Le mardi 17 octobre 2017, la Fondation Charles de Gaulle a reçu en ses murs une délégation russe composée de parlementaires, de hauts fonctionnaires et de cadres dirigeants de grandes entreprises, tous auditeurs de la prestigieuse Russian Presidential Academy of National Economy and Public Administration (RANEPA).  Cette séquence faisait partie d’un programme d’ateliers organisés par la Chambre de Commerce et d’Industrie Paris Ile-de-France. Après la visite du bureau qu’occupait le Général au 5 rue de Solférino, un échange consacré aux visions gaulliennes de l’intervention de l’État dans l’économie et au libéralisme d’État dans les années 1960  auquel participaient Arnaud Teyssier, président du Conseil scientifique, et Frédéric Fogacci, directeur des études et la recherche de la Fondation, a permis de constater que la vision gaullienne du rapport entre politique et économie conserve encore toute sa pertinence aux yeux des hauts responsables russes d’aujourd’hui.

Intervention de Frédéric Fogacci, Directeur des Études et de la Recherche, lors de la réception de la délégation russe de haut-niveau le 17 octobre 2017.

Un Libéralisme d’État ? Les conceptions économiques et sociales du Général de Gaulle, aux sources du rebond français des années 1960.

La notion de « Libéralisme d’Etat » peut sembler paradoxale, une grande partie de l’effort des libéraux s’étant nourrie d’une volonté de s’extraire de l’influence et de la réglementation de l’Etat dans le domaine économique. Elle trouve pourtant un sens particulier si on l’applique à la pensée et à l’œuvre économique et sociale du Général de Gaulle, mais aussi plus globalement si on l’inscrit dans l’évolution de long terme du modèle économique français. A compter du mercantilisme de Colbert, l’Etat est en France porteur d’une aspiration à tirer les acteurs économiques vers l’ouverture et la modernité, et d’une vision de l’économie qui lui réserve la possibilité de déterminer des objectifs de moyen et long terme.

 

La vision gaullienne de l’économie s’inscrit dans cette continuité, et se nourrit en outre des réformes de 1945, dont le Gouvernement que dirige alors le Général est l’artisan. Le constat communément partagé selon lequel les Etats européens ont failli par refus d’intervenir face à la crise économique des années 1930, la nécessité également d’imposer un pilotage public à des domaines jugés stratégiques conduit à la double mise en place de nationalisations (EDF, GDF, Régie Renault, etc…) et d’une planification symbolisée par la création du Commissariat général au Plan, dirigé par Jean Monnet, qui s’imposera rapidement comme un organe très influent au sommet de l’État. Cet héritage, nourri par le programme du CNR, fait largement consensus.

De Gaulle, cependant, a longtemps été poursuivi dans ce domaine par cette phrase qu’il n’a d’ailleurs jamais prononcée, « L’intendance suivra », dont il s’est à de nombreuses reprises justifié. Du point de vue gaullien, la politique économique n’existe pas en soi, mais s’inscrit dans un effort national global ayant pour but l’indépendance et le rayonnement. Elle est donc indissociable d’une politique étrangère exigeante, centrée sur l’acceptation du projet européen (la France a signé le traité de Rome en 1957) et d’une refondation constitutionnelle qui donne au pouvoir politique une stabilité et une marge de manoeuvre lui permettant de fixer un cap. Cette vision d’ensemble et ce souci de la souveraineté ont pour corollaire une politique d’orthodoxie budgétaire et monétaire, l’endettement et l’instabilité de la monnaie étant considérés comme des faiblesses susceptibles de nuire à la crédibilité internationale de la France, mais aussi un corollaire social : les travailleurs doivent toucher les fruits de leurs efforts, à travers l’intéressement aux bénéfices et la politique de participation.

 

Pour tenter de résumer rapidement la vision gaullienne, ont peut donc faire trois remarques.

 

Tout d’abord, l’économie est la clé de la souveraineté. Quand de Gaulle est appelé au pouvoir en mai 1958, l’essentiel de la croissance française est absorbé par l’effort algérien, les mesures sociales du Front Républicain ne sont pas financées, et le franc sort de plusieurs dévaluations assumées ou non. C’est dans ce contexte désastreux, qui rend le budget français dépendant des subsides américains, que de Gaulle prend une décision stratégique, celle d’honorer le traité de Rome sans demander de délai d’application. La conséquence directe en est la nécessité de mettre à niveau l’économie française, ce qui sera l’objet du plan dit « Rueff », mis en œuvre à partir du début de l’année 1959. La purge économique est radicale : le franc est dévalué de 17%, les dépenses publiques comprimées de 14% (sans que les dépenses de recherche soient touchées), les indexations supprimées, à l’exception du SMIG. En revanche, des dispositifs encouragent l’investissement (création des SICAV pour favoriser un actionnariat populaire). L’objectif est double : permettre à l’économie française d’être au rendez-vous de la construction européenne, réorienter celle-ci vers l’exportation, la dynamique de reconstruction étant arrivée à son terme.

 

Ce train de mesures a un impact important sur la croissance (5,5% annuels en moyenne dans les années 1960), et permet à la France de négocier en position de force la politique agricole commune avec le partenaire allemand. Dès 1963, les droits de douane sont abaissés de 50%, et de 100% en 1968, avec cinq années d’avance sur le calendrier prévu par le traité de Rome. Le budget, largement déficitaire en 1957, redevient excédentaire dès 1959, tandis qu’en 1968, la France parvient à rembourser la totalité de sa dette extérieure en devises. En effet, le cap de la rigueur impulsé en 1958 est tenu avec fermeté, le Général favorisant la mise en place en 1963 d’un plan de stabilisation destiné à juguler l’inflation. Cependant, les dépenses publiques, notamment sous le coup des grands projets, augmenteront régulièrement, pour atteindre 39% du PIB en 1969.

 

Second point, dans l’idée du Général de Gaulle, l’État joue un rôle de stratège et de pilote pour l’économie française. Il ne s’agit pas pour le Général de mettre en place, bien évidemment, une économie étatisée, beaucoup de structures fonctionnant selon un partenariat public/privé, mais de donner à l’État les moyens d’un pilotage stratégique, qui s’inscrirait dans une forme de capitalisme à la française. Pierre Guillaumat le résume en une formule : « Sans la puissance industrielle de l’Allemagne, sans la puissance financière de l’Angleterre, il reste l’administration : une directive, de l’argent et un grand corps d’État », ou plus exactement plusieurs grands corps d’État, de Gaulle étant attentif à éviter un fonctionnement monoculturel, ce qui l’amène à fréquemment faire cohabiter ingénieurs et hauts-fonctionnaires, par exemple. Ce modèle économique n’est pas étatisé car il est tourné vers la modernisation et l’exportation, et soumis à des contraintes de rentabilité : l’objectif de performance et de rentabilité est tout sauf secondaire.

 

Le premier de ces piliers est l’accord conclu avec les grands corps d’État. Plusieurs témoignages, dont celui de François Bloch-Lainé, le montrent, sous la IVe République, la faiblesse et l’instabilité du pouvoir politique permettent à certains hauts-fonctionnaires de piloter eux-mêmes leur administration. La Ve République correspond à une remise de ces compétences administratives au service d’une vision politique.

 

Le second pilier est le recours à la planification, qui donne à l’Etat les moyens d’une vision stratégique. Le recours à la planification n’est pas systématique et global, mais centré sur des objectifs précis. L’exemple du plan Calcul de 1966, destiné à développer une informatique dans un  cadre national, illustre le pragmatisme gaullien, malgré ses résultats mitigés.

 

Le troisième pilier réside dans la nationalisation des entreprises jugées stratégiques, celles destinées à assurer l’indépendance énergétique de la France (Elf, Total) ou son développement dans des secteurs stratégiques de pointe (Snecma, CNES). L’État se place en position de déterminer les objectifs tout en maintenant ces secteurs sous souveraineté nationale.

Enfin, ce pilotage est également mis en cohérence avec la diplomatie gaullienne : certaines initiatives, comme le voyage en URSS du printemps 1966, permettent la mise en place de deux commissions bipartites : les structures semi-publiques, comme la Banque Française pour le Commerce extérieur (BFCE) permettent de donner un débouché économique aux avancées diplomatiques.

La troisième spécificité gaullienne réside dans la contrepartie sociale. Dès 1959, la création de l’UNEDIC, en période de plein emploi, ou l’attachement du Général à la politique de participation, traduite par les textes de 1959 sur l’intéressement aux bénéfices, ou de 1967 (Amendement Vallon) montrent le souci global d’associer les travailleurs à l’effort de redressement, mais aussi aux fruits de celui-ci, quand bien même ces dispositifs se font peut-être au détriment d’une vraie politique salariale, ce qui conduira au rattrapage violent des Accords de Grenelle de 1968.

Cependant, cette contrepartie sociale se traduit également par la recherche d’un lien direct avec les éléments jeunes et dynamiques, aptes à faire évoluer l’économie française vers la modernité. L’exemple des Jeunes agriculteurs, la « génération Debâtisse », est un bon exemple de partenariat entre l’Etat et les acteurs dynamiques d’une profession pour accompagner la mutation d’une profession, dans le contexte de mise en place de la P.A.C. Mais ce souci va plus loin : les « forces vives » de la Nation font l’objet des sollicitations constantes de de Gaulle, à travers la place qui leur est réservée au Conseil économique et social en 1958, dans la réforme régionale de 1964 (ils siègent dans les C.O.D.E.R), mais aussi dans la réforme de 1969, qui vise à leur proposer une représentation élargie dans un Sénat rénové. Cet aspect social de la politique gaullienne est sans doute sous-estimé, mais pas oublié, le Président Emmanuel Macron ayant invoqué récemment la « belle idée gaullienne de participation ».

On peut, en conclusion, poser plusieurs idées.

La première est que l’exemple gaullien plaide en faveur des thérapies de choc, des réformes radicales. Le plan Rueff de 1963 est un plan d’ensemble, dans lequel de Gaulle choisit des options audacieuses (dévaluation de 17% quand certains plaident pour 12% par exemple). En effet, comme le souligne Nicolas Baverez, à la thérapie de choc répond un choc de croissance. Cependant, l’objectif clairement indiqué et la mise en place d’un pouvoir politique stable désarment les corporatismes.

 

La seconde est que la politique économique trouve son sens et son efficacité dans une politique d’ensemble, qui associe réforme économique et redéfinition de la politique étrangère. Le rebond de 1958 aurait-il été possible sans la refondation politique ? Sans la personne du Général pour marquer une volonté ? C’est cette vision d’ensemble qui permet de mobiliser la diversité des acteurs administratifs, économiques et sociaux, le contexte de croissance et les résultats rapides contribuant bien sûr à la réussite du projet. Cette dynamique est cependant fragile, et s’use progressivement au cours des onze années de pouvoir.

 

Enfin, le succès de modèle gaulliste tient peut-être au fait qu’il s’inscrit dans une voie française, dans une tradition historique de long terme propre à notre pays, qu’il s’appuie sur se structures existantes et ses points forts, bref, qu’il ne suscite pas d’opposition culturelle propre à le faire échouer.

Fort de ces trois principes, le Général de Gaulle a pu donner l’impression de tenir presque tous les leviers de l’action publique pendant une certaine période, et de les actionner dans le même sens, afin de ramener le pays sur le chemin de la croissance. Cependant, à l’heure du capitalisme financiarisé et mondialisé, peut-on imaginer qu’un dirigeant, français ou étranger, ait un jour de nouveau cette capacité à tenir tous ces leviers en même temps ?

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