RÉFLEXIONS SUR LA CRISE SANITAIRE

Entretien avec Jean-François Mattei

 

Jean-François Mattei est président de l’Académie nationale de médecine, président honoraire de La Croix-rouge française, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, ancien ministre de la santé et député honoraire. Il nous livre son analyse sur les enjeux sanitaires actuels en France.

Quel est la situation actuelle en France face au Coronavirus ? Comment expliquez-vous l’étendue de l’épidémie ?

Notre pays doit aujourd’hui combattre un ennemi invisible, un virus inconnu dont l’évolution est imprévisible. Son origine même n’est pas encore bien comprise. Sans doute un virus hébergé par la chauve-souris et transmis à l’homme par le pangolin, animal sauvage dont la chair et les écailles sont particulièrement appréciées par les chinois. Ce n’est pourtant pas la première fois que des maladies épidémiques proviennent d’animaux, le Sida, Ebola, et bien d’autres. La peste elle-même vient du rat et se trouve transmise à l’homme par la puce. Déjà en 2003 notre pays avait été confronté à une épidémie à corona virus, le Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (SRAS) transmis par la civette. Mais sa contagiosité était moindre et nous avions pu la contenir, sans doute aidés par l’arrivée des chaleurs de l’été. Puis était rapidement survenu un épisode inquiétant de grippe aviaire. A cette époque le premier plan de pandémie grippale avait donc été préparé et des mesures avaient été prises comme la constitution de stocks de masques sanitaires destinés aux soignants. En 2009, l’épidémie de grippe H1N1 avait renforcé les mesures d’anticipation avec des stocks accrus de masques et de vaccins. Mais cet épisode n’eut jamais la gravité escomptée et la question fut posée du coût des stocks et leur devenir. De nouvelles mesures furent prises pour répartir différemment la responsabilité des masques. Le fait est qu’en 2020 leur nombre était très insuffisant pour faire face à l’épidémie actuelle.

Parti de Chine le virus n’a pas tardé à se répandre révélant sa très grande contagiosité. Il ne faut pas s’en étonner car nous vivons dans un monde où les déplacements sont fréquents et s’effectuent à la vitesse de l’avion. L’épidémie a donc gagné les pays asiatiques (Taiwan, Corée du sud…) puis l’Europe. Chaque pays a réagi selon sa culture, son régime politique et son système de santé. La Chine a très vite « enfermé » la province d’Hubei et singulièrement la ville de Wuhan ; la Corée du sud a choisi de tester le plus grand nombre de personnes pour agir de façon ciblée. Malgré ce, tous ont connu un grand nombre de malades et des morts.

En France, en l’absence de vaccin et de traitement efficace avéré, aux côtés des « gestes barrières » désormais bien connus le confinement s’est imposé. Il s’agissait impérativement de ralentir la progression du virus et de protéger le plus possible nos hôpitaux de l’afflux massif de patients, notamment les services de soins intensifs et de réanimation. Mais compte tenu de la durée d’incubation et de la maladie déclarée, les premiers résultats ne se manifestent qu’après trois à quatre semaines de confinement. Nous n’y sommes donc pas encore. Il faudra se montrer volontaires, disciplinés et patients. Nos résultats sont en tous points comparables à nos voisins, tantôt un peu meilleurs (Allemagne), tantôt plus en difficultés (Italie, Espagne, Grand-Bretagne…)

Il faut retenir plusieurs choses : d’abord l’engagement extraordinaire de nos soignants et de toutes leurs équipes. Ils ont fait des miracles et continuent de se battre d’autant que le nombre de lits de réanimation dans nos établissements de santé s’est avéré très  insuffisant conduisant à en créer deux fois plus et à se réorganiser avec en toile de fond les difficultés de matériels et de personnels. Dans les régions les plus touchées (Grand Est puis Ile-de-France surtout) il a fallu transférer des malades vers des régions moins touchées, voire dans des pays voisins. La mobilisation a été totale partout et en tous lieux. La réserve sanitaire et la réserve civique ont été convoquées pour prêter mains fortes.

Aujourd’hui, les premiers chiffres attestant un ralentissement de l’épidémie apparaissent. C’est encourageant mais il faut rester prudent et toujours actifs.

Les premières semaines, nous avons vécu dans une forme d’insouciance collective face au Coronavirus. Qu’est-ce que la pandémie va changer durablement dans notre mode de vie, nos comportements et nos politiques publiques ?

La maladie venait de loin, nous avions connu le SRAS sans le drame annoncé, la grippe H1N1 n’a finalement pas confirmé les craintes envisagées, et nous étions peut-être aussi trop tournés vers les nouvelles technologies délaissant les maladies infectieuses souvent considérées comme désormais moins importantes avec les vaccins et les antibiotiques. Nous rêvions davantage d’intelligence artificielle, d’algorithmes et de révolution numérique. Nous parlions d’hommes augmentés et de posthumanisme. Certains nous promettaient la conquête d’autres planètes. Nous éprouvions peut-être un sentiment de puissance inégalée et ce n’était pas un virus venu de Chine qui allait nous bouleverser. Évidemment, la réalité s’est rapidement imposée et nous avons vite compris que nous pensions tout savoir alors que notre ignorance s’étalait au grand jour.

Il y aura certainement un avant corona virus et un après. Notre pays n’a jamais suffisamment misé sur la prévention et encore moins sur l’anticipation. Nous avons même encore nos farouches opposants à la vaccination. Il faudra changer et comprendre que décidément il vaut mieux prévenir que guérir. Nous allons, je l’espère, entreprendre une réorganisation de notre système de santé qui en a bien besoin. L’hôpital doit évoluer pour s’adapter et offrir aux patients les parcours dont ils ont besoin. Au plus près de chez eux pour les soins habituels et les maladies communes, pour n’aller dans les Centres Hopitalo-Universitaires (CHU) que pour des affections requérant des soins hautement spécialisés et le recours à des techniques d’exception.

Je ne sais pas ce qui changera vraiment dans le comportement des citoyens et leurs modes de vie. Les conseils de prévention ne sont pas toujours bien reçus dans un pays qui a longtemps résisté au port de la ceinture de sécurité en voiture. Le plus souvent la santé se résume à guérir quand on est malade. Peut-être faudra-t-il comprendre que nous sommes souvent plus fragiles que nous le pensons dans un monde qui n’est pas toujours bienveillant. J’ose espérer quand même que cette leçon sera retenue et permettra de progresser. Après tout chacun est responsable de son corps, et au-delà de sa personne, donc de sa santé.

Quant aux politiques publiques, à n’en pas douter, outre la modernisation de notre système de santé, elles seront plus attentives à l’anticipation et à la prévention avec des budgets appropriés. Il faut noter comme une avancée significative que l’exécutif affiche qu’il prenait conseils auprès de scientifiques expérimentés avant de décider. Ce ne fut pas toujours le cas. L’Académie Nationale de Médecine s’est d’ailleurs pleinement engagée pour apporter sa contribution dans la réflexion et la recherche des solutions utiles pour sortir de cette crise sanitaire.

Les dispositifs sanitaires français de veille, de crise et de soins que nous connaissons sont-ils justement armés pour anticiper de telles pandémies et organiser les moyens d’y faire face ?

Ce n’est pas le propre de la médecine que d’apprendre en permanence de ses expériences, mais cela est particulièrement vrai s’agissant de santé et de maladies. Il ne fait aucun doute que tout notre système de santé devra évoluer. Non seulement dans la prise en charge des malades mais au-delà dans leur accompagnement. Juste pour citer un exemple, autrefois l’hôpital était un lieu d’hébergement dans lequel on distribuait des soins, il est devenu un lieu de soins avec de moins en moins d’hébergement du fait de l’hospitalisation de jour ou même à domicile et de la médecine ambulatoire. Il faudra tenir compte du vieillissement de la population qui nécessitera davantage de soins continus et d’attention au bien-être. L’augmentation des maladies chroniques entraînera le développement d’établissements spécialisés pour l’éducation thérapeutique, la rééducation et la réadaptation. Il faudra de plus en plus éviter l’hospitalo-centrisme en dehors des cas les plus sévères.

Nous avons les structures destinées à la veille, à la surveillance, à l’évaluation de l’état de santé de la population, mais il faudra faire évoluer leurs objectifs et les doter des moyens nécessaires. Il sera utile de reconsidérer l’articulation entre les différents niveaux, du National au Régional, sans oublier les départements et les communes qui ont aussi un rôle majeur à jouer dans le domaine de la santé. Il est clair que la sécurité sanitaire doit relever de l’État avant tout. Sans aucun doute faudrait-il même regarder au-delà. On voit bien que la délocalisation de la fabrication des médicaments, des accessoires et équipements médicaux ne permet plus à l’État d’assurer son rôle essentiel qui est pourtant de garantir la meilleur santé possible aux Français. Dans certains domaines l’Europe devrait pouvoir assumer et partager certaines responsabilités. Il est aussi évident que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne répond pas à l’attente que l’on est en droit d’espérer. Elle n’a pratiquement rien apporté dans la présente pandémie et cette situation de fait n’est pas satisfaisante.

Enfin, il ne faut pas oublier le nouveau défi qui nous attend dans le domaine de la santé, à savoir les liens entre la santé et l’environnement. Déjà la pollution atmosphérique fait plus de morts chaque année que la pandémie au corona virus. Il faudra bien agir avec volonté et énergie si l’on veut vivre plus longtemps et en bonne santé dans un monde à la mesure de nos attentes.

Finalement, le corona virus nous aura fait comprendre que nous devons rester modestes, que nous savons être courageux à l’instar de nos soignants qui n’ont pas hésité à prendre tous les risques pour sauver des vies. Nous redécouvrons la nécessité du lien social et la solidarité vis-à-vis des personnes les plus démunies et vulnérables, renvoyant aux oubliettes l’individualisme de la société postmoderne. Enfin, nous devrons être résilients. Après avoir survécu et nous être adaptés aux exigences de l’épidémie, nous saurons rebondir pour devenir plus forts. L’épreuve révèle souvent la vérité, et après cette épidémie tragique, nous serons devenus plus grands.

Jean-François Mattei
Président de l’Académie nationale de médecine
Président honoraire de La Croix-rouge française
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Ancien ministre de la santé
Député honoraire

X