Compte-rendu de lecture de « L’affolement du monde – Dix enjeux de géopolitiques » (éditions Tallandier, 2019 et 2020) de Thomas Gomart

par Franck Roubeau, Maire de Marthod (Savoie)

Avec L’affolement du monde, Thomas Gomart, directeur de l’Institut Français des Relations Internationales, propose le diagnostic dense, précis et d’une grande fluidité de lecture d’un monde en pleine mutation, le nôtre, qui voit se déliter ce qu’il reste du vieil ordre international post 1945 sans que l’on distingue clairement ce qui le remplacera, en bien ou en mal d’ailleurs. Sous le patronage d’un vénérable maître qu’on ferait bien de (re)lire, Machiavel, son objectif n’est justement pas de nous faire céder à cet affolement, mais au contraire, nous gratifiant d’une salutaire analyse, de nous rappeler, au-delà des nostalgies paresseuses et des utopies increvables, qu’il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités (de Gaulle, allocution du 14 juin 1960). Autant le dire tout de suite, c’est une réussite, qui permet aussi de se dégriser du tournis compulsif et abrutissant des breaking news et des réseaux sociaux. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait pu être distingué par le prix du livre géopolitique et que la version « poche » de l’éditeur Tallandier ait été proposée aussi rapidement à un public élargi.

Résumer un tel ouvrage est une gageure. Non qu’il soit d’une taille démesurée (349 pages dans la version « Texto Essais » de 2020), mais plutôt que sa remarquable concision empêche d’en retrancher tel ou tel aspect. Nous voulons dès lors en lister les thèmes afin d’inciter les lecteurs à s’y plonger par eux-mêmes. L’auteur déroule en dix chapitres courts (25 pages en moyenne) des analyses sur des pays ou régions (Chine, Etats-Unis, Russie, UE, Méditerranée et Moyen Orient) et sur des thèmes transversaux (l’énergie, les nouvelles frontières maritimes et aériennes, la guerre, la compétition économique, les migrations internationales), avant un épilogue consacré à la France. Quelques cartes viennent agrémenter le tout. Il nous offre ainsi une réflexion puisée aux meilleures sources de ce qui fait de la géopolitique une discipline intellectuelle pour femmes et hommes d’action : de l’histoire, de la géographie, de l’économie, de la stratégie. Et cela à l’heure où, avec la réforme du lycée du ministre Blanquer, un nouvel enseignement dénommé HGGSP (Histoire Géographie Géopolitique Sciences Politiques) venant d’entrer dans les programmes, des milliers de jeunes Français s’y intéressent.

Nous voilà donc dans un monde où les Etats-Unis, première puissance planétaire, sont passés des illusions naïves de l’hyperpuissance de l’ère Clinton aux foucades erratiques du mandat (bientôt renouvelé ?) de l’actuel locataire de la Maison Blanche, dont on doute qu’il croit que son pays ait une quelconque manifest destiny. Un monde où, après une humiliante éclipse au cours des 19e et 20e siècles, la Chine veut reprendre ce qu’elle estime être sa place voire son destin, en commençant par s’enrichir, et ce le plus rapidement possible car, pour des raisons démographiques, elle risque sérieusement de devenir vieille avant tout autre chose. Un monde, encore, où la Russie, « puissance pauvre » (Georges Sokoloff) mais résiliente, sise sur le plus grand territoire de la planète (ce qui n’est pas nécessairement un avantage), confond puissance, autoritarisme et pouvoir de nuisance. Un monde, aussi, où l’Europe divisée (comme la France d’ailleurs) ne peut pas ce qu’elle veut, n’assume pas ce qu’elle doit, et se tient « comme un lapin pris dans les phares » des événements contemporains, notamment face à un voisinage méditerranéen et proche-oriental turbulent, inquiétant, menaçant. Le tout sur une planète où jamais on a autant migré du Sud au Nord, autant consommé et gaspillé de tout (et notamment de ces ressources stratégiques qui font qu’on se déclare des guerres, à commencer par l’eau), autant communiqué (et, corolaire du tout numérique, autant espionné). Un monde où, finalement, militaire est un métier d’avenir (Gomart page 183).

Il faut souligner le risque pris par Thomas Gomart de dépasser les constats dressés avec brio en traçant, à la fin de chaque chapitre, des perspectives (dont on redouterait que certaines ne se réalisent…) à court, moyen et long terme. C’est un défi rare en sciences humaines car sans doute, dans quelques années, trouvera-t-on quelques erreurs d’appréciation… Mais du coup, livre refermé, le lecteur se sentira non seulement plus instruit mais encore ragaillardi par cette prise d’altitude intellectuellement vivifiante.

C’est donc, en définitive, un ouvrage à mettre entre toutes les mains : décideurs politiques et économiques, professeurs, étudiants et lycéens, citoyennes et citoyens qui ne veulent pas subir, qui veulent comprendre, et peut-être rendre quelque service distingué à notre « cher et vieux pays », plutôt (ou avant) qu’il ne soit relégué dans les « faubourgs de l’Histoire » (Octavio Paz).

 

 


Franck Roubeau
,
Maire de Marthod

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