Les Français de l’an 40
I/ La guerre oui ou non ? II/ Ouvriers et soldats 

Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Gallimard/Folio, nouvelle édition de mars 2020

L’Histoire écrase la chronologie, élude les bifurcations, ignore les alternatives, pour imposer l’apparente évidence de ce qui fut. C’est ainsi que demeurent dans un angle mort certaines périodes, dont le seul tort est d’être surplombées par de grandes déflagrations historiques, qui, telle l’éruption de Pompéi, pétrifient tout sur leur passage. Ainsi en est-il de cette période qui court de septembre 1939 à mai 1940 que l’on appelle la « drôle de guerre » – symbolisée par l’accent d’avant-guerre de Maurice Chevallier chantant Et tout ça, ça fait d’excellents Français – ignorée et délaissée par les historiens, jusqu’à ce que notre ami Jean-Louis Crémieux-Brilhac s’en saisisse, pour publier en 1990 cette somme inégalée grâce à Pierre Nora, Les Français de l’an 40, que Gallimard réédite aujourd’hui en collection de poche Folio, avec le soutien de la Fondation Charles de Gaulle.

« Il subsiste une énigme des Français de l’an 40. J’ai tenté d’en trouver les clefs. Qui étaient-ils ? Qu’ont-ils pensé et dit ? Comment se sont-ils conduits et pourquoi ? Comment ne pas les juger pathétiques, eux qui, ayant jugé avant les autres que le temps des guerres intraeuropéennes était révolu, se sont résignés à prendre les armes pour dire non au fou criminel du IIIe Reich ? Faut-il admettre qu’ils n’auraient pas mérité d’être vainqueurs ? » Telle est la quête de l’auteur qui nous embarque dans une « analyse spectrale » à la Keyserling, servie par un style élégant, dont la fermeté le dispute à la douceur, à l’image de son intraitable sourire éclairé par ses sereines convictions.

À la lecture de ces pages, on apprendra beaucoup sur Édouard Daladier et sa façon de gouverner, sur Paul Reynaud à l’affut, sur Léon Blum et sa lucidité qui en impose à la forte minorité pacifiste de la SFIO emmenée par Paul Faure, sur l’ombre du Maréchal Pétain qui grandit inexorablement, ainsi que sur des acteurs aujourd’hui oubliés mais influents à l’époque comme Pierre-Étienne Flandin ou Anatole de Monzie. Mais aussi sur les « forces profondes » qui travaillent l’opinion française : pacifistes et défaitistes de tout acabit, « nationaux » dévoyés, communistes sidérés après le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, qui n’ont d’autres choix entre l’alignement sur Moscou, ou la fidélité à leurs convictions antinazies qui devrait leur enjoindre de rompre avec « la grande lueur à l’Est. » Bien oublié aujourd’hui est le projet de corps expéditionnaire en Arctique pour aider la courageuse Finlande face à l’Union Soviétique, qui pourtant animera le débat politique et militaire entre décembre 1939 et mars 1940.

Mais cette plongée dans la France de cette année-là ne se limite pas aux États-Majors politiques, parlementaires et militaires, à la propagande et à la presse, ni à une talentueuse galerie de portraits des acteurs du moment. Elle embrasse beaucoup plus large. D’abord en essayant de cerner l’état d’esprit de tous les Français, et pas seulement de l’élite, qui oscille entre la détermination, la résignation et le découragement, dans des proportions variables et souvent mêlées. Et par une étude alors jamais conduite sur les forces et faiblesses de l’armée et de l’industrie française, notamment de l’industrie d’armement, relancée par les décisions budgétaires de Léon Blum à l’automne 1936, et débridée par les dérogations à la loi des 40 heures décidée par Édouard Daladier.

En 2010, à Londres, Jean-Louis Crémieux-Brilhac fut le cicerone de la délégation conduite par le Président de la République pour la commémoration de l’Appel du 18 juin. La réédition de cette œuvre majeure nous rappelle quel homme il fut, et sa douloureuse interrogation nous taraude toujours, car fragile est la nation, et impérieuse est la nécessité de l’aimer et de la défendre.

Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

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