LES PREMIERS RALLIEMENTS DES COLONIES À LA FRANCE LIBRE
JUIN-NOVEMBRE 1940

Par Jean-Marc Regnault

In La France Libre, Actes du colloque international organisé par la Fondation de la France Libre et la Fondation Charles de Gaulle, Assemblée nationale, 15 et 16 juin 2004 (Lavauzelle, 2005).

CHRONOLOGIE DE L’ÉPOPÉE

Différents ouvrages ou articles développent cette histoire et nous les citerons soit dans notre exposé, soit en bibliographie. Nous n’avons pas indiqué les ralliements individuels ou de groupes divers qui n’ont pas été suivis par la colonie à laquelle ces hommes ou ces groupes appartenaient [1].

De Gaulle et l’Empire

Il est capital de considérer que si de Gaulle représente peu de choses en juin 1940, il place ses espoirs dans l’Empire. Parmi les raisons invoquées par lui dès le 18 juin pour conserver cet espoir, il y a l’Empire, « un vaste Empire ». Dans ses messages à la radio de Londres, le Général ne cesse d’y faire allusion. : « La France sent que, dans son vaste Empire, des forces puissantes de résistance sont debout pour sauver son honneur » lance-t-il le 24 juin [2]. En réponse à Pétain, qui justifiait l’armistice, il accuse : « Vous avez tenu pour absurde toute prolongation de la résistance dans l’Empire ». Le ton monte encore les jours suivants quand il évoque « les abominables armistices de juin [3] ». Ces armistices sont « totalement injustifiables, inexcusables, pour ce qui concerne l’Empire » (30 juillet). « J’affirme, au nom de la France, que l’Empire ne doit pas se soumettre [aux hommes de Vichy] » martèle-t-il.

Dès le 28 juin, de Gaulle appelle les hauts responsables de l’Empire à le suivre : « Généraux ! Commandants supérieurs ! Gouverneurs dans l’Empire ! Mettez-vous en rapport avec moi pour unir nos efforts et sauver les terres françaises ». Le 30 juillet, il rappelle aux chefs des colonies leur devoir. « Au besoin, j’en appelle aux populations », dit-il. Et tandis que les commissions d’armistice tentent d’opérer à travers l’Empire, il affirme que « l’Empire saura vivre en combattant pour la liberté ». Lorsqu’il annonce le ralliement du Tchad, de Gaulle exulte : « L’ennemi a cru que par l’abominable armistice, il en avait fini avec la France […] Mais quoi ? La France est la France […] La France, écrasée, humiliée, livrée, commence à remonter la pente de l’abîme. Les Français du Tchad viennent d’en donner la preuve… ».

Après le ralliement de la quasi-totalité de l’AEF, il dénonce à nouveau « le crime de l’armistice » qui a méconnu « les forces immenses et intactes que nous gardions dans l’Empire ». Désormais, de Gaulle peut affirmer : « La guerre continue par l’Empire français [4] ».

Les réactions du monde colonial

Dans un premier temps, quand est connue la demande d’armistice de Pétain, la plupart des hauts responsables de l’Empire font savoir qu’ils souhaitent poursuivre la lutte [5], mais c’est à Pétain qu’ils adressent cette recommandation [6]. L’armistice divise alors ces responsables et le drame de Mers-el-Kébir fait renaître « les traditions anglophobes de la marine et d’une partie des coloniaux [7] ». Chez les hauts-fonctionnaires, les perspectives d’une carrière liées à la notion de légitimité conduisent à prendre le parti de Vichy [8].

Dans un deuxième temps, des forces contradictoires sont à l’œuvre tandis que les jours passent, que l’inaction use les intentions premières que peu de leaders semblent capables de traduire les aspirations généreuses et que de nombreux chefs militaires ou responsables civils estiment rapidement que l’Allemagne a gagné la guerre. Vichy réagit et veut également contrôler l’Empire, non seulement pour céder aux pressions de l’ennemi, mais aussi pour expérimenter Outre-mer les principes de la « révolution nationale [9] ». L’envoi de l’amiral Platon au Cameroun pour faire fléchir le gouverneur Brunot, ou le remplacement du général Legentilhomme en Côte française des Somalis, illustrent cette volonté [10]. Le Martiniquais Henri Lémery, ministre des Colonies dans le premier gouvernement de Vichy, joue un rôle important dans la reprise en main des colonies en y exportant les lois attentant aux libertés. Son successeur, le 6 septembre 1940, l’amiral Platon fait de son mieux pour appliquer la Révolution nationale [11]. La nomination à la tête des territoires de grands proconsuls (Boisson, Decoux, Robert, Annet, Cayla, Nouailhetas [12], c’est-à-dire les vaincus de 1940, ironise de Gaulle) va dans le même sens.

Inversement, les Britanniques tentent d’arracher les colonies à Vichy [13]. Le lendemain de l’armistice, Lord Halifax, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, promet aux responsales des colonies : « Nous garantissons que ces territoires coloniaux [qui se seront rangés derrière l’Empire britannique] seront pourvus de fonds suffisants pour payer les salaires et les pensions de tous les fonctionnaires civils et militaires [14] ». Churchill considère fin juillet que « tout nouveau ralliement de colonie française a maintenant de l’importance [15] ».

Peu à peu également, alors que de Gaulle devient un personnage connu, des hommes, des groupes comme nous l’avons vu, se rangent derrière l’homme de Londres et tentent d’orienter les volontés locales à continuer la lutte, ce qui est particulièrement vrai dans le Pacifique, mais se retrouve également en Afrique.

Dans un troisième temps s’établit la victoire du camp gaulliste, rencontre bienvenue de certains idéaux, d’intérêts bien compris et de l’appui des Alliés. Dans un cas précis, celui des Etablissements français de l’Océanie, le ralliement s’est opéré « sans contacts et sans appuis extérieurs, en vase clos pourrait-on dire [16] », au terme d’un référendum organisé par les partisans de la France Libre [17]. Aux Nouvelles-Hébrides, premier territoire rallié, la forte présence anglaise ainsi qu’une évidente pression dans le condominium ont été des éléments déterminants, de même que dans les Etablissements français de l’Inde [18], ce qui n’exclut nullement une volonté affichée des habitants. En Nouvelle-Calédonie, le mouvement populaire en faveur de De Gaulle a eu besoin de l’appui australien pour triompher. Henri Sautot, venu des Nouvelles-Hébrides sur l’ordre du Général, peut alors prendre possession du gouvernement. Henri Sautot est le premier gouverneur de la France Libre nommé par de Gaulle [19]. En Afrique, « aucune des colonies, écrit le général de Larminat, n’était susceptible de se rallier sans une intervention extérieure [20] ». Cette dernière vint de la France Libre mais, comme le note de Gaulle dans ses Mémoires, avec l’appui de Lord Lloyd, ministre britannique des colonies, et de Sir Bernard Bourdillon, gouverneur général de la Nigeria, qui prêta « son actif et intelligent concours [21] ». Cependant, les ralliements en AEF se sont effectués sans intervention de militaires britanniques.

Ces considérations nous amènent à approfondir l’analyse des faits historiques.

S’interroger sur le sens des ralliements

Les colonies entre Vichy et Londres : Vichy part favori

De Gaulle n’est-il pas présomptueux, le 18 juin, en avançant que le « vaste Empire » pourrait permettre de continuer la lutte avec les Britanniques ? Ne commet-il pas une erreur d’analyse lorsqu’il interprète les réactions favorables à la poursuite de la guerre comme un désaveu de Pétain ? Que connaissait-il de cet Empire [22] ?

Certes, de Galle peut espérer que quelques grands chefs militaires (comme Noguès) partagent sa vision du conflit. On sait ce qu’il en a été. Les hauts responsables des colonies pensent à leur carrière et imaginent mal entrer en dissidence avec ce qui apparaît comme le gouvernement légitime de la France. Beaucoup d’entre eux, comme les Européens qui vivent dans les colonies, ne peuvent qu’accueillir favorablement la façon dont Pétain prétend faire renaître la France. Dans un livre récent, l’historien américain Eric Jennings montre que « la Révolution nationale » a été accueillie avec enthousiasme dans les colonies car « la majorité des colons considérait depuis longtemps les principes [de liberté, d’égalité et de fraternité] comme des idées fausses et incompatibles avec le colonialisme ». C’est la revanche des extrémistes antirépublicains « en faveur d’un inégalitarisme pleinement affiché et assumé [23] ». Eric Jennings affirme que de Gaulle avait en fait mal jugé son auditoire colonial : pour bien des coloniaux, le rejoindre à Londres était inconcevable, aussi bien en raison du risque politique encouru qu’à cause de leur anglophobie.

Pourtant, des colonies se rallient

Dans le cas des Etablissements français de l’Océanie (EFO, connus grâce à l’île principale, Tahiti) et dans une certaine mesure en Nouvelle-Calédonie, il faudrait plutôt parler d’anglophilie de la part des populations, pour des raisons tout à la fois historiques et géographiques et nous pourrions ajouter religieuses, les protestants ayant joué un rôle non négligeable dans l’engagement en faveur de de Gaulle. Dans les deux cas, la population, majoritairement favorable à la France Libre, après avoir pesé ce choix, bouscule les autorités vichyssoises [24]. Notons aussi que dans les EFO, le système colonial s’était fait moins contraignant qu’ailleurs et que le métissage s’y était fortement développé [25].

Dans les Indes françaises, il semble que les autorités comprennent vite où est leur intérêt, mais attendent l’appui définitif des Britanniques. Fait notable, l’archevêque de Pondichéry, Monseigneur Colas approuve le ralliement ostensiblement.

En AEF, la personnalité de Félix Eboué a entraîné une nouvelle donne. Pourtant les coloniaux européens devaient bénéficier d’un système qui leur était très favorable. D’après le gouverneur général de l’AEF en 1944, André Bayardelle, le budget de 1939 d’un montant de 250 millions de francs était alimenté par 163 millions d’impôts directs (121) et directs (42). Or, sur ces derniers, les colons n’en acquittaient que 8 millions [26], souligne le gouverneur. Là comme ailleurs, les colons avaient été effrayés par les projets du Front populaire. Ils ont pu aussi être sensibles à la propagande anti-britannique qui répandait l’idée d’une menace anglaise sur l’Empire. C’est donc sur le cas de Félix Eboué qu’il faut se pencher. Prenant ses fonctions de gouverneur du Tchad le 4 janvier 1939, il semble s’être imposé auprès de son administration et de ses administrés. L’équipe qui l’entoure ne doit pas être oubliée : Henri Laurentie, Cazenave de La Roche et Isambert. Félix Eboué possède une expérience de l’Afrique ancienne et profonde. Il faudrait étudier la façon dont il a su nouer des relations de confiance avec l’armée [27] (en particulier avec le chef de bataillon Colonna d’Ornano). Son appartenance à la franc-maçonnerie, son appartenance à la SFIO [28], les idées qu’il mûrit sur la façon de se comporter à l’égard des indigènes [29] ne le prédisposent pas à se tourner vers Pétain. Il tient bon et garde la position adoptée malgré les pressions. Il prépare habilement le ralliement tout en « calmant ls impatiences » et nouant les alliances nécessaires [30]. Enfin, il y a les motivations personnelles de l’homme qui sont à considérer. Il a vécu sa nomination au Tchad comme une « véritable déchéance », une sanction déguisée après son séjour à la Guadeloupe [31].

Le 26 août, il peut enfin proclamer officiellement le ralliement du Tchad. Les autres ralliements de l’AEF, bien sûr soutenus par diverses forces – mais insuffisantes- ne sont possibles que grâce à l’audace de Leclerc, Boislambert et Larminat. Il faut une opération militaire audacieuse pour vaincre les forces vichystes du Gabon en novembre.

Qui se rallie ?

Dans notre étude sur les ralliements du Pacifique [32], nous avons tenté de cerner les attitudes des autorités civiles et militaires, leurs atermoiements, leurs craintes [33], leurs revirements parfois, mais aussi leur engagement solide une fois prise une décision dépourvue de toute ambiguïté. En Afrique, les mêmes études peuvent être menées si elles n’ont pas déjà été largement explorées.

Nous nous intéresserons plutôt à l’étendue des ralliements dans les populations.

Dans ses discours à la radio de Londres, de Gaulle parle de la « courageuse décision prise par le territoire du Tchad », des « Français du Tchad » qui reprennent leurs armes « spontanément ». Quant au Cameroun, c’est dans un « immense mouvement de foi, d’ordre et de discipline » qu’il se serait placé « spontanément » là encore sous la direction des envoyés de la France Libre. Larminat aurait été « acclamé par toute la population et obéi par toutes les troupes ». Dans ses Mémoires, de Gaulle parle de « l’appui enthousiaste de la population » de Nouvelle-Calédonie.

La réalité est-elle conforme à cette vision optimiste ? Répondre à cette interrogation nécessite la consultation de la chronologie. Nous avons vu déjà que, dès le 28 juin, de Gaulle s’adresse aux généraux, commandants supérieurs et aux gouverneurs pour qu’ils se mettent en contact avec lui. Il renouvelle cet appel le 30 juillet, mais il ajoute : « Au besoin j’en appelle aux populations ». Il semblerait donc que le Général ait d’abord cru que tout dépendrait des chefs et que devant le peu d’écho recueilli, il ait pensé nécessaire de s’appuyer sur les « populations ». Naissance d’une pratique « gaullienne » ? Toujours est-il que de Gaulle veut donner une légitimité à la France Libre et qu’il lui faut insister sur l’adhésion populaire la plus vaste. Il est clair que l’unanimité n’a pas été au rendez-vous [34], que des divisions sont vite apparues dans les territoires ralliés [35].
Marc Michel a fait remarquer que, dans les colonies, le ralliement a concerné « dans un premier temps » les seuls coloniaux, et que « les indigènes furent, dans les faits, très largement tenus à l’écart et leurs réactions passées sous silence [36] ».

En Nouvelle-Calédonie, la participation des Mélanésiens n’est, en effet, guère sollicitée. Néanmoins, les mélanésiens ne restent pas passifs entre juin et octobre 1940. Les nombreux documents photographiques de cette époque montrent qu’à Nouméa, les Mélanésiens sont présents et en nombre dans tous les défilés et autres manifestations de rue qui se succèdent après l’armistice. Plusieurs chefs de districts, anciens combattants, font également savoir par la presse qu’ils soutiennent le mouvement populaire calédonien en faveur de la poursuite de la guerre. Après le ralliement, les opérations de recrutement de volontaires dans les tribus sont un succès grâce au concours des autorités coutumières, alors que les Calédoniens de souche européenne seraient plus réservés [37].

Dans les EFO, le docteur de Curton rapporte avec émotion l’attitude des chefs autochtones qui, le 14 juillet, cherchent à lui redonner confiance. « [Les Prussiens], dit l’un d’eux, n’ont pas vaincu les Maoris… nous pouvons encore nous battre pour notre pays [38] ». « Cette population m’a communiqué, écrit-il, sa confiance et insufflé l’espoir d’une victoire possible » (p. 55). Emile de Curton note encore : « Les quelques difficultés rencontrées furent toujours le fait d’Européens et jamais de Tahitiens : la population dite indigène ne donna jamais lieu à la moindre préoccupation ni à Tahiti ni dans les archipels. C’est pourtant elle qui supportait l’essentiel des difficultés économiques et de l’effort militaire » (p. 135).

De Gaulle lui aussi, certes avec des préoccupations de propagande, découvre la même chose lors de sa tournée en AEF : « [J’ai constaté] chez tous les Français et chez tous les indigènes, la même ardeur et la même volonté… ».

Ces quelques remarques montrent la complexité de l’étude des réactions des populations et sont autant de pistes de recherches à approfondir. Nous en suggérons quelques-unes.

Les raisons profondes des ralliements

Nous avons cherché, grâce à des sources abondantes, à déterminer les causes des ralliements du Pacifique [39], à les discuter, à les confronter les unes aux autres. La grille d’interprétation que nous avons établie pourrait servir à analyser les comportements ailleurs et à interroger les documents.

Nous avons évoqué « l’ardent patriotisme », réponse simple et qui appartient à la légende gaulliste, ce qui ne signifie pas qu’elle doive être rejetée.

Nous avons envisagé d’évaluer les engagements politiques des différents acteurs avant 1940, pour tenter de découvrir un lien entre ces engagements et l’adhésion à la France Libre. Souvent cette piste est difficile à suivre faute de sources pour des « hommes ordinaires », mais cela laisse supposer aussi que les événements de 1940 font entrer dans l’histoire ces hommes ordinaires qui se seraient contentés de gérer leur existence sans cela. Il ressort cependant qu’une minorité des acteurs de 1940 avait bien une vision politique affichée (dans quelque camp que ce soit) et que cette minorité a réussi à entraîner les ralliements. Toutefois, prenons garde : Eric Jennings a bien noté que le choc de 1940 fait parfois basculer les hommes dans le camp opposé à leur famille naturelle.

Nous avons étudié le comportement des autorités civiles et militaires. En Nouvelle-Calédonie comme à Tahiti, les autorités, plutôt tournées vers Vichy, n’ont pas opposé une véritable résistance à la montée populaire des ralliements.

Des groupes de pression doivent également être pris en compte. Les Eglises ont joué un rôle important, mais à géométrie variable, surtout en ce qui concerne l’Eglise catholique. Les protestants se sont généralement rangés dans le camp de Londres, dans le Pacifique comme ailleurs. Les prélats catholiques ont adopté des positions divergentes. A Tahiti, Monseigneur Mazé rédige une circulaire contre la franc-maçonnerie et la juiverie internationale, mais les catholiques ne sont pas assez nombreux pour constituer une force d’opposition. A Wallis et Futuna, au contraire, l’Eglise catholique toute puissante maintient l’archipel hors de la France Libre pendant deux ans [40]. A Nouméa, l’évêque entretient l’ambiguïté. A Port-Vila, il semble soutenir le mouvement gaulliste. On retrouve ce soutien à Pondichéry.

Autre groupe de pression, les anciens combattants ont plutôt soutenu la France Libre.

C’es surtout sur les problèmes économiques que nous avons insisté, tant les sources appuient l’argument que ces considérations ont primé sur les autres. Les Britanniques, de Gaulle lui-même, ont utilisé à fond ce moyen de pression [41]. C’est particulièrement vrai aux Indes, nous l’avons déjà évoqué. Jean-Christophe Notin écrit que le gouverneur « a été en fait poussé à se rallier à cause de son étroite dépendance matérielle vis-à-vis des Anglais et de l’Inde [42] ». En ce qui concerne le Tchad, de Gaulle note dans ses Mémoires : « les fonctionnaires et commerçants français, ainsi que les chefs africains, ne pensaient pas sans inquiétude à ce que deviendrait la vie économique du Tchad si son débouché normal, la Nigeria britannique, se fermait à lui tout à coup ».

Pour rallier les officiers du Tchad, Jean Colonna d’Ornano n’y va pas par quatre chemins : « Les caisses de Pétain sont vides. Il n’y a plus un sou. Si vous croyez que l’or du Gabon va vous payer votre solde, vous vous trompez, car il n’y a plus d’or. Les Anglais commencent à prendre tous les frais à leur charge, ils paieront les soldes, la moitié en livres sterling, la moitié en argent français. Les pensions, les médailles militaires, les légions d’honneur seront payées à vos familles [43] ». Il est vrai que René Pleven utilise des arguments plus idéologiques [44]. De Gaulle renverse plutôt le problème en annonçant que le Tchad s’est rallié « en dépit d’une situation économique particulièrement dangereuse [45] ». Une manière de mettre l’accent sur les mérites de la colonie ? Peut-être faut-il comprendre que, de toute façon, l’aspect économique devait être réglé de concert avec le ralliement. Une fois ce ralliement effectué, de Gaulle conseille à Félix Eboué « de faire bloc avec les Britanniques » pour assurer défense et ravitaillement [46].

A Brazzaville, le colonel de Larminat a diffusé un tract sur lequel on peut lire : « Français, si vous voulez éviter l’aiguillon des privations, unissez-vous aux Britanniques ; n’espérez pas, en tout cas, obtenir des avantages économiques sans vous engager personnellement dans une politique d’amitié et d’alliance [47] ». De Gaulle, du reste, avait bien insisté sur le fait que si ses partisans « imposent leur volonté » dans les colonies, « la défense et la vie économique » des territoires seraient assurées [48].

Toutefois, l’argument économique doit être manié avec prudence. D’une part, il faudrait être sûr que les populations, voire les responsables des colonies, aient été en mesure, au moment du choix, de mesurer la réalité des enjeux économiques. Dans le Pacifique, par exemple, plusieurs possibilités étaient offertes : un rapprochement avec le monde anglo-saxon ou un rapprochement avec le japon. Qui savait du reste, en août ou en septembre 1940, qui allait gagner, qui allait assurer la survie ? D’autre part, l’être humain n’est pas un homo oeconomicus. La peur de manquer de ravitaillement ou de ne pouvoir écouler les productions n’est donc qu’un élément parmi d’autres à l’heure des grandes décisions.

Toujours est-il que des ralliements ont eu lieu. Leur fragilité est apparue à plusieurs reprises, soit que l’adversaire ait semblé en mesure de reconquérir [49], soit que des tensions aient révélé l’ambiguïté des motivations des uns et des autres [50]. Les engagements sont considérés parfois avec un certain dédain, par des gaullistes eux-mêmes, surtout lorsqu’ils parlent des autochtones. Ainsi, les volontaires pondychériens – des Tamouls – auraient surtout vu les avantages de la solde et peu d’entre eux mériteraient d’être appelés volontaires avec un V majuscule [51]. Il est parfois facile de juger des peuples différents des nôtres dont les comportements, souvent caricaturaux, sont néanmoins identiques à nos propres comportements que la culture et la pudeur savent masquer sous maints artifices.

L’histoire est ainsi faite que des hommes ont choisi un camp à un moment crucial, sachant pertinemment que, dans un monde dur, tergiverser ne pouvait pas durer. Ils ont choisi de donner un sens à leur existence. Nous retiendrons cette phrase du général de Gaulle à Nouméa en septembre 1956 : « Ici, s’est accompli, en un moment historique [en 1940], malgré toutes les difficultés, malgré ce qui a pu être quelquefois les erreurs ou les insuffisances des hommes, ici s’est accompli un grand geste de la France, un geste humain de la France [52] ».

[1] Quelques exemples méritent cependant d’être cités : l’administrateur en chef Edmond Louveau (1895-1973, en Haute Côte d’Ivoire, est arrêté par Boisson début août (condamné et emprisonné, il s’évade fin 1943 et rejoint René Pleven) ; dans le même territoire, les anciens combattants avaient écrit à de Gaulle, le 23 juin, leur volonté de combattre et leur souhait de le voir coordonner leurs efforts (in La France et son Empire dans la guerre ou les Compagnons de la grandeur, Editions littéraires de France, tome 1, 1946, p. 53 à 62, article du général de Larminat. De Gaulle évoque aussi pour le Cameroun « un Comité d’action qui s’était constitué autour de M. Mauclère, directeur des Travaux publics et m’avait donné son accord » (Mémoires de guerre).

Voir aussi : Bourgi, Raymond, Le général de Gaulle et l’Afrique noire, 1940-1969, LGDJ et Nouvelles éditions africaines, Paris, Abidjan, Dakar, 1980, p. 50 (l’auteur se réfère aux recherches de Claude Hettier de Boislambert) ; Binoche-Guedra, J., La France d’outre-mer, 1815-1962, Masson, 1992, 248 p. ; Cornevin, R., « le corps des administrateurs de la FOM durant la Seconde Guerre mondiale », in Les chemins de la décolonisation de l’Empire français, 1936-1956, actes du colloque de l’IHTP, CNRS, 1986, p. 455 à 466 ; De La Gorce, P.-M., L’Empire écartelé, 1936-1946, Denoël, 1988, 512 p. ; Gressieux, D., Le ralliement des Etablissements français de l’Inde, Les chemins de la mémoire, Ministère de la Défense, n° 102, novembre 2000, p. 4 et 5.

[2] Dans ses Mémoires de guerre (L’Appel), de Gaulle écrit : « Dans les vastes étendues d’Afrique, la France pouvait, en effet, se refaire une armée et une souveraineté, en attendant que l’entrée en ligne d’alliés nouveaux, à côté des anciens, renversât la balance des forces ».

[3] Un armistice a été signé entre la France et l’Allemagne le 22 juin et un autre entre la France et l’Italie le 24 juin.

[4] Toutes les citations qui précèdent sont extraites des Discours et Messages, tome 1, Plon, 1970.

[5] Muracciole, J.-F., Histoire de la France Libre, Que sais-je ?, 1996, p. 6.

[6] Voir le débat sur la communication de Marc Michel (ci-dessus) et la réflexion de Guy Pervillé, op. cit., p. 266.

[7] Pervillé, G., De l’Empire français à la décolonisation, Hachette Supérieur, p. 83-84.

[8] Ainsi, dans une allocution, le commandant Rogué accuse Boisson d’avoir renoncé à poursuivre la lutte à partir du moment où Bordeaux lui aurait confié la direction de toute l’Afrique noire (Archives Félix Eboué, « Journal de M. Pujol », Fondation Charles de Gaulle.

[9] Jennings, Eric, Vichy sous les tropiques. La Révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe, en Indochine, 1940-1944, Grasset, 2004, 394 p.

[10] Crémieux-Brilhac, J.-L., La France Libre. De l’Appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 1996, p. 106 et 110.

[11] Jennings, E., op. cit., p. 106 et 110.

[12] Michel, Marc, op. cit., p. 36 à 39.

[13] « Le 23 juin, le gouvernement britannique lançait un communiqué constatant la volonté de résistance manifestée par plusieurs hautes autorités de l’Empire français et leur proposant son concours » (Mémoires de guerre).

[14] Cité in Histoire de la France Libre, éditions de saint-Clair, Neuilly-sur-Seine, 1975, volume 1.

[15] Lettre au général Ismay, 31 juillet 1940, citée par J.-L. Crémieux-Brilhac, op. cit., p. 66.

[16] De Curton, Emile, Tahiti 40, Société des Océanistes, n° 31, 1973, p. 103.

[17] Sur le sens et la valeur de ce référendum, voir Weill, H., Tahiti-France Libre, Lavauzelle, 2002, p. 74 à 77.

[18] « Si l’Inde française désire avoir avec nous des relations commerciales, écrit Winston Churchill, il faut qu’elle se rallie au général de Gaulle. Sinon, pas de commerce ! Dans une affaire comme celle-ci, il ne s’agit pas de se montrer coulant… » (31 juillet 1940, in J.-L. Crémieux-Brilhac, p. 66). Quant à de Gaulle, il semble s’impatienter le 27 août : « Je suis d’accord avec le gouvernement des Indes sur la nécessité d’adopter vis-à-vis du gouvernement des Indes françaises une attitude plus ferme. Etat donné l’indépendance [il faut vraisemblablement lire la dépendance] économique des territoires envisagés, il serait facile de faire comprendre au gouvernement des Indes françaises où est son véritable devoir et son véritable intérêt » (Lettres, notes et carnets, juin 1940-juillet 1941, p. 101-102). Son agacement se lit dans le même télégramme lorsqu’il affirme n’avoir jamais reçu de message du gouverneur de Pondichéry alors qu’il a échangé avec lui une correspondance début juillet et qu’il l’interroge : « Qui est M. Bonvin ? J’aimerais avoir des éclaircissements sur son attitude ». C’est encore sous la pression du Consul général britannique que le gouverneur Bonvin convoque la réunion du 7 septembre au cours de laquelle est décidé le ralliement (Nous remercions Monsieur Douglas Gressieux, président de l’association « Les Comptoirs de l’Inde », pour les documents fournis).

[19] Lauvray, C., Henri Sautot, premier gouverneur de la France Libre, à paraître aux éditions des Indes savantes. En réalité, l’intendant Edmond Mansard a été désigné gouverneur des EFO par le comité de la France Libre le 7 septembre et confirmé le 10 septembre dans ses fonctions par de Gaulle (soit trois jours avant Sautot). Mais Mansard est malade et il est remplacé dès le 3 novembre 1940 par Emile de Curton. La brièveté de son mandat et son inefficacité permettent de ne pas prendre en considération cette nomination provisoire. Henri Sautot a été nommé membre du Conseil de défense de l’Empire le 27 octobre 1940.

[20] La France et son Empire dans la guerre, op. cit.

[21] De Gaulle déplore néanmoins la mauvaise volonté du général Giffard, commandant en chef britannique.

[22] Voir l’analyse de Alain Larcan dans « Le Rassemblement du peuple français et l’Outre-mer », Cahier n° 13 de la Fondation Charles de Gaulle, p. 5 à 21.

[23] Jennings, E., op. cit., p. 22 à 24.

[24] Voir notre article : Kurtovitch, I., Regnault, J.-M., « Entre légende gaulliste, enjeux stratégiques mondiaux et rivalités Londres/Vichy : les ralliements du Pacifique en 1940 », Revue d’histoire moderne et contemporaine (RHMC), n° 49-4, octobre-décembre 2002, pp. 71 à 90.

[25] Extrayons un passage du livre de Michel Panoff, Tahiti Métisse, Denoël, 1989, 292 p. : « [Entre les deux guerres] le métissage, à la fois biologique et culturel, se poursuivit à un rythme toujours plus rapide. Une de ses principales manifestations consista en la participation croissante des Polynésiens à l’économie de leur pays, non seulement par le travail salarié qui gagna petit à petit une minorité d’hommes au sein d’une population réticente, mais aussi par la multiplication des nouveaux entrepreneurs issus de milieux où l’économie de pure subsistance n’était pas encore abandonnée » (p. 211).

[26] AEF 1945, rapport du gouverneur général au CA de l’AEF du 2 décembre 1944, Archives de la Fondation Charles de gaulle.

[27] Les rapports établis par Félix Eboué montrent à quel point il a cherché à avoir de bonnes relations avec les militaires (Bulletin de renseignements du Territoire du Tchad, avril-mai 1939, n° 285/SR, Archives Félix Eboué, Fondation Charles de Gaulle).

[28] « Je suis inscrit à la SFIO, section du 15e arrondissement de Paris », écrit-il (3 juin 1939), Archives Félix Eboué, Fondation Charles de Gaulle.

[29] Dans une lettre au gouverneur général de l’AEF, d’avril 1940, Félix Eboué note qu’il lui a fallu renoncer à des « pratiques blâmables » qui s’écartaient « de tout respect de l’individu ». Il donne pour exemple l’impôt : « L’impôt et les livraisons de denrées devenaient de véritables réquisitions [provoquant abus et exactions] ». Au chef des Travaux publics, il écrit le 19 avril 1940 que les indigènes doivent être « bien traités, bien nourris, payés régulièrement et renvoyés chez eux dès la fin de leur engagement ». Il s’intéresse au niveau de vie des plus pauvres, les Africains sédentaires. Il fait preuve d’une grande tolérance d’esprit à l’égard des populations musulmanes (contre l’avis de Laurentie). Voir : Archives Félix Eboué, Fondation Charles de Gaulle.

[30] Actes du colloque Félix Eboué, Institut des hautes études de Défense nationale, Académie des sciences d’outre-mer, 1985n p. 22-23.

[31] « [J’éprouve] une profonde tristesse mêlée de honte d’avoir été mis en demeure d’accepter le Tchad, véritable déchéance pour moi, nonobstant le soin qu’on a pris à me dorer la pilule en m’élevant par anticipation à la deuxième classe » (lettre du 3 juin 1939, Archives Félix Eboué, Fondation Charles de Gaulle). Cependant, il considère qu’il a un rôle capital à jouer, car « le Tchad, c’est la clé de notre défense impériale ». Dans une lettre à René Isambert (24 mars 1939), il explique comment il est allé « hurler » à Brazzaville et à Paris pour que le gouvernement se décide à donner les moyens de préparer le Tchad au conflit et répare une « criminelle impréparation ».

[32] Voir note 24.

[33] Nous évoquons le cas du capitaine broche qui pose des conditions à son ralliement.

[34] Le ralliement des Etablissements français de l’Inde montre que, là, le gouverneur après des pressions britanniques et de De Gaulle lui-même) a décidé quasiment seul. Le JO de la colonie porte le 9 septembre cette déclaration : « [Le gouverneur] compte que toute la colonie se rangera avec lui aux côtés des libérateurs de la France et de l’Empire britannique.

[35] A titre d’exemple, nous renvoyons à nos travaux sur l’histoire de la Polynésie française et en particulier : Te Metua. Echec d’un nationalisme tahitien (1940-1964), éditions Polymages, Papeete, 1996, 240 p.

[36] Michel, M., op. cit., p. 240. Remarquons que le Général, dans son discours du 30 juillet 1940 à la radio de Londres, n’oublie pas « les populations indigènes, ces populations fidèles à la France ».

[37] Chatelain et Kollen à de Gaulle, 7 décembre 1940 : « En grand nombre relativement, les indigènes surtout sont débordants d’enthousiasme à l’idée de rejoindre bientôt les FFL… Plus réservés sont les Calédoniens de souche européenne » (MAE, GU 39-45, Londres, vol. 79, fol. 54). Voir détails sur la participation des mélanésiens dans I. Kurtovitch, op. cit., p. 442 à 445 et dans Service historique de l’Armée de Terre (SHAT) 12 H dossier 4 (rôle joué par les chefs et les Anciens combattants mélanésiens.

[38] De Curton, E., op. cit., p. 56. Signalons que dans le Comité de Gaulle, il y a trois chefs de districts et le vice-président de la chambre d’agriculture.

[39] Voir Kurtovitch I, Regnault, J.-M., article cité.

[40] Regnault, J.-M., « La France Libre, Vichy et les Américains : des relations difficiles dans le Pacifique en guerre. L’exemple des îles Wallis et Futuna (1940-1942), Bulletin de la Société des Etudes historiques de Nouvelle-Calédonie, n° 118, 1998, p. 3 à 23.

[41] Nous renvoyons aux archives du ministère des Affaires étrangères utilisées dans notre article de la RHMC.

[42] Notin, J.-C., op. cit., p. 187.

[43] Histoire de la France Libre, éditions de Saint-Clair, Neuilly-sur-Seine, 1975, vol. 1, p. 106.

[44] Notons que Félix Eboué lui-même avait exigé toutes les garanties financières pour rejoindre la France Libre : Notin J.-C., op. cit., p. 162.

[45] Discours et messages, 27 août 1940, p. 31.

[46] Lettres, notes et carnets, juin 1940-juillet 1941, p. 102. Félix Eboué n’avait pas attendu le ralliement pour préparer cette collaboration avec les Anglais sur le plan économique. Les 9 et 10 juillet 1940, il rencontre le représentant du gouverneur de la région nord de la Nigeria et obtient que celle-ci se porte acquéreur des principaux produits d’exportation du Tchad. Il fait sien le rapport du chef du Bureau central des douanes (30 juillet 1940) : « La position géographique du Territoire le contraint à avoir comme principaux fournisseurs t principaux clients immédiats les deux colonies anglaises voisines ; il y a là une interdépendance économique avec laquelle il faudra compter » (Archives Félix Eboué, Fondation Charles de Gaulle.

[47] Histoire de la France Libre.

[48] Discours et messages, déclaration affichée à Londres en juillet 1940, p. 18.

[49] Il y a eu un plan de l’amiral Decoux pour reprendre la Nouvelle-Calédonie : archives du SHAT, carton 10 H 81, série II, Indochine 1940-1945, sous-série 25, Nouvelle-Calédonie, ainsi que dans les archives de la marine, TTD 775. Voir aussi : Legrand, J., L’Indochine à l’heure japonaise, 1963, p. 128 et sv. et Decoux, J., A la barre de l’Indochine, Paris, Plon, 1949, p. 190. En ce qui concerne les menaces de reconquête des colonies africaines ralliées à la France Libre, Jacques Valette les considère plutôt comme un fantasme ou une façon, pour les gaullistes, d’entretenir la tension (Valette, J., La France et l’Afrique, l’Afrique subsaharienne de 1914 à 1960, SEDES, 1994, p. 101.

[50] De Gaulle s’inquiète des divergences entre Français libres à Bombay (LNC, p. 212). J.-C. Notin évoque « les turbulences locales » (p. 187).

[51] Vignes, H., Revue de la France Libre, n° 214, janvier-février-mars 1976, p. 9 à 13.

[52] Mémorial calédonien, vol. 6, p. 379-380. Le Général fait allusion au conflit qui opposa Thierry d’Argenlieu à une grande partie de la population, soutenue d’ailleurs par Henri Sautot.

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