« LA FRANCE LIBRE ET LA LÉGALITÉ RÉPUBLICAINE »

par Pierre Tissier

BBC, « Honneur et Patrie », 25 janvier 1942

Maître des requêtes au Conseil d’État, Pierre Tissier (1903-1955) rallie la France Libre en juin 1940. Premier chef d’état-major du général de Gaulle, il participe à la rédaction de la Déclaration organique du 27 octobre 1940. Il est ensuite Secrétaire à la coordination du Comité national français et adjoint de René Cassin au Commissariat national à la Justice et à l’Instruction publique. Après la formation du CFLN, il préside le Comité des contentieux (juillet 1943), avant de devenir le directeur de cabinet d’Adrien Tixier au ministère de l’Intérieur en 1944.

La France Libre c’est, il faut le dire, pour l’immense majorité des Français, comme pour les étrangers, de Gaulle. De Gaulle, c’est-à-dire un homme.

Or, lorsqu’un pays ou un mouvement est symbolisé par un homme, la tentation est grande de parler immédiatement de pouvoir personnel. Et l’exercice d’un pouvoir personnel a généralement pour but la réalisation d’une conception politique. Laquelle ?

Ceux qui s’efforcent, en vain, de diminuer l’importance de la France Libre dans l’esprit de nos compatriotes suivant les interlocuteurs auxquels ils s’adressent représentent de Gaulle haranguant sa garde rouge, faisant seller le cheval de Boulanger ou communiquant par fil direct avec tel ou tel prétendant au trône.

L’on espère ainsi amener un recul de l’opinion française. Car, si l’on a trop souvent dit que la République était belle sous l’Empire, il n’est pas douteux que l’humanité du peuple français est amenée aujourd’hui à constater que la dictature était belle sous la République. Et l’on ne veut plus entendre parler d’aucune dictature que ce soit celle d’un homme, d’un groupe d’individus ou d’un parti. La France sait aujourd’hui ce que cela représente.

Il convient de mettre un terme à ces fables.

Le général de Gaulle a une autre vision des droits et libertés des citoyens d’une grande nation que le maréchal Philippe Pétain.

Figurez-vous que lorsqu’un Français se présente à l’un de nos bureaux de recrutement, on ne lui demande ni quelle est sa condition sociale, ni quelle est sa religion, ni quelles sont ses opinions politiques. On ne lui demande aucun serment de fidélité à la personne du général de Gaulle. On ne lui demande que de prendre l’engagement de servir la France jusqu’à la fin des hostilités. Il est absurde et monstrueux de parler de gaullisme ou d’antigaullisme. Il y a des Français qui n’acceptent pas de pactiser avec l’ennemi, il y en a d’autres qui collaborent. Et voilà tout !

De Gaulle n’est pas le chef d’un mouvement politique. Il est simplement, parce qu’il fallait pour l’honneur du pays qu’il y en eût un, le seul général, le seul ministre, qui le jour de la catastrophe ait osé relever le drapeau tricolore et appeler le peuple à la résistance. La position de De Gaulle et du Comité national est très nette. Voici des documents précis et publics :

Dès sa déclaration organique du 16 novembre 1940, le général de Gaulle constatait que « sans nier qu’une révision de la Constitution pourrait être utile en soi, le fait de l’avoir provoquée et réalisée dans un moment de désarroi et même de panique du Parlement et de l’opinion suffirait à lui seul à ôter à cette révision le caractère de liberté, de cohérence et de sérénité sans lequel un tel acte… ne peut avoir de réelle valeur constitutionnelle ». Puis il prenait l’engagement suivant : « Nous avions le devoir sacré d’assumer la charge qui nous était imposée. Nous déclarons que nous accomplirons cette mission dans le respect des institutions de la France et que nous rendrons compte de tous nos actes aux représentants de la nation française, dès que celle-ci aura la possibilité d’en désigner librement et normalement ».

L’ordonnance du 24 septembre 1941 qui régit actuellement la France Libre après avoir, dans son préambule, relevé que « la Constitution et les lois de la République française ont été et demeurent violées sur tout le territoire métropolitain et dans l’Empire… » précise dans son article 1er que l’organisation nouvelle des pouvoirs publics vaudra « jusqu’à ce qu’ait pu être constituée une représentation du peuple français en mesure d’exprimer sa volonté nationale d’une manière indépendante de l’ennemi ».

Le 15 novembre dernier, s’adressant aux « Français de Grande-Bretagne », le général de Gaulle déclarait avec netteté : « Nous savons que l’immense majorité des Français, dans laquelle nous nous comptons, a définitivement condamné à la fois les abus anarchiques d’un régime en décadence, ses gouvernements d’apparence, sa justice influencée, ses combinaisons d’affaires, de prébendes et de privilèges, et l’affreuse tyrannie des maîtres esclaves de l’ennemi, leurs caricatures de lois, leur marché noir, leurs serments imposés, leur discipline par délation, leurs microphones dans les antichambres. Nous tenons pour nécessaire qu’une vague grondante et salubre se lève du fond de la nation et balaie les causes du désastre pêle-mêle, avec l’échafaudage bâti sur la capitulation. Et c’est pourquoi l’article 2 de notre politique, c’est de rendre la parole au peuple, dès que les événements lui permettront de faire connaître librement ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas ».

Ces déclarations ne sont pas purement théoriques. La seule fois qu’il a été possible de donner la parole à un corps électoral constitué, cela a été fait. Le 25 décembre, les électeurs des îles Saint-Pierre et Miquelon ont été appelés à exercer leur choix entre la France de Vichy et la France.

En fait comme en droit, nous ne connaissons et n’appliquons dans nos possessions que les lois en vigueur au 25 juin 1940. Nous ne connaissons qu’un régime : la République. Les initiales R. F. figurent sur tous nos édifices publics comme sur nos timbres. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » reste la nôtre. Nous ne pouvons, d’ailleurs, oublier, au moment où c’est l’Empire colonial qui contribue à refaire la France, que c’est la République qui a donné à la France la plupart de ses colonies.

Tant donc que le peuple français n’aura pas aboli la République française, celle-ci restera le seul régime légal. Le général de Gaulle n’usera des pouvoirs qu’il détient, je suis formellement autorisé à le déclarer, pour favoriser ni une restauration monarchique, ni l’établissement d’un régime dictatorial quel qu’il soit.

Si le peuple français désire modifier ses institutions antérieures, il le fera. Mais c’est par l’intermédiaire de ses représentants librement élus après la libération qu’il fera entendre sa voix. Ni de Gaulle, ni personne ne peuvent substituer leur décision à celle du peuple souverain.

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