30 mai 1968 : non à la « chienlit »

par Michel Habib-Deloncle

 

L’éloge sans mesure de Mai 68, dont nous sommes abreuvés depuis un mois, occulte la montée, dans une grande majorité de la population, d’un « ras-le-bol » de drapeaux rouges ou noirs, de défilés et d’agressions, qui n’attendaient qu’un déclic pour exploser.

Le 29 mai, ce déclic se produisit. Il est dû à Pierre-Charles Krieg, député de Paris. IL s’est produit dans les locaux du quotidien gaulliste La Nation, qui avaient été plastiqués dans la nuit du 28 au 29. Ce mercredi, Krieg, qui, avec Alain Terrenoire, député de la Loire, m’assiste dans la direction politique du journal, est debout au milieu des rédacteurs et des gravats : « On en a assez. J’ai téléphoné à plusieurs associations d’anciens combattants, et nous nous sommes donné rendez-vous demain soir à 18h. au pied des chevaux de Marly. On verra bien qui sera là ! ». Je parais sceptique. Krieg tranche : « Je suis alsacien et têtu. Même si nous ne sommes que quatre, j’y serai ». Il n’y a plus à discuter, il faut agir et faire boule de neige.

A cette heure, de Gaulle a annulé le Conseil des ministres prévu pour le mercredi matin, et on le croit parti pour Colombey. Mon premier réflexe est d’aviser l’Elysée. Jacques Foccart ne paraît pas surpris. Il me demande seulement s’il ne vaudrait pas mieux choisir vendredi. Je lui réponds que le coup est parti. Il acquiesce.

Il importe de mobiliser le mouvement gaulliste, l’UD Ve. Son secrétaire général, Robert Poujade, député de la Côte-d’Or, déjeune à Matignon avec le Premier ministre, Georges Pompidou. Au téléphone, nous lui demandons le feu vert pour tirer, dans les imprimeries épargnées par la grève, des tracts et des affiches. Quelques instants après, il nous rappelle : c’est d’accord.

Le groupe parlementaire UD Ve tient séance à 15h. On y entend des propos désabusés et pessimistes. Certains exposent doctement que le Général n’a plus qu’à se retirer. Pierre-Charles Krieg explique son initiative. Je prends la parole après lui. Finalement, la majorité du groupe approuve. A travers les députés qui vont alerter les militants, la mobilisation est lancée.

Une réunion d’organisation se tient dès 17h, rue de Lille, présidée par Yves Guéna. Charles Pasqua, pas encore député, mais qui dirige le service d’ordre des Comités de Défense de la République (CDR), est présent. Le Model (Mouvement des étudiants pour la liberté), qui s’est efforcé de résister à la vague gauchiste, fournit son propre service d’ordre. Des tracts sont tirés représentant l’Obélisque. Le héros de la guerre aérienne, Pierre Clostermann, survolera Paris pour les larguer de son petit avion. La télévision, maintenue en service malgré les grévistes par Edouard Sablier, annonce la manifestation.

L’enthousiasme n’est pas partagé par tout le monde. Certains supputent : « Si nous sommes 20 000, nous ferons le tour de la place de la Concorde (un sceptique ajoute : « Et ce sera la fin du gaullisme ») ; si nous sommes 50 000, nous irons jusqu’à la statue de Clemenceau ; si nous sommes 100 000, ce sera un succès et nous remonterons les Champs-Elysées ».

Personne n’a prévu le grand sursaut populaire. Mais Paris et la banlieue bougent. A pied, puisque les transports en commun sont en grève. Des jeunes préparent des banderoles, téléphonent aux amis. Les ouvriers du Syndicat du Livre CGT ont refusé d’imprimer  le numéro de La Nation qui appelait à la manifestation. Mais le bouche-à-oreille fonctionne.

Le Général, qui avait disparu, est revenu le jeudi matin à l’Elysée, décidé à faire face. Bon tacticien, il avance à 16h. 30 l’heure de son allocution radiodiffusée. Au moment où il commence à parler, il y a déjà des milliers de personnes sur la place de la Concorde, où les membres du service d’ordre, groupés autour de mon fils Pierre, écoutent le discours sur leurs transistors. A l’Assemblée nationale, les transistors sont également en batterie, salle Colbert, où les députés UD Ve hachent le discours d’applaudissements et entonnent la Marseillaise, avant d’aller se regrouper dans la cour de l’Assemblée pour se rendre à la manifestation, ceints de leurs écharpes.

Les drapeaux tricolores, de tous les coins de Paris, convergent vers la Concorde, acclamés par les passants dans la rue. Les Parisiens, après avoir entendu de Gaulle, quittent leurs bureaux ou baissent le rideau de leurs magasins et viennent doubler l’effectif de ceux qui étaient déjà en route. C’est une marée humaine que découvre, du pont de la Concorde, le cortège de députés, ou celle, plus impressionnante encore, que verront, en se retournant, les premiers arrivés sur la place de l’Etoile.

Europe1, vers 18h. , parlait d’une quinzaine de milliers de manifestants sur la place de la Concorde et, une heure après, lance, la première, le chiffre d’un million. Les drapeaux rouges qui défiguraient les façades des Champs-Elysées, disparaissent à mesure que progresse le cortège, salué du haut du balcon du Figaro par Louis-Gabriel Robinet, entouré de la rédaction. La Marseillaise est reprise à mesure que chaque élément du cortège arrive à l’Arc de Triomphe.

Le lendemain, dans les grandes villes de France, d’impressionnants cortèges tricolores marquaient la fin du cauchemar. Un seul sursaut avait suffi. Les « grands héros » de Mai 68 ont été désavoués par le peuple et battus à plate couture par les électeurs un mois plus tard. Les dégâts qu’ils ont infligés à notre économie étaient irréparables. Mais la démocratie qu’ils prétendaient confisquer les a rejetés par un mouvement spontané, issu des profondeurs de la nation.
C’est cela aussi, c’est cela surtout, Mai 68.

 

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