On ne peut imaginer un Léviathan à une échelle aussi vaste que l’Europe (Le Figaro – lundi 25 septembre 2017)

Un vrai pouvoir européen souverain, puissant et libre, ne saurait être conçu qu’à partir des États-nations, argumente l’historien*.

Peu à peu, le président de la République trace un programme ambitieux pour l’Europe, qu’il juge « à un niveau approprié pour recouvrer notre pleine souveraineté dans des domaines qui ne relèvent plus du seul champ national ». Il le fait en plaçant l’avenir du continent sous le signe de la « protection » sur tous les fronts : dans le domaine des investissements, sur le plan commercial, sur celui de la défense, des frontières, de la capacité budgétaire comme outil contre les chocs économiques et leurs conséquences sociales. Dans Le Point, il a même invoqué le « Léviathan », figure pourtant peu amène, dont « chacun accepte qu’il soit là pour le protéger ».

Le chef de l’État connaît ses auteurs, en l’espèce Thomas Hobbes, qui, au XVIIe siècle, décrivait l’état de nature comme « la guerre de tous contre tous » : chaque individu, pour se protéger et vivre en société, accepte de céder une partie de ses droits et libertés au Léviathan, « dieu mortel » au pouvoir absolu. Toute liberté se décline sous le signe de l’autorité.

Mais comment imaginer un Léviathan à une échelle aussi vaste que l’Europe ? Il faut lire, à cet égard, l’excellent livre de David Engels, paru en 2013 : Le Déclin. Ce jeune historien de l’Antiquité fait un parallèle entre le déclin de la République romaine au Ier siècle avant Jésus-Christ et la crise de l’Union européenne, qu’il juge déjà bien engagée : tel que la machine est lancée, il prédit pour le système européen « un revirement autoritaire », ainsi qu’une « inversion du processus d’émancipation de l’individu engagé en Occident depuis des décennies ».

L’autorité sans la liberté, en somme. Car jusqu’ici, dans nos démocraties, c’est bien l’État-nation qui a su concilier ces deux exigences contradictoires, à travers un pouvoir identifié, admis et incarné. Pour nous, Français, cette figure philosophique du bon Léviathan renvoie au système gaullien et au libéralisme d’État des premières années de la Ve République, mélange subtil d’étatisme centralisateur, de volontarisme économique et de libéralisme politique. Ce modèle énergique, qui n’existe plus guère sous cette forme en France, peut-il renaître pour être transposé à l’Europe ? Cette perspective n’est pas sans séduction, même si elle semble paradoxale. Le modèle gaullien avait été accepté parce qu’il avait permis de conduire la décolonisation et de rebâtir un système de solidarité sociale efficace dans le cadre d’une économie libérale. Pas d’économie libre sans État fort. Et la France, sous de Gaulle, n’en était pas moins une vraie démocratie, où le peuple était rigoureusement consulté et n’était plus le souverain « captif » des deux Républiques précédentes.

L’Europe peut-elle reproduire ce bel équilibre, qui est la substance même de la souveraineté ? Elle n’en a pas pris jusqu’ici le chemin… C’est pourtant une vieille idée qui, religieuse ou laïque, est passée par tous les stades de l’imagination humaine. La vision de Richelieu était la plus réaliste : soucieux de contrer le projet de monarchie universelle des Habsbourg et d’éviter la constitution, au centre du continent, d’un « Corps germanique » écrasant, le cardinal-ministre était convaincu que l’Europe ne s’épanouirait dans la paix et la concorde religieuse que par une entente, un équilibre surtout, entre des grands ensembles territoriaux où la France aurait une influence à sa mesure. C’est l’idée qui resurgit avec de Gaulle au début des années 1960, avec l’Europe des États. Face à des phénomènes qu’il sentait venir, même s’il ne les appelait pas encore « mondialisation », il écrivait dans les Mémoires d’espoir que les liens entre les pays européens étaient si anciens et si puissants qu’ils devraient aboutir un jour à une confédération, au terme d’une coopération sans cesse élargie autour des grands intérêts communs – mais acceptée par les peuples. Il avait même proposé, dès septembre 1960, un référendum européen solennel « de manière à donner à ce démarrage de l’Europe le caractère d’adhésion populaire qui lui est indispensable ».

Mais de Gaulle avait aussi perçu la profonde équivoque de la mécanique déjà engagée et qui, partant d’une vision purement économique, devait conduire, dans certains esprits, à la substitution totale et définitive d’une souveraineté européenne unique, totale, mais sans visage et sans âme, aux diverses souverainetés nationales. Une fuite en avant, un processus de centralisation dévoyée s’inscrivant contre la seule expression irréfragable de la souveraineté – le vote -, comme l’a montré plus tard le destin réservé en France au référendum de 2005 sur le traité de Rome II.

Ce grand débat européen qui n’avait jamais eu lieu, Philippe Séguin l’avait pourtant imposé en 1992 pour la ratification du traité de Maastricht, car il était évident alors qu’un point de non-retour était sur le point d’être franchi. Approuvé du bout des lèvres par les Français, le traité et ceux qui ont suivi n’ont pu aboutir qu’à la situation actuelle : le sentiment, en France et ailleurs, que les gouvernements ont transféré déjà une large part de leur souveraineté pour faire face aux défis du monde, mais qu’aucune souveraineté européenne réelle n’a pris la relève. Le pouvoir n’a pas été transmis, il s’est dilué, dissous, évaporé, tout en produisant une multitude de petites tyrannies sans véritable contrôle.

C’est pourquoi l’ambition manifestée par Emmanuel Macron est d’une logique presque napoléonienne : raisonnant « à la française », il propose de donner enfin à cette souveraineté européenne si insaisissable une vraie cohérence, pour rassurer les peuples sur leur avenir face à la mondialisation, au chômage, aux grands mouvements migratoires. Mais ne nous promet-elle pas un tout autre Léviathan, celui, toujours plus écrasant et désincarné que propose par exemple M. Juncker pour l’espace Schengen : en restant dans l’éternelle démarche qui consiste à ajouter toujours de nouveaux étages à une construction mal conçue à l’origine et dont les fondations sont chaque jour un peu plus fragiles et un peu plus contestées ?

Il est temps de regarder les choses en face : peut-on espérer fabriquer un vrai pouvoir européen souverain – c’est-à-dire puissant et libre – à partir d’une autre réalité que les États-nations, qui restent en nos temps troublés le seul vrai lieu de la démocratie, la seule garantie de l’adhésion des peuples, le seul refuge contre les explosions identitaires, le seul antidote enfin contre la dictature du chiffre, de la norme et de l’abstraction ? De Gaulle, puis Philippe Séguin avaient vu juste. Il est temps de faire le pari lucide, radical, courageux, d’une refondation de l’Europe sur les bases plus saines de l’État-nation – faute d’un État-nation « européen » qui est voué à rester longtemps encore une chimère, et sous peine de tomber dans le piège dont Séguin avait déjà dévoilé les ressorts sous François Mitterrand : « Le président de la République reconnaît les dérives de la construction européenne. Et pour les conjurer, il en accepte de nouvelles, plus graves encore. » Il n’est pas d’autre issue que de revenir à l’idée gaullienne d’une Europe forte et respectée, mais faite de peuples libres. Il ne s’agit pas d’une quelconque nostalgie, mais d’un retour au réel : le « gaullo-mitterrandisme », en fait de nouvel horizon, est le seul vrai mirage. Il faut choisir, tant qu’il est temps encore, le bon Léviathan.

* Ancien élève de l’École normale supérieure. Arnaud Teyssier est l’auteur de plusieurs biographies saluées par la critique, en particulier « Richelieu. L’Aigle et la Colombe » (Perrin, 2014). Son nouvel ouvrage, « Philippe Séguin. Le Remords de la droite » (Perrin, 350 p., 24 €), est un des événements de la rentrée éditoriale.

ARNAUD TEYSSIER

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