De tous les hommes politiques qui ont exercé une responsabilité gouvernementale, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, Charles de Gaulle aura été le plus authentiquement et le plus lucidement pro-européen. Convaincu que les réalités nationales, sans être intangibles, se perpétuent, l’Homme du 18 juin, a toujours abordé l’ambition européenne avec pragmatisme. Il avait une vision prémonitoire des conditions à remplir pour atteindre l’objectif d’une Europe unie, à laquelle il aspirait sincèrement et raisonnablement.
Le procès récurrent qui lui est fait depuis les années 50 a prétendu que, né au XIXe siècle, après la perte de l’Alsace et de la Lorraine, ce militaire de carrière restait un revanchard nationaliste et imperméable à l’idée européenne.
Mais, au regard de l’histoire, telle qu’elle s’est déroulée et telle qu’elle se poursuit depuis sa disparition, les actes politiques et gouvernementaux de Charles de Gaulle, ses discours, ses livres, ses messages et les propos rapportés, de cet adversaire supposé de la construction européenne, auront été ceux d’un visionnaire qui voulait unifier l’Europe, au sein de laquelle il destinait à la France une mission essentielle.
Quand on examine les vraies raisons de ce procès d’anti-européen dressé contre de Gaulle, il devient clair que son ambition pour une Europe européenne, c’est à dire indépendante, contrariait l’allégeance aux Etats-Unis, qui, sous couvert d’un atlantisme inconditionnel, était devenue, depuis la fin des années quarante, la politique de la quasi-totalité des autres dirigeants de l’Europe occidentale. En effet, euro-atlantistes, ils n’envisageaient pas d’assurer, par leurs propres moyens, la défense de leurs pays. Même les britanniques, qui disposent avec la France de la meilleure armée en Europe, sont restés largement sous le contrôle américain pour l’usage de leurs armes essentielles.
De surcroît, les européens n’ont eu de cesse que de favoriser une symbiose politique, économique, technologique et culturelle avec l’Amérique
L’euro-atlantisme s’est même élargi, dès la disparition de l’URSS, à la plupart des pays d’Europe Centrale et Orientale, qu’ils soient déjà membres de l’Union Européenne, ou candidats à le devenir.
Plusieurs crises menaçantes pour la paix mondiale ont éclaté durant les quarante-quatre ans qui ont suivi la guerre jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Mais la répartition, décidée à Yalta, des zones d’influence entre Washington et Moscou n’aura jamais été remise en question.
Bien que de Gaulle avait été délibérément écarté de cette conférence, où le sort de l’Europe d’après-guerre avait été décidé, il a, chaque fois, manifesté sa pleine solidarité avec les Etats-Unis, lorsque les menaces soviétiques ont été les plus dangereuses.
Dès son retour au pouvoir, de Gaulle essuya le refus de ses alliés Américains et Britanniques de partager le fardeau d’une défense commune qu’il leur avait proposé.
En 1962, le Plan Fouchet, initiative française pour une union politique et de défense de l’Europe proposée à ses cinq partenaires, fut repoussé par les atlantistes inconditionnels, le Belge Paul-Henri Spaak et le Néerlandais Joseph Luns. Ce plan, qui aurait fait avancer l’union des Six vers plus d’Europe, rencontra aussi les réserves de l’Italien Amintore Fanfani, tandis que le soutien apporté par Konrad Adenauer, en fin de carrière politique, ne fut pas suffisant pour le sauver.
Un an après cet échec, ce fut l’euro-atlantiste, Jean Monnet, qui convainquit la majorité des parlementaires allemands d’ajouter un préambule au Traité de l’Elysée, signé par Adenauer et de Gaulle, pour le vider de sa substance gaullienne. C’est dans ce but que furent insérés des dispositifs qui n’étaient pas liés aux objectifs du traité, tels que l’étroite association des Etats-Unis et de l’Allemagne, l’intégration militaire de Bonn dans l’OTAN et l’adhésion de la Grande Bretagne à la Communauté européenne.
C’est donc par des contre-vérités délibérées et paradoxales, relevant de la malhonnêteté intellectuelle, que la pensée de Charles de Gaulle allait être délibérément caricaturée et mise au ban de la « bonne conscience européiste ». Délibérées et paradoxales, car les conceptions gaullistes d’une Europe européenne auraient pu séduire les plus zélés propagandistes d’une Europe unifiée, y compris lorsque le président français écarta la candidature d’adhésion du Royaume Uni.
En 2016, les Britanniques eux-mêmes lui ont donné raison en votant pour le Brexit.
Mais, de Gaulle savait, d’expérience, que les Anglais ne voulaient faire de l’Europe qu’un espace de libre échange, et non une communauté de pays, s’unissant de plus en plus, pour défendre leurs légitimes intérêts et s’affirmer en puissance.
Enfin, les européistes ont reproché à de Gaulle, son refus absolu d’une Europe supranationale, objectif institutionnel fixé par Jean Monnet et ses disciples. Cette Europe supranationale devait supplanter les Etats-nations. En s’inspirant des institutions allemandes, la Commission européenne deviendrait le gouvernement de l’Union, le Parlement européen, son assemblée unique élue à la proportionnelle et le conseil des ministres, une chambre des Etats, comme le Bundesrat allemand.
Face à cette critique systématique de la pensée et de l’action de Charles de Gaulle sur l’Europe, il nous faut d’autant plus en rétablir la vérité, que les peuples européens, à travers leurs orientations électorales sont, maintenant, à la recherche d’une certaine idée gaulliste de l’Europe.
Nul ne sait vraiment de quand date le premier signe tangible de l’engagement pro-européen de de Gaulle.
A plusieurs occasions, il évoqua les tentatives de reconstitution de l’empire éclaté de Charlemagne. Charles le Quint, Napoléon et l’exécrable Hitler avaient bien tenté par les armes, comme par l’exaltation de la gloire qu’elles entraînaient, de s’imposer aux peuples qu’ils avaient mis sous leur tutelle éphémère. En revanche, pour de Gaulle, le temps n’était plus aux conquêtes militaires, mais à la paix face à la compétition des puissances.
Profondément admiratif de l’histoire de France qu’il chérissait et qu’il avait apprise avec passion, le jeune de Gaulle avait été initié à la culture germanique et à la langue de Goethe
Jusqu’aux années trente, ajoutant à son patriotisme et à son intérêt professionnel pour l’armée et pour l’Orient méditerranéen, ce fut vers l’Allemagne que de Gaulle porta son attention. Colonel d’état-major, appelant à une armée de métier modernisée, il avait choisi, en 1934, d’écrire un article dans le quotidien « l’aube », d’inspiration démocrate chrétienne. Ce journal, qui fut un des rares antimunichois en 1938, avait été favorable au projet pan-européen qu’Aristide Briand avait présenté à la SDN et affichait une orientation pro-européenne, hostile au nationalisme intégral de Charles Maurras.
C’est dans l’entre-deux guerres que de Gaulle s’est orienté vers une certaine idée de l’Europe. S’ajoutant à ses mises en garde sur le réarmement allemand et les succès électoraux des nazis, sa pensée s’est fondée sur les conséquences prévisibles de l’application des traités de paix et de l’éclatement des empires austro-hongrois et prussiens après 1918.
C’est aussi pendant cette même période que, de natures totalement opposées, deux grandes puissances se sont imposées : les Etats-Unis et l’URSS.
L’Europe n’étant plus la maîtresse d’un monde qu’elle avait dominée au siècle précédent, de Gaulle pressentait la dislocation des empires coloniaux du Royaume Uni et de la France.
Pour de Gaulle, l’espace géographique de l’Europe se situait entre la Baltique au nord, l’Oural à l’est, la Mer Noire et la Méditerranée au sud et l’Atlantique à l’ouest.
. Cela signifiait-il pour lui que la Russie, dont il pensait qu’elle ne resterait pas soviétique et à la tête de l’immense empire qu’elle s’était appropriée, serait partie prenante d’une Europe unie ? Il ne l’a ni écrit, ni déclaré, mais il considérait ce pays comme appartenant, par sa culture, à la civilisation européenne.
Pour mieux accréditer les convictions européennes du Chef de la France Libre chez ceux qui en douteraient encore, il leur suffirait de se référer au discours de l’Albert Hall à Londres, le 11 Novembre 1942, par lequel il annonça, en plein conflit, une initiative française pour l’Europe dès la libération.
Il le confirma et le précisa devant l’Assemblée Consultative à Alger, le 18 Mars 1943, en anticipant le futur Traité de Rome.
A la tête du gouvernement, de Gaulle appela de ses vœux dans les années 44 et 45 un « groupement européen ». Puis, après avoir quitté le pouvoir en janvier 1946 et fondé le Rassemblement du Peuple Français, il va multiplier les déclarations en faveur de la construction européenne.
C’est aussi pendant cette période qu’en Europe occidentale l’emprise américaine s’est accentuée sur les gouvernements, sur les partis politiques et les syndicats, non-communistes. Le plan Marshall, pour le redressement économique et la création de l’OTAN en furent les manifestations les plus caractéristiques.
C’est à cette époque également que, sur la suggestion de Richard Coudenhove-Kalergi, Winston Churchill a pris l’initiative du Conseil de l’Europe.
Originaire de Bohème, en Autriche-Hongrie, dès le début des années vingt, le Comte Coudenhove-Kalergi, essayiste-historien, est, avec son livre Pan Europa et la fondation du mouvement Paneuropéen, le premier à entreprendre une longue marche pour des Etats unis d’Europe. Cette démarche rencontra un grand succès auprès des plus éminentes personnalités européennes politiques, scientifiques, universitaires et artistiques. Son projet consistait d’abord à consolider la paix chèrement acquise en 1918. En pionnier, il proposa ce qui deviendra, en 1951, le Traité sur la communauté européenne du charbon et de l’acier. Ses objectifs étant encore plus ambitieux, il préconisait, avec une union économique et monétaire, une union politique et de défense. Lucide sur la géopolitique tourmentée après la première guerre mondiale, il appela l’Europe à se constituer en une nouvelle puissance face à celles des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine, dont il pressentait le développement.
Les relations entre Coudenhove-Kalergi et de Gaulle ont témoigné d’une relation d’estime partagée et de confiance. Leurs nombreux échanges, principalement épistolaires, attestent d’une influence réciproque sur la question européenne. Malgré quelques différences, ces échanges avec le vrai « père » de l’Europe ont contribué à démontrer la profondeur et la sincérité de l’engagement européen de de Gaulle. Leurs archives le confirment clairement.
Ce fut à la demande du président de la République que se créa le comité français de l’Union Paneuropéenne en 1960, dont les principales responsabilités furent confiées à ses proches, Louis Terrenoire, Georges Pompidou et Alain Peyrefitte.
Enfin, Coudenhove Kalergi démissionna du Mouvement européen, présidé par Jean Monnet, quand il apprit le rôle que ce dernier avait joué pour ajouter le préambule, que l’on a déjà évoqué, dans le traité d’amitié entre l’Allemagne et la France.
Au début des années cinquante, ce fut à l’occasion des débats sur la CED (communauté européenne de défense), dans une des plus vives controverses politiques de la IVe République, que s’est consolidé le front des euro-atlantistes contre de Gaulle. Il est pourtant aisé de comprendre que ce dernier se soit clairement opposé à ce projet. Il est étonnant de constater, plus de soixante-dix ans après son rejet par une large majorité de l’Assemblée Nationale, que le refus de ce projet par de Gaulle soit encore un argument utilisé contre lui, en prétendant qu’il aurait été sur cette question un anti-européen viscéral.
Quel était donc ce projet de CED, en août 1954, qui fut écarté par la France, sinon une nouvelle idée, suggérée par les Américains, pour alléger leurs charges militaires en Europe, accaparées par la guerre de Corée ? Il s’agissait, pour l’essentiel, de rétablir une armée allemande, défaite en 1945, et de l’intégrer, avec les autres armées de l’Europe occidentale, dans une armée européenne sous commandement américain.
De Gaulle refusait que, par cette intégration supranationale, une part essentielle de la souveraineté française, sa défense, passe complètement sous l’autorité des Etats-Unis.
Curieusement, les thuriféraires de l’Europe supranationale oublient dans leurs diatribes, que les gaullistes, dans leur refus de la CED, ne furent pas seulement accompagnés par les communistes, mais aussi par la moitié des députés socialistes et radicaux, et même par quelques éminents démocrates-chrétiens !
La CED avortée céda la place, trois ans après, au Traité de Rome qui institua le Marché Commun entre les Six pays, déjà membres de la CECA. La Grande Bretagne, sollicitée pour s’y associer, y opposa un refus royal. En s’inspirant de la formule devenue célèbre de Churchill, le Royaume Uni privilégiait « le grand large ».
Dans la continuité du Marché Commun, d’autres étapes allaient jalonner la construction européenne.
A l’union douanière, avec un rapprochement des politiques économiques, succéda la Communauté Economique Européenne, le Marché Unique et l’Union Européenne. Ces étapes entraînèrent la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux, en veillant à respecter une concurrence libre et non faussée.
C’est l’introduction de l’euro, en 2002, comme monnaie unique, pour vingt Etats membres sur 27, qui sera l’étape la plus symbolique et pratique de l’intégration européenne.
Encore fallait-il que la France, co-fondatrice de cette construction collective, ait pu mettre en application, dès 1959, les règles et les contraintes qui en découlaient et auxquelles elle s’était engagée.
Par ses changements permanents de gouvernement, dus à de mauvais choix institutionnels contraires aux propositions de de Gaulle, par ses faiblesses économiques et ses fragilités sociales et par le conflit colonial algérien dans lequel elle était empêtrée, la France était considérée comme « l’homme malade de l’Europe ». C’est pourquoi, les derniers gouvernements, qui précédèrent le retour de de Gaulle au pouvoir, le 1er Juin 1958, craignaient d’être obligés de retarder l’application du Traité de Rome.
Il n’en fut rien, puisqu’une des premières décisions prises par de Gaulle, dernier président du conseil de la IVe République, fut au contraire d’engager la France dans le Marché Commun, grâce au plan Rueff de redressement économique et monétaire.
Une autre initiative historique allait suivre dès l’été 1958. De Gaulle, pourtant surchargé de responsabilités majeures, parmi lesquelles le règlement du conflit algérien, la préparation d’une nouvelle Constitution et les tensions internationales, invita le chancelier Allemand Konrad Adenauer à le rencontrer dans sa maison familiale de Colombey-les-Deux Eglises, les 14 et 15 Septembre 1958. Il s’agissait pour de Gaulle d’un geste exceptionnel, puisque ce fut la seule fois où, pendant qu’il exerçait des responsabilités au plus haut niveau de l’Etat, il reçut à son domicile privé un dirigeant étranger.
Deux géants de l’histoire contemporaine allaient ainsi faire connaissance, se comprendre et s’apprécier.
Adenauer, ancien maire de Cologne, Paneuropéen, résistant courageux au nazisme, premier Chancelier de la nouvelle Allemagne et responsable de sa reconstruction et de son redressement économique, avait été prémuni contre de Gaulle. Gerhard Schröder, ministre allemand des Affaires Etrangères (à ne pas confondre avec le futur chancelier SPD) et Jean Monnet, toujours aussi actif dans l’antigaullisme, n’avaient pas manqué de présenter à Adenauer un portrait de Charles de Gaulle, totalement contraire à sa personnalité et à ses convictions. Adenauer s’attendait donc à rencontrer un militariste revanchard et un nationaliste germanophobe. Grande fut sa surprise en découvrant à la Boisserie un européen convaincu, un admirateur sincère du peuple allemand et de sa culture, germanophone et prêt à se mettre au service d’une Europe réunie et de la réconciliation franco-allemande.
C’est à cette date, deux mois et demi après son retour au pouvoir, que de Gaulle a compris que son principal partenaire européen avait des idées convergentes avec les siennes sur la construction européenne. Nés tous les deux au XIXe siècle, l’Allemand étant l’aîné du Français de quatorze ans, l’un et l’autre savaient d’expérience ce qu’avaient été les horreurs et les drames destructeurs qu’avait entraînés la rivalité franco-allemande. L’heureux hasard de l’histoire, ou la providence diront certains, puisqu’ils partageaient la même foi, leur avait permis, au bon moment, treize ans après la capitulation de l’armée nazie, d’œuvrer conjointement pour engager l’Europe vers son unité et leurs deux pays dans une coopération réconciliatrice.
De ce premier contact était née l’idée du Plan Fouchet, déjà évoqué.
Le 8 juillet 1962, en la cathédrale de Reims, Adenauer et de Gaulle, Coudenhove Kalergi à leurs côtés, assisteront à un Te Deum.
C’est aussi dans ce contexte que l’Allemagne d’Adenauer et la France de de Gaulle s’étaient rapidement entendus sur le traité instituant entre les deux pays des liens étroits sur la politique, la défense, l’éducation, la culture et la jeunesse.
Pour résumer la vision de de Gaulle sur l’Europe, il nous faut en revenir aux idées qu’il n’a, jamais, cessé de rappeler.
Il voyait la France et l’Europe dans leur situation géopolitique et dans leur perspective géostratégique. Pour lui, aucune idéologie d’aucune sorte ne devait entrer dans cette approche. Certes, il n’ignorait pas que du côté soviétique, le système communiste en était le vecteur, comme en parallèle, le libéralisme était le vecteur des Américains et de leurs alliés. De Gaulle lui-même appliquera pour la France une politique libérale, à laquelle il tint à apporter une correction sociale, selon sa formule : « il n’y a qu’une seule querelle qui vaille, c’est celle de l’homme ».
Pour de Gaulle, réunir l’Europe et ses différents pays dans une même communauté d’intérêts, respectant les mêmes valeurs et règles de droit n’a de sens que pour qu’elle devienne une puissance indépendante.
En langage gaulliste cela signifiait que l’Europe occidentale devait se libérer de la tutelle américaine et que l’Europe de l’Est devait s’affranchir de l’emprise soviétique. A partir de là, l’Europe puissance deviendrait non seulement possible, mais souhaitable et même indispensable.
Sur le plan institutionnel, le respect des principes démocratiques et de leurs légitimités s’impose dans la construction européenne. Pour de Gaulle, la responsabilité, la gouvernance et le fonctionnement des institutions européennes doivent être issus directement du suffrage universel. De même que toute Haute Autorité ou Commission, composée de personnalités nommées et non issues d’élections au suffrage universel, ne peuvent (ou ne devraient) exercer des responsabilités politiques et, a fortiori, se substituer aux gouvernements des Etats membres.
Si de Gaulle n’a jamais utilisé la formule « Europe des patries », en revanche, il a toujours considéré que seuls les Etats-nations pouvaient avoir la légitimité de bâtir une Europe unie. Ils en étaient, ils en sont et ils en seront les piliers fondateurs. Ces piliers s’appuient sur la volonté démocratiquement exprimée par les peuples européens. Même si pour beaucoup d’entre eux les frontières ont été modifiées par les aléas du passé, ils ont tous une histoire et une culture spécifiques.
De Gaulle rejette donc toute organisation supranationale de l’Europe qui tenterait de dissoudre dans une organisation totalement intégrée les particularités, les spécificités et les sentiments nationaux des peuples.
En revanche, il fut favorable à des transferts de compétences vers l’Europe. Acceptant le Marché Commun, puis la Communauté Economique Européenne, de Gaulle s’est battu pour obtenir de ses partenaires la politique agricole commune. La PAC n’est-elle pas justement devenue un des premiers domaines de souveraineté nationale attribuée à l’Europe ? Bien d’autres ont suivi.
Contrairement à ce qui a été prétendu, de Gaulle n’avait aucune hostilité à l’égard du Royaume Uni, bien au contraire, il était extrêmement reconnaissant à Churchill, à son gouvernement et au peuple britannique de l’avoir accueilli, en 1940, avec les Français libres.
Malgré la disparition de leur empire, il savait d’expérience que les Britanniques gardaient un esprit insulaire tourné vers les vastes d’horizons et qu’ils se méfiaient traditionnellement des pays du continent européen, en particulier de l’Allemagne et de la France. N’avaient-ils pas tenté en 1960 de contourner le Marché Commun en créant l’AELE, zone de libre-échange purement commerciale, avec des pays d’Europe occidentale qui n’avaient pas adhéré au Traité de Rome ?
Par la suite, lorsque le Royaume Uni est devenu membre de la CEE, puis de l’Union Européenne, ses gouvernements successifs ont systématiquement favorisé les élargissements, en espérant que ces nouveaux membres ralentiraient la marche vers plus d’Europe. C’est ainsi que le Royaume Uni a été le plus chaud partisan de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.
Lorsque la France proposa aux Américains et aux Britanniques un directoire pour superviser la défense de l’Europe occidentale menacée par l’Union Soviétique, le refus britannique démontra à de Gaulle combien leur outil militaire dépendait de Washington, tout autant opposé à cette proposition.
De Gaulle n’ignorait pas, de surcroît, que si les Britanniques devenaient membres d’une organisation européenne, ils ne cesseraient d’y défendre leur conception libérale d’un marché ouvert, sans contrainte, ni protection. Il subodorait, dans cette candidature, l’intention cachée de jouer dans l’Europe le Cheval de Troie.
Six ans après leur entrée dans la CEE, la Première Ministre, Margaret Thatcher, confirmait les craintes de de Gaulle, en interpellant ses partenaires européens par la formule : « I want my money back », totalement contraire au principe de la solidarité financière entre européens.
Paradoxalement, ce furent les gouvernements européens les plus favorables à l’intégration et à la supranationalité qui se firent les défenseurs les plus acharnés de l’adhésion britannique.
Dans sa vision à long terme de la géopolitique, de Gaulle, premier dirigeant occidental à reconnaître la Chine communiste, percevait un monde où, malgré le développement mondial des échanges et les progrès exponentiels des technologies, la compétition entre les puissances ne pourrait que s’amplifier.
Il savait d’instinct que la puissance américaine, naturellement dominatrice, verrait, à son tour, sa suprématie se réduire. Mais, que ce soit lors des crises de Berlin et de Cuba, de Gaulle n’avait pas manqué de manifester avec fermeté sa solidarité avec ses alliés Américains. Il avait aussi prévu que l’URSS redeviendrait la Russie, pour laquelle il avait manifesté un évident intérêt. C’était aussi sa façon de montrer qu’il ne voulait pas d’une Europe inféodée à qui que ce soit. Son insistance à nouer avec les pays du pourtour Méditerranéen une coopération étroite, son intérêt permanent pour l’Afrique depuis son discours annonciateur de Brazzaville en 1944 et ses voyages triomphaux en Amérique Latine et en Asie ont contribué à tracer la vision que de Gaulle avait du monde à venir.
Son ambition était claire. Il voulait une Europe européenne pour qu’elle devienne une puissance indépendante.
Cinquante-six ans après que Charles de Gaulle a volontairement quitté le pouvoir, on constate que les peuples européens, chacun à leur façon, élection après élection, sont de plus en plus nombreux à remettre en question le fonctionnement de l’Union Européenne. Ils la ressentent comme trop technocratique et bureaucratique, abusant des normes et de réglementations contraignantes, insuffisamment légitimes.
N’est-il pas incroyable que la Commission ait pu s’opposer à des regroupements industriels entre entreprises européennes pour faire face à des entreprises étrangères mondialisées, souvent américaines et chinoises ?
C’est pourquoi, en s’écartant des principes fondamentaux sur lesquels s’est construite l’Union Européenne, des mouvements populistes, séduits par la démagogie du repliement nationaliste, pourraient nous entraîner vers la dislocation de l’Union.
Si difficilement bâtie après tant de siècles et tant de sang répandu dans des conflits suicidaires, doit-on laisser l’Europe s’autodétruire ? Les Britanniques, à l’égard desquels de Gaulle avait aussi vu juste, ont été les premiers à expérimenter les conséquences de leur retrait de l’Union Européenne. Désormais, ils sont majoritaires à le regretter.
Si l’Union Européenne peut décevoir, ce qui est compréhensible, elle s’est néanmoins beaucoup engagée, parfois avec maladresse, mais toujours avec de « bonnes intentions ».
Les temps ont changé. Le mouvement du monde et ses transformations se sont accélérés.
La Chine est devenue un empire industriel, commercial, technologique et militaire. Sa route de la soie n’est, en réalité, qu’une nouvelle Longue Marche à la conquête du monde, menée par une dictature qui a déjà mis sous sa coupe Hong Kong et qui s’apprête à se saisir de Taïwan.
La Russie a repris, par les armes, la conquête millénaire de ses voisins occidentaux. Le potentat, pratiquant les pires méthodes des polices politiques, installé à la tête de l’ancien empire des tsars, est assoiffé de revanche. Ce triste personnage, qu’aucune révolte populaire ne semble en mesure de détrôner, craint que le peuple russe ne se convertisse, à son tour, aux libertés démocratiques, dont jouissent désormais les anciens pays du Pacte de Varsovie.
Les Américains, pour la deuxième fois, se sont donnés à un président qui les entraînent, par un populisme autocratique et désordonné, vers la fin de leur suprématie par le renversement des alliances qu’ils avaient nouées à leur principal profit. Lorsqu’ils en découvriront les ravages, il sera probablement trop tard pour revenir à l’âge d’or dont ils avaient tant bénéficié.
Le sud global, ainsi dénommé, va s’affirmer progressivement. Néanmoins, sa diversité politique et géographique, ne lui permettrait pas de s’affirmer en puissance. Il s’agirait plutôt de transformations et de progressions individuelles des Etats les plus peuplés et les plus avancés économiquement.
Reste notre Europe, au sein de laquelle il y a, entre autres drames, celui que vit l’Ukraine, si courageusement résistante.
De Gaulle nous avait prévenus. Unifier l’Europe n’a de sens que si elle se construit en puissance indépendante. Tant de temps perdu à jouir d’une Europe rêvée, ignorante des malheureuses réalités séculaires.
Le moment est donc venu, dans l’urgence, de faire face à ces réalités. La première consiste à tout mettre en œuvre pour sauver l’Ukraine des griffes russes. Il faudra réunir toutes les forces que les 450 millions d’européens pourraient dégager s’ils veulent vraiment sauver leur indépendance et, avant tout, leur civilisation.
Ce sont, en effet, les valeurs spécifiquement européennes qu’il faut préserver et défendre. Elles sont issues de notre culture gréco-romaine, judéo-chrétienne, humaniste et laïque. Forte de ses fondations, la civilisation européenne, plus qu’aucune autre, pratique la tolérance dans la diversité des opinions et, dans le respect de l’état de droit, l’accueil de l’autre.
Par subsidiarité, en différenciant les légitimes intérêts nationaux des compétences qu’ils veulent déléguer à la souveraineté européenne, les citoyens du vieux continent pourraient se bâtir des institutions originales. Ni confédération, ni fédération supranationale, l’Europe, puissance indépendante, deviendrait, alors, face aux compétitions acharnées entre les autres puissances, un pôle exemplaire et sécurisé.
Elle deviendrait ainsi ce que de Gaulle lui avait fixé comme objectif : l’Europe européenne.