaulle » et surtout, un très beau livre d’entretiens avec Jean-Luc Barré, paru en 2008, sous le titre « Le Général et le journaliste », dont huit des dix chapitres retracent les souvenirs de la période où il fut personnellement accrédité pour le compte de l’AFP auprès du général de Gaulle, ce qui lui valut de l’accompagner dans le monde entier, aussi bien au temps de la traversée du désert que pendant sa période élyséenne.

Ainsi, peut-on dire, à chaque Mauriac son de Gaulle. A chaque Mauriac, sa relation particulière avec cette grande figure qui leur était commune, mais dont on ne sait quelle place elle tenait dans leurs conversations familiales.

La plus pénétrante est-elle celle de François ? La plus intime – mot toujours très relatif quand il s’agit du Général – celle de Claude ? La plus longue en tout cas et, sans nul doute la plus minutieuse, AFP oblige, appartient à Jean, pour lequel le Général dissipait les préventions qui étaient généralement les siennes à l’égard des journalistes.

Rivaux à tant d’égards, et d’abord, à leurs propres yeux, dans le cœur de leur père, Jean et Claude Mauriac l’étaient-ils aussi dans leur volonté de témoigner de qui aura été Charles de Gaulle ? Peu importe au fond, dès lors que leurs écrits ont, tout comme, dans un autre registre, les réflexions de leur père incontestablement enrichi le récit de la geste gaullienne.

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Au départ, une voix, qu’on écoute à Malagar, clandestinement, Jean, Claude et François l’ont tous évoquée, celle de la radio de Londres. Aucun d’entre eux pourtant n’a, à l’image de la quasi-totalité des français, entendu l’appel du 18 juin. Tous trois, en revanche, ont très vite ressenti d’instinct que cette voix, à la fois étrange et lointaine, mais aussi proche et profonde, allait porter l’honneur de la France. Claude gardera toutefois le regret de ne pas s’être engagé davantage dans la Résistance, par opposition à l’auteur du « Cahier noir », son père. Jean, qui a très bien évoqué le Malagar de ce temps-là, dans une atmosphère proche du « Silence de la mer », recevra la Croix de guerre après s’être engagé à l’automne 1944 au 6e bataillon de chasseurs alpins.

Ensuite, une silhouette, celle d’un homme immense, mince et droit comme un pin des Landes, maîtrisant comme toujours son émotion, pudique jusque dans sa gestuelle pour répondre aux vivats des parisiens : Charles de Gaulle descend les Champs-Élysées le 26 août 1944. Jamais, il ne sera plus haut que ce jour-là. Jean Mauriac observe, au balcon de l’hôtel du Figaro, celui que son père a salué, peu auparavant, comme « le premier des nôtres ».

Derrière cette silhouette, on en aperçoit une autre : celle d’un jeune officier d’aviation, sanglé dans son uniforme, le capitaine Claude Guy, ami d’enfance et de jeunesse de Claude Mauriac. Quelques semaines plus tard, c’est grâce à lui, et au sésame de son propre nom, que Claude Mauriac verra s’ouvrir à lui les portes du cabinet du général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française. Pendant 4 ans, de 1944 à 1948, il sera son secrétaire particulier, successivement à l’hôtel de Brienne, que de Gaulle préfère à Matignon lors de son retour à Paris, puis à Marly-le-Roi, après le retrait volontaire du Général le 20 janvier 1946, enfin entre Colombey-les-deux-Eglises et Paris.

Le jeune Claude [1] – il a 30 ans tout juste quand commence pour lui ce qui sera l’épisode le plus marquant de sa vie publique – aura ainsi le privilège de voir, chaque jour ou presque, du moins jusqu’en 1946, Charles de Gaulle. Et même de l’approcher en tête à tête, en fin d’après-midi, à cette heure qui n’est pas seulement celle du courrier et du suivi des audiences, mais aussi celle, parfois, des demi-confidences ou des libres propos. Claude a beau être ébloui, il est déjà un écrivain, prend des notes et fera plus tard son miel de ses rencontres.

Témoigne tout spécialement de ce regard de Claude Mauriac sur de Gaulle, le récit des premières heures vécues à son contact à l’hôtel de Brienne les 26 et 27 août 1944, dans l’atmosphère si intense de la Libération de Paris.

Il lui faut alors se familiariser avec le cadre du pouvoir, avec son rythme, mais aussi avec l’écriture du Général, difficile à déchiffrer, car plus rapide encore en ces heures où chaque seconde est requise pour l’action.

Entré ainsi à 30 ans tout juste dans l’entourage immédiat du général de Gaulle comme secrétaire particulier, il puisera là des leçons fortes et y forgera, au-delà de tout, un attachement et une admiration définitifs pour Charles de Gaulle, mais qui n’exclut nullement, de nombreuses mentions de son journal en attestent, une certaine distance critique.

Cette fonction de secrétaire particulier lui donnera aussi fugitivement l’occasion d’échanges plus amples, où le Général dévoilera un peu plus de lui-même, par exemple autour de Péguy qui, avec Bergson, a tant marqué le jeune Charles de Gaulle.

Ainsi, ce jour où de Gaulle va chercher dans son bureau un tome de Péguy dont il lit un extrait. Claude Mauriac écrit : « De Gaulle ayant cité Péguy, je fus frappé de voir ces deux pensées à la mesure l’une de l’autre et la voix du général de Gaulle tellement forte pour donner corps et âme à ce rythme (…). Il me sera impossible, ajoute-il, de jamais oublier cet instant de repos campagnard où de Gaulle martelait les vers de la prière « pour nous autres charnels… ».

A ces minutes, sans doute assez rares, mais ô combien marquantes pour le jeune Claude Mauriac, la relation fonctionnelle fait place à une sorte de complicité fugitive ou, en tout cas, de connivence entre deux intellectuels qui se laissent gagner mutuellement par les plaisirs de l’esprit, le Général, appréciant de tester sa propre sensibilité en la confrontant à celle de cet interlocuteur plus jeune, mais dont il devait goûter la qualité de jugement littéraire, par exemple lorsqu’il lui demandait – peut-être non sans malice… – quels écrivains finalement subsisteraient…

François Mauriac, de son côté, rencontre de Gaulle pour la première fois, le 1er septembre 1944, à la faveur d’un tête-à-tête à l’hôtel de Brienne où Claude et Jean le ramènent de sa maison de Vémars.

« Ce dont je pris conscience au cours de cette première rencontre, écrit-il, ce ne fut pas du mépris que ses ennemis prêtent au général de Gaulle à l’égard de tous les hommes, mais de cette petite distance infranchissable entre nous et lui, non celle que crie l’orgueil de la grandeur consciente d’elle-même, mais celle que maintient cette tranquille certitude d’être l’Etat, et c’est trop peu dire, d’être la France » [2].

Quand François Mauriac devint-il exactement gaulliste ? Seuls, les sourcilleux et les esprits chagrins, ignorant délibérément ce que furent les ténèbres de ces premiers temps de la guerre qui suivirent la débâcle de 1940, s’attacheront à cette question.

Et si l’on tient à tout prix à décerner des brevets de gaullisme – on se demande bien d’ailleurs au nom de qui ou de quoi… – gageons que peu pourraient entrer en compétition, y compris paradoxalement avec la prise de distance au temps du RPF, avec lui pour le prix de la fidélité et du courage, et pas seulement au temps des pires heures de la guerre d’Algérie, qui lui valurent tant de menaces de mort, celles que recevait d’ailleurs, au même moment et pour les mêmes raisons, Charles de Gaulle.

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Les pages du tome du Temps immobile (tome 5) intitulé « Aimer de Gaulle » témoignent du regard de Claude sur le Général, plus équilibré que celui de François, parce qu’à la fois plus proche – jamais d’intimité, même intellectuelle, entre de Gaulle et François Mauriac – et, paradoxalement, plus distancié. Comme le souligne à juste titre l’un de ses biographes, Jean-Luc Barré, François Mauriac n’aura guère rencontré de Gaulle « à son grand regret, qu’à trois ou quatre reprises ».

D’ailleurs, ce n’est pas à propos de Claude Mauriac, mais bien de François que Jacques Laurent écrira, de sa plume de virtuose, trempée pour l’heure dans le vinaigre, son « Mauriac sous de Gaulle ». L’admiration parfois presque hypnotique en apparence, quoique non dénuée, de ci de là, de quelques appréciations critiques, que semble éprouver François Mauriac vis-à-vis du Général et qui culmine dans son « De Gaulle », avait certes de quoi irriter ceux qui n’ont eu de cesse, quelles qu’en fussent les raisons, le plus souvent liées à l’Algérie, de tirer de Gaulle par le bas – et même parfois, de tirer sur lui et pas toujours métaphoriquement.

François Mauriac fut-il vraiment aveuglé par son admiration pour le général de Gaulle ?

A propos de son « De Gaulle » dont il avait reçu commande, qui ne s’apparente à rien d’autre dans son œuvre et qui, d’ailleurs, lui donnera, semble-t-il, tant de mal, François Mauriac n’écrit-il pas lui-même au Général : « Ayant eu la présomption d’accepter d’écrire ce livre dont la matière est si complexe et si diverse que je suis déjà submergé » [3].

N’avait-il pas d’ailleurs avoué à son fils Claude, au sortir d’une rencontre avec le Général à la Libération, perdre auprès de lui tous ses moyens ?

Au moment même où il se lance dans la rédaction de son « De Gaulle », François Mauriac est, en tout cas, pleinement conscient du risque hagiographique qui le guette. Dès les premières pages, il s’efforce de le conjurer, en précisant la méthode qu’il entend suivre et la focale sur laquelle il règlera son regard sur le Général : « Ce n’est pas qu’il nous fascine et que je sois incapable d’un jugement désintéressé en ce qui le concerne, comme certains m’en accusent. Je ne cesse de le juger depuis 1940 et parfois de revenir sur tel de mes jugements (…). Je ne me suis jamais interrompu d’observer de Gaulle avec une curiosité, avec un intérêt qui est le contraire de l’état de transe dans lequel on veut que j’entre dès qu’il s’agit de lui » [4].

Il n’en est pas moins trahi, lui si soucieux du mot juste, lorsqu’il avoue le « dévorer » des yeux, quitte à esquisser plus loin une explication, au demeurant recevable : il entre, depuis juin 1940, une part de « mythe » dans l’idée qu’il s’est forgée et, selon lui, beaucoup de français avec lui, du Général. 

Belle occasion pour Jacques Laurent de tirer à boulets rouges sur François Mauriac. Mais les flèches qu’il décoche trahissent autant son admiration pour le style de Mauriac que son regret de le voir, en l’espèce, à son gré, aussi mal employé…

Pourtant le cœur de ce que ressentit François Mauriac pour de Gaulle est tout, sauf médiocre et tient à ce qui fait sa singularité absolue dans notre histoire : son irruption, un jour de juin 1940, adossée à un diagnostic d’une lucidité insurpassée sur la suite de la guerre et les forces en présence ; son courage, y compris face aux alliés anglosaxons ; sa volonté subséquente de tout faire pour rétablir et sauvegarder l’indépendance nationale, en matière économique, diplomatique et militaire ; son refus d’abandonner le destin de la nation aux mains des partis politiques, aussi bien en 1946 qu’en 1968, d’où la tentative, si ambigüe fût-elle, de sursaut final avec le référendum d’avril 1969 ; et – n’en déplaise notamment à Jean-François Revel – son talent d’écrivain, salué par Mauriac lors de la publication des Mémoires de guerre : « c’est la même flamme dont on sent qu’elle brûle, mais dans une rigueur janséniste ».

En revanche, François Mauriac éprouvera vis-à-vis du Général, une vraie et constante déception, lui qui aimerait tant parler politique avec de Gaulle, à constater que celui-ci, qui apprécie pourtant à sa juste valeur son soutien politique, cantonne ses rares conversations avec lui au domaine de littérature.

Le gaullisme représentait pour François Mauriac une aventure intellectuelle et morale : « Si en fait la politique de De Gaulle, depuis 1940, est allée dans le sens de ce que souhaitait la gauche, si finalement de Gaulle a inscrit dans la réalité ce qui paraissait le plus difficile à admettre aux Français nationalistes et chauvins (…), c’est parce que la grandeur de la France et que sa restauration, à laquelle il se consacre, ne peut plus aujourd’hui être fondée que sur des valeurs spirituelles que nous détenons ». Et le voilà qui se prend même, dans son « De Gaulle », publié en 1964, à quatre ans de 1968, à rêver à « ce grand discours pour la jeunesse » que de Gaulle n’a jamais prononcé, sauf peut-être à Oxford en 1942, mais le temps en a estompé les traces pour les jeunes Français des années 60, et dans lequel il expliciterait ce que sont les valeurs, morales et spirituelles, qui sous-tendent en profondeur son action. Mais Mauriac le catholique sait bien que, dans notre France laïque, attachée au principe de la séparation de l’Église et de l’Etat, même dans une ambiance moins tendue sur ce sujet que celle qui prévaut en ce début du 21e siècle, un tel discours est impossible. Le message doit rester subliminal. « Charles de Gaulle, à genoux dans le chœur de Notre-Dame au cours des cérémonies officielles, que dit-il à l’Être infini ? ».

De Gaulle, de son côté, sait gré à François Mauriac de son appui, mais ne lui témoignera jamais, selon la formule de Bertrand Le Gendre, « que des attentions comptées [5]».

Le Général cite à deux reprises dans ses Mémoires le nom de François Mauriac. La première mention, au tome 1 de ses Mémoires de guerre dans le chapitre intitulé « La France Libre », est allusive : « Au reste, si l’écroulement de la France avait plongé le monde dans la stupeur, si les foules, par toute la terre, voyaient avec angoisse s’abîmer cette grande lumière, si tel poème de Charles Morgan ou tel article de François Mauriac tiraient des larmes de bien des yeux, les États, eux, ne tardaient pas à accepter les faits accomplis » [6].

La seconde occurrence, plus substantielle, du nom de François Mauriac se trouve dans les Mémoires d’Espoir, au chapitre intitulé « Le Renouveau » : « François Mauriac dont son attachement à la France, sa compréhension de l’Histoire, son appréciation patriotique et esthétique de la grandeur, son art de pénétrer et de peindre les ressorts des passions humaines font un observateur incomparable de notre temps » [7].

Pour élogieuse qu’elle soit, cette référence, et Claude Mauriac le regrettera dans son journal, n’égale pas, dans la ferveur de l’hommage, la lettre que Charles de Gaulle fera, de Colombey, porter à Paris par son aide de camp le jour même de la mort de François Mauriac, le 1er septembre 1970, à sa femme Jeanne : « Son souffle s’est arrêté. C’est un grand froid qui nous saisit. Qu’il s’agisse de Dieu, ou de l’Homme, ou de la France, ou de leur œuvre commune que sont la pensée, l’action et l’art, son magnifique talent savait, grâce à l’écrit, atteindre et remuer le fond des âmes, et cela d’une telle manière que nul ne reviendra jamais sur l’admiration ressentie ». Hommage d’écrivain à un autre écrivain…

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Nulle mention en revanche de Claude dans les Mémoires, ce qui s’explique, malgré l’étroitesse et la durée de leurs liens, par le caractère, aux yeux du Général, assez modeste malgré tout, des fonctions occupées auprès de lui par le tout jeune Claude Mauriac. Il n’en est que plus touchant, à l’inverse, de relever les mentions que fera par la suite, à chaque fois, Claude de ses retrouvailles, occasionnelles et brèves, avec le Général de Gaulle, qui constitueront à ses yeux et jusqu’au bout, des signes d’amitié et de complicité, dont témoignent les pages du « Temps immobile », par exemple à l’occasion du déjeuner restreint qui suit, à l’Elysée, la remise à son père des insignes de Grand Croix de la Légion d’Honneur.

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Si Claude apparaît plus nuancé que son père par rapport à de Gaulle, c’est surtout parce que là où François admira un monument, Claude, d’emblée, rencontra un homme.

Claude Mauriac se montre en effet très sensible à l’humanité du Général, qui, dans l’immédiate après-guerre, se marque aussi bien dans l’exercice du droit de grâce, systématiquement favorable à l’égard des femmes, parce qu’elles donnent la vie et qu’on ne saurait donc la leur reprendre, que dans l’attention aux besoins du peuple.

En choisissant d’intituler « Aimer de Gaulle », le tome 5 de son Temps immobile, Claude Mauriac nous donne d’ailleurs une clé de lecture qui éclaire son regard sur la vie, au-delà même de son regard sur le Général.

Claude Mauriac a besoin d’aimer. Il ne conçoit pas de vivre sans porter sur les êtres et la vie un regard non seulement bienveillant et accueillant, mais teinté d’amour, y compris dans ce qui était à l’origine avec de Gaulle un pur rapport fonctionnel, abordé certes avec enthousiasme, joie, émotion, par ce très jeune homme de 30 ans, mais très vite comme transfiguré par l’humanité profonde qu’il découvre chez le Général. Ce fil, Claude Mauriac ne le rompra plus jamais, même lorsque, bien des années plus tard, il s’éloignera, moins d’ailleurs du Général lui-même que de certains de ses épigones.

En témoigne cette phrase extraite du « Temps accompli » [8]: « Si bon orateur, si prestigieux soit-il, certes Mitterrand n’est pas de Gaulle, et d’esprit, de cœur, avec lui, je ne le suis pas de cette façon viscérale, organique, totale dont, tout éloigné que je fusse du RPF, je me sentais lié avec de Gaulle ».

Ne parle-t-il pas d’ailleurs de son « amitié » pour François Mitterrand et de son « amour » pour Charles de Gaulle ? [9].

Pourtant, deux éléments rapprochent Claude et François dans leurs rapports au général de Gaulle : le premier est leur volonté commune d’appeler, chaque fois qu’ils le peuvent, son attention sur des situations de détresse humaine.

L’épisode Brasillach en est l’illustration la plus célèbre.

Les efforts conjugués de François et Claude Mauriac – lequel serait, selon Bertrand Le Gendre [10], à l’origine de l’idée et même de la première version de la pétition lancée pour obtenir la grâce de Brasillach, pétition qui recueillera notamment les signatures de Valéry, Colette, Claudel, Camus –qui ne suffiront pas cependant à le sauver. François Mauriac aura beau venir en personne plaider la cause, rue Saint-Dominique, dans le bureau du Général, celui-ci ne reviendra pas sur la peine de mort décidée par le tribunal. Jacques Laurent, qu’on a connu mieux inspiré, aura ce trait, cruel pour François Mauriac : « Son succès le plus remarquable aura été d’avoir obtenu la grâce de Robert Brasillach la veille de l’aube où on l’exécuta ».

Mais Claude et François Mauriac se rejoindront aussi sur la décolonisation et les relations de la France avec le tiers monde.

C’est que décidément, ces deux Mauriac, nés à droite, sont l’un et l’autre devenus, tour à tour et chacun à leur manière, des « gaullistes de gauche ». L’un et l’autre entretiennent d’ailleurs, en parallèle, parce qu’ils restent avant tout des hommes libres, des amitiés bien distinctes : avec Georges Pompidou, qu’ils admirent l’un et l’autre, pour Claude ; avec François Mitterrand depuis 1934 pour François [11], et aussi, bien que plus tardivement pour Claude, dans les années quatre-vingt.

Mais, leur grand homme reste le même : Charles de Gaulle. Ou, pour mieux dire, un Charles de Gaulle qui, pour chacun d’eux, n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre…

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Jean Mauriac aura la chance d’assister, le 1er octobre 1944, aux retrouvailles du général de Gaulle avec sa ville natale, Lille, mais il sera aussi à ses côtés dans les heures inoubliables où il rend visite au Havre, à Rouen, à Caen, dans la Normandie délivrée et déchiquetée : « Inoubliables étaient les français qui écoutaient de Gaulle à travers leurs larmes »[12]. Tout comme il sera à ses côtés en Vendée le 12 mai 1946, sur la tombe de Georges Clemenceau, lorsque le Général viendra y honorer la promesse faite à la radio de Londres le 11 novembre 1941.

Dans toutes ces années, il conciliera sa conviction gaulliste et la stricte déontologie qui s’impose à tout journaliste dans une agence de presse de rayonnement international.

Des trois Mauriac, il sera le seul, à ce double titre, à accompagner l’aventure du RPF, qu’il partagera et soutiendra, contrairement à Claude et à François, sans que, pour autant celui-ci, lui en fît jamais reproche.

Par la suite, lorsque le Général sera revenu au pouvoir, il sera à ses côtés dans ses tournées en province tout comme au Québec ou aux Etats-Unis le jour des obsèques de Kennedy. « Tout, en de Gaulle, écrit-il, dans « le Général et le journaliste », était à la fois d’une insoupçonnable grandeur, d’une profonde gentillesse et, dans le privé, d’une extrême simplicité ».

Jean sera le seul journaliste à pouvoir se recueillir devant le cercueil du général de Gaulle à la Boisserie le 12 novembre 1970.

Faut-il aller jusqu’à dire, comme l’a écrit Jérôme Garcin, que le vrai gaulliste de la famille, le « seul et authentique gaulliste », c’est lui ?

Sa « Mort du général de Gaulle » est en tout cas un témoignage saisissant de vérité et de fidélité.

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Aux yeux de François, Claude et Jean Mauriac, le gaullisme apparaît avant tout – et ce trait transcende en définitive réserves et critiques -, depuis le 18 juin 1940 jusqu’au 27 avril 1969, comme une aventure intellectuelle et morale, dans laquelle ils se reconnaissent quasiment de bout en bout, même si, après 1968, un léger doute semble, chez François Mauriac, s’insinuer au profit de Georges Pompidou.

Ainsi, au-delà de leur propre cheminement, pour François fidélité jusqu’au bout, fût-elle teintée aux yeux de certains d’un peu trop de pompidolisme, nostalgie des heures les plus vives de la part de Jean, conviction, pour Claude, d’avoir côtoyé ce qui reste à ses yeux, au-delà de sa propre évolution politique personnelle, l’étalon-maître de ce qui peut se faire de mieux dans l’ordre de l’engagement au service de la nation, nul ne pourra revenir sur de Gaulle sans passer par les Mauriac, ni sur les Mauriac sans passer par de Gaulle.

Tous trois, à n’en pas douter, demeurent en effet, parmi les témoins, et d’une certaine manière aussi les acteurs, les mieux informés et les plus sagaces du gaullisme politique.

Mais ce qu’illustre par-dessus tout cette triple relation, c’est la capacité d’un homme d’Etat à incarner une vision spirituelle de la nation. Et la valeur de chacun de leur témoignage éclaire le ressort profond et durable de l’adhésion du peuple français et de sa fidélité dans l’histoire à la figure du général de Gaulle. Au même titre, quoique différemment, des relations de Charles de Gaulle avec un Bernanos ou un Maritain, ces témoignages contribuent ainsi à entretenir en nous « une certaine idée de la France ».

[1] De Gaulle, me dit un jour son épouse, Marie-Claude Mauriac, était « l’autre amour de sa vie », au point de susciter parfois l’ironie de certains des siens, et notamment de Jeanne Mauriac, sa mère, qui, sans doute pour le provoquer un peu, parlait parfois, en ces années-là, du Général en l’appelant « le Zébrus ».

[2] De Gaulle, Grasset, page 17, 1964.

[3] Lettre à de Gaulle, 15 décembre 1963.

[4] « De Gaulle », François Mauriac, Éditions Grasset, 1964.

[5] De Gaulle et Mauriac. Le dialogue oublié. Fayard. 2015).

[6]  Cf. : bibliothèque de la Pléiade, page 75.

[7]  Bibliothèque de la Pléiade, page 1143.

[8] Tome 1, p. 118

[9] Tome 1, page 92, du Temps immobile

[10] De Gaulle et Mauriac, Le dialogue oublié, Bertrand Le Gendre (Éditions Fayard 2015)

[11] « François de Guyenne et François de Saintonge » par Jean-Yves Perrot, in « Nouveaux Cahiers François Mauriac », n° 24, du centre François Mauriac de Malagar, éditions Grasset 2018.

[12]  Le Général et le journaliste, page 106.

Lettre de condoléances du général de Gaulle adressée à Madame Mauriac :

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