LA MANIFESTATION DES ÉTUDIANTS À L’ÉTOILE DU 11 NOVEMBRE 1940

par Laurence Négri
Directrice des projets pédagogiques de la Fondation Charles de Gaulle
Professeur agrégé d’Histoire
Docteur en Histoire

« […] ça arrive dans l’histoire que l’image réelle, l’expression profonde d’un pays, ne soit pas la majorité mais au contraire une minorité, une minorité qui s’engage tellement qu’elle finit par avoir raison, ce qui est arrivé d’ailleurs à ceux qui se sont révélés comme cela. A ce moment-là, la réalisation de la France, c’est l’étudiant qui remonte les Champs-Elysées, qui se fait arrêter, qui risque tout de même d’être tué comme otage, qui est blessé aussi. »
Geneviève Anthonioz-de Gaulle

L’orage gronde

La manifestation du 11 novembre 1940 claque comme un coup de tonnerre dans le ciel de l’occupation naissante. Depuis la rentrée universitaire, comme le rappelle un témoin de l’époque François de Lescure, « on discute plus qu’on ne travaille en bibliothèque ». Délégué général de l’union Nationale des Étudiants de France de la zone occupée (UNEF), ce dernier dirige clandestinement l’union des étudiants communistes sous le nom de François Lescure. Le Quartier latin centralise alors les activités étudiantes dont le mouvement « Maintenir » illustre l’engagement contre l’occupant. L’opinion parisienne est de plus en plus critique vis- à -vis de Vichy et l’anglophilie progresse rapidement. Les premiers tracts ont commencé à circuler dès le mois de juillet et une revue, La Relève, est éditée contre la collaboration qui s’annonce. Le 1er novembre, alors qu’aucune consigne n’a été donnée, des milliers de personnes déposent des fleurs sous l’arc de Triomphe. La préfecture de police du Quartier latin déplore la propagande « anglophile et en faveur de l’ex-général de Gaulle ».

Trois événements servent de catalyseurs à la première forme de résistance de la jeunesse : C’est d’abord la poignée de mains entre Pétain et Hitler à Montoire le 24 octobre, qui déclenche un sursaut national et alimente une fermentation patriotique à la Sorbonne. C’est dans ce climat qu’intervient la décision des Allemands d’interdire toute célébration le 11 novembre. Cette interdiction ne fait que populariser davantage cette commémoration. L’arrestation de Paul Langevin s’inscrit dans ce contexte traumatisant : le 30 octobre, on apprend que la Gestapo a arrêté la grande figure de la science française, professeur au collège de France. L’émotion est grande à l’Université. Un Comité de défense des professeurs et étudiants de l’Université de Paris diffuse un appel :

« Étudiants !
contre l’arrestation du professeur Langevin
le premier de nos maîtres jeté en prison !
contre la censure exercée sur les livres !
contre la présence de la “Gestapo” dans nos salles de cours !
contre l’asservissement de l’Université française !
rendez-vous
vendredi 8 novembre à 16 h
au collège de France
où le professeur Langevin aurait dû faire son cours.
Conservez votre calme. N’offrez pas de prétexte à la répression.
Le 11 novembre, organisez dans les Facultés et Écoles une manifestation du souvenir ! 
»

Le matin du 8 novembre, le Quartier-Latin est en état de siège. Les véhicules militaires allemands le quadrillent. La police de Vichy est omniprésente. Des étudiants manifestent boulevard Saint Michel aux cris de «Vive la France», «Libérez Langevin», «A bas Pétain et Hitler». La «Marseillaise» éclate sur la place de la Sorbonne. La police intervient. Les étudiants se dispersent. Bientôt, la rumeur court : Une manifestation doit se tenir le 11 novembre, sur les Champs-Elysées. De Londres, René Cassin lance un appel aux étudiants sur la BBC. Les canaux sont multiples, à la craie, sur les murs et les tableaux noirs, avec des papillons glissés dans les livres des bibliothèques, de bouche à oreille… Un appel à manifester reproduit sur une feuille de cahier, sans coloration politique propre, circule depuis le début du mois de novembre. Il témoigne de la façon dont se propage le mot d’ordre de manifestation et révèle la spontanéité du mouvement :

 

« Étudiant de France !
le 11 novembre est resté pour toi jour de
Fête nationale
Malgré l’ordre des autorités opprimantes, il sera
Jour de recueillement.
Tu n’assisteras à aucun cours.
Tu iras honorer le Soldat Inconnu, 17 h 30
Le 11 novembre 1918 fut le jour d’une grande victoire.
Le 11 novembre 1940 sera le signal d’une plus grande encore
Tous les étudiants sont solidaires pour que
Vive la France !
Recopie ces lignes et diffuse-les »

 

Appel à manifester reproduit sur une feuille de cahier, BDIC. (Rédigé collectivement au 5 place Saint-Michel, siège social de plusieurs associations estudiantines et du Centre d’entr’aide des étudiants mobilisés et prisonniers. Il a ensuite été ronéoté en plusieurs endroits : au Centre d’entr’aide, à la « corpo » de Droit et au sous-sol de la faculté de Droit, puis distribué et parfois recopié).

Le ministère de l’Éducation Nationale met en garde les élèves, relayé par certains chefs d’établissements qui menacent d’exclure les élèves qui y participeraient.

Paris s’éveille

  • 5 heures 30 du matin, intersection des avenues des Champs Elysées et Winston Churchill : André Weil-Curiel, Léon-Maurice Nordmann et Michel Edinger, membres du Réseau du Musée de l’Homme, déposent une gerbe sur le Monument à Clemenceau, accompagnée d’un ruban de la France Libre et d’une carte de visite au nom de de Gaulle. D’autres suivront. 300 personnes défilent dans la matinée devant cette statue.
  • 10 heures 40 : Une vingtaine d’étudiants remontent les Champs Elysées. La police intervient.
  • 11 heures 45 : Une centaine de jeunes descendant l’avenue par groupes d’une dizaine se heurtent à la police ; René Baudoin, professeur de Sciences naturelles au lycée Lakanal est arrêté.
  • 15 heures : Des élèves de Janson-de-Sailly escaladent les grilles du lycée. Parmi eux, Igor de Schotten, qui a organisé une collecte pour une gerbe, a fait circuler un message dans les classes :« On sèche la dernière heure et on défile jusqu’à la place de l’Étoile ». Accompagné de son ami Claude Dubost, il court récupérer le bouquet chez le fleuriste. Tout sourire, Charles Landrat les entraîne au fond de sa boutique, où il leur montre « la petite gerbe » qu’il a composée à leur intention : une croix de Lorraine bleu ciel de deux mètres de haut ! En un temps record, il a réussi, assisté de son épouse et de deux employés, à se procurer aux Halles cinq cents œillets blancs, à les assembler et à les teindre par vaporisation. Les trois couches nécessaires pour fixer la couleur leur ont fait passer une nuit blanche. Igor Schotten raconte :

 

Nous avons remonté l’avenue Victor-Hugo avec mon camarade Claude Dubost. La place de l’Etoile était déserte et silencieuse ; c’était très impressionnant. Les Allemands étaient à dix mètres, ils se sont précipités vers nous. Heureusement, des policiers français nous ont aussitôt entourés pour nous protéger et nous ont conduits jusqu’à l’Arc de Triomphe où nous avons déposé notre gerbe. Puis ils nous ont à nouveau escortés jusqu’à l’avenue des Champs-Elysées avant de nous lâcher… On pétait de trouille. J’ai dit à Claude « Enlève la croix de Lorraine que tu portes en insigne », il m’a dit « Jamais ». Il s’est fait arrêter quelques instants plus tard et a passé plusieurs semaines en prison [1].

 

  • 16 heures : Etudiants et lycéens arrivent de toute part et convergent vers la place de l’Etoile.
  • 16 heures 30 : Les premiers incidents sérieux éclatent.
  • 17 heures 30 : En bas des Champs Elysées, des bagarres ont lieu avec des groupes de jeunes nazis français de Jeune Front et de Garde Française qui ont leur permanence sur l’avenue.
  • 18 heures : La place de l’Etoile est noire de monde. La nuit tombe. Les cris de « Vive la France », « Vive de Gaulle », « À bas Hitler » fusent de partout. Des jeunes portent deux cannes à pêche, « deux gaules » et les cocardes sont légions. La Marseillaise est reprise en chœur. C’est alors que les Allemands prennent position et chargent. Un général allemand dépêché sur place laisse échapper un cri de stupeur : « Mais ce sont des enfants ! ». Pierre Lefranc témoigne :

En remontant les Champs-Élysées, nous avons vu qu’en haut il se passait quelque chose : tout le monde a couru. Et puis j’ai entendu des coups de feu : et la galopade a recommencé. J’ai traversé les Champs-Élysées pour me retrouver à la hauteur de l’actuel Drugstore : je me suis retourné et j’ai vu que les Allemands, déployés en tirailleurs, déblayaient les Champs-Élysées en les descendant au pas de gymnastique. Je me suis engouffré dans la rue de Presbourg, à peu près vide : nouveaux coups de feu — des éclats de pierre tombaient. Avec une dizaine de camarades, nous avons tourné à gauche dans l’avenue Marceau ; c’est là que j’ai été touché par des éclats de grenade à la cuisse gauche : sous l’effet du souffle, je suis tombé par terre. Des Allemands m’ont ramassé et emmené jusque devant le Drugstore, bras en l’air [2].

« Cultivons cette fureur sacrée »

Certains témoins évoquent des morts parmi les victimes. Le choc, caché par la presse pendant plusieurs jours, est terrible. C’est la première fois que se déroule au cœur de Paris une opération des troupes allemandes. Pourtant le bilan n’est pas aussi dramatique : 15 blessés, 1041 arrestations, 123 incarcérations dont 23 longues. A l’université, les suites de la manifestation du 11 novembre se traduisent par une fermeture d’un mois et le limogeage du recteur Gustave Roussy.

Au-delà de ce bilan, quels sont la portée et le sens de cet événement ? La répression a renforcé la prise de conscience de la véritable nature du régime en place : la France avait retrouvé la parole. La réalité de la résistance française prenait le visage de la jeunesse française. Ce sont 5000 jeunes qui ont manifesté, soit une part significative de la population estudiantine. Le caractère spontané et improvisé de la journée lui donne une place à part dans la mémoire collective.

Quelques jours plus tard, le général de Gaulle rendait hommage aux rebelles du 11 novembre en évoquant dans un discours à la BBC « la passion salutaire » qui a soulevé les jeunes manifestants :

 Cette passion c’est la fureur, la bonne fureur, la féconde fureur, à l’égard de l’ennemi et de ses collaborateurs (…) C’est cette sainte fureur, celle de Jeanne d’Arc, celle de Danton, celle de Clemenceau, qui nous rend l’espérance, qui nous fait retrouver les armes. Cultivons cette fureur sacrée pour hâter le jour où la force nous fera justice de nos ennemis et de leurs amis de Vichy [3].

Il s’agit de la seule photo connue des manifestations du 11 novembre 1940. Étudiants de l’Institut agronomique s’apprêtant à défiler sur les Champs-Élysées pour fleurir la tombe du soldat inconnu le 11 novembre 1940. © Collection Musée de la Résistance Nationale à Champigny-sur-Marne, Don de Nicolo-Vachon.

[1] Interview d’Igor Schutten, Le Parisien, 12 novembre 2004.

[2] Cité par P. Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, pp. 408-409.

[3] Allocution du général de Gaulle à la BBC le 25 novembre 1940.

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