DE GAULLE FACE AUX TRAGÉDIES COLLECTIVES
RÉSISTANCE, REDRESSEMENT, RECONSTRUCTION (2e partie)

par Arnaud Teyssier,
Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

« L’incertitude marque notre époque. Tant de démentis aux conventions,
doctrines, tant d’épreuves, de pertes, de déceptions, tant d’éclats aussi,
de chocs, de surprises ont ébranlé l’ordre établi. »
Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée (1932)

Les Mémoires de guerre (1954-1959) : l’ordre et le mouvement

Les Mémoires de guerre ne sont pas seulement le fabuleux récit de l’aventure qui conduisit à la libération de la France et à cette « étrange victoire » que fut son retour parmi les puissances alliées. Composés pour l’essentiel sous la IVe République, ils constituent, en vérité, un grand texte politique qui ne cesse de penser, là encore, à « l’après ». D’ailleurs, contrairement à une idée reçue, de Gaulle parle très souvent à la première personne, exprimant son point de vue, son expérience – le recours à la troisième personne ayant un tout autre sens [1]. L’ambassadeur Jean Chauvel – qui n’était pas un gaulliste de la première heure et n’aimait pas de Gaulle, mais dont ce dernier, qui ne l’aimait pas non plus, fit l’un de ses proches collaborateurs à Alger – note, dans le tome 2 de ses souvenirs, Commentaire (1972), qu’il avait vite compris à quel point de Gaulle refusait toute facilité institutionnelle de « retour à la normale » et pensait de longue date à ce qui suivrait une victoire militaire dont il ne doutait pas : « Ainsi donc, ce qui, pendant quatre ans, avait été en France « l’ordre nouveau », était aboli. Ce qui, avant ces quatre ans, était l’ordre, n’était pas rétabli. L’ordre futur devait être différent de l’un et de l’autre, et neuf. Il était plus facile à imaginer à Alger qu’à réaliser sur le vif. L’instrument même de cette réalisation était à créer. » C’est pourquoi l’important était non seulement de gagner, mais d’y parvenir sur un pied d’égalité avec les Alliés : c’est tout l’esprit initial de la France Libre.

Le tome 3 des Mémoires de guerre, composé alors que le destin de la IVe République semble déjà scellé, est le point d’aboutissement d’une réflexion sur l’avenir dont on trouve tous les jalons dans les volumes qui précèdent. Pour ne prendre que cet exemple, on oublie souvent que dès le premier tome, L’Appel, de Gaulle a donné lui-même une définition du « gaullisme », à propos de Jean Moulin qu’il envoyait en France : « Rempli, jusqu’aux bords de l’âme, de la passion de la France, convaincu que le « gaullisme » devait être, non seulement l’instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l’État s’incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes entreprises. » Ce thème de « l’Ordre », qui va avec « le Rang », est au cœur du tome 3, Le Salut, même si les derniers chapitres auront pour noms, par nécessité : « discordances », « désunion », « départ ». Par « Ordre », de Gaulle n’entend pas seulement le besoin d’institutions nouvelles conformes à ses vœux et à ceux des « sages » de la Résistance, mais aussi le mouvement, qui va avec l’Ordre, les transformations profondes de l’économie et de la société, dans le droit fil de son célèbre discours d’Oxford en 1941 et de certaines préconisations du programme du Conseil national de la Résistance auxquelles il adhère. « Le vent du changement souffle en rafales sur la France libérée. Mais la règle doit s’y imposer, sous peine que rien ne vaille rien. » Le terme du raisonnement, c’est un État fort, un pouvoir « armé », en lien avec la conception gaullienne de l’Etat. La pensée militaire du De Gaulle d’avant-guerre achève sa mutation, déjà engagée alors, en pensée politique tout court, avec l’État au cœur des choses : « Je vois en lui, non point comme il l’était hier et comme les partis voudraient qu’il le redevienne, une juxtaposition d’intérêts particuliers d’où ne peuvent sortir jamais que de faibles compromis, mais bien une institution de décision, d’action, d’ambition, n’exprimant et ne servant que l’intérêt national. »

Le « départ », en janvier 46, ouvre une parenthèse de douze années laissant la reconstruction inachevée, que va reprendre la Ve République naissante.

Les Mémoires d’espoir (1970)

Après son départ définitif du pouvoir en avril 1969, de Gaulle entame la rédaction de ses Mémoires d’espoir, qui s’inscrivent – en réalité – dans le droit fil des Mémoires de guerre. Il s’agit de renouer avec l’effort interrompu en 1945, puis repris en 1958 : la reconstruction durable d’une France « armée » pour un futur que de Gaulle pressent difficile, grâce à cette capacité étonnante de projection dans l’avenir dont il a toujours fait preuve, à la fois par ses lectures (Péguy, Bergson, Bernanos) et par ses constats de chef de guerre et de chef d’État. La structure même des Mémoires d’espoir est révélatrice. L’œuvre a été interrompue par la mort alors que seules les premières pages du deuxième tome étaient écrites. La première partie s’intitule « Le Renouveau », la seconde, restée largement inachevée, « L’Effort » ; la troisième devait s’appeler « Le Terme ».

Le « renouveau » avant « l’effort » : tout de Gaulle est dans cet ordre de pensée qui peut surprendre. Le renouveau, c’est le rebond offert par les circonstances, la mise en place des nouvelles institutions, la remise en ordre monétaire et financière. Mais le véritable effort reste à accomplir pour retrouver « le Rang » et parfaire « l’Ordre » qui permettra de préparer le pays aux lourds défis du futur. Car seul le futur compte, avec sa part d’inconnu. De Gaulle est resté le disciple – avoué dès Le Fil de l’Épée – d’Henri Bergson, qui écrivait dans Les deux sources de la morale et de la religion : « Nous ne croyons pas à la fatalité en histoire. Il n’y a pas d’obstacle que des volontés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. » Pour de Gaulle, la politique est un art immergé dans la vie réelle, elle est création permanente, réalité imprégnée d’esprit. L’imagination n’est pas une illusion mais une faculté créatrice qui permet de donner au présent une substance qui ignore les divisions artificielles du temps. Il suit, là encore, Bergson, lorsque ce dernier écrit : « L’intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par-là du stable, et fait du changement un accident qui s’y surajouterait. Pour l’intuition l’essentiel est le changement […] La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. »

L’idée gaullienne – si manifeste à la fin des années soixante – est bien, à travers une double dimension – autonomie des décisions, solidarité accrue des citoyens qui les prennent -, de faire la société se tenir droit face à l’émergence de l’individu-roi ou auto-référent qui surgit déjà. L’administration doit parallèlement desserrer son carcan territorial, mais en s’efforçant de mieux structurer une société qui menace de se de défaire. Les élites sociales – les « forces vives », et non plus seulement les élites administratives qui sont d’ores et déjà mobilisées – sont en réalité plus directement visées que les couches populaires ou le monde des « travailleurs » : elles sont la véritable inconnue, elles détiennent l’avenir.

Les Mémoires d’espoir ont été écrits dans la foulée d’un échec : le référendum d’avril 1969, ultime projet de révolution gaullienne qui ne fut pas compris à l’époque et ne pouvait l’être, sans doute, non parce qu’il était dépassé, mais au contraire parce qu’il voyait très loin. Encore une fois, de Gaulle était toujours projeté dans l’avenir, dans « l’après » face à un monde inquiétant qui venait, et où le capitalisme, après la disparition inéluctable du communisme soviétique, se trouverait confronté à ses propres contradictions, à son « infirmité morale », à ses pulsions autodestructrices. En quittant le pouvoir, de son propre aveu tel qu’il fut fait à ses proches, de Gaulle restait néanmoins plein d’espoir, et persuadé qu’il faudrait en France, le jour venu, repartir des questions fondamentales qu’il avait posées : la souveraineté, la question sociale, la cohésion territoriale et l’établissement d’un nouveau rapport entre l’État et les forces vives de la société. Il pensait aussi que ses interrogations sur le devenir des grandes démocraties occidentales resteraient pertinentes. Et que c’est dans l’épreuve, et dans l’effort collectif qu’il faudrait accomplir dans la durée, que se trouverait le salut.

C’est pourquoi la vision gaullienne semble si étrangement vivante aujourd’hui. Rien à voir avec la nostalgie. Elle nous paraît venir du passé, mais ce sont des « gouttes de passé vivant », comme l’écrivait la philosophe Simone Weil, elle, si frêle, si courageuse, qui avait rallié la France libre et mourut avant d’avoir pu accomplir son désir profond, rejoindre la résistance intérieure : « L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons pas d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. »

De Gaulle et les crises : le moment fondateur de juin 1940

Alors que notre pays traverse une crise sanitaire à tous égards inédite par son caractère à la fois massif et transnational, il nous a paru utile de revenir sur des moments de crise qu’a traversés le Général de Gaulle, non pas pour tracer des parallèles dépourvus de sens et de légitimité entre le passé et le présent, mais pour interroger l’existence d’une méthodologie gaullienne dans la manière d’y répondre. De Gaulle définissait, dans une conférence du 9 septembre 1968, le système de la Ve République comme « le seul qui permette à la Nation de se tirer d’affaire quand la tempête se déchaîne ». De fait, nombreuses ont été les tempêtes que la France a traversées avec le Général à sa tête, et si ces crises sont difficilement comparables (crise politique en 1940, 1958 ou 1961 (putsch des généraux d’Alger), crise sociale en 1945 (conflit avec le PCF) ou en 1963 (grève des mineurs), crise internationale en 1962 (Cuba) ou en 1967 (crise au Moyen-Orient)), si de Gaulle a lui-même souligné combien la conduite de crise relevait avant tout des « contingences », des opportunités qu’il s’agissait de savoir saisir, et des leçons qu’il s’agissait d’en tirer, on peut poser l’hypothèse que plusieurs études de cas permettront d’esquisser une forme de « matrice » gaullienne.

En effet, on peut considérer qu’une crise intervient quand un évènement imprévu, prévisible ou non, vient remettre en cause le système de pensée, d’interprétation et d’action qui est censé y répondre. C’est précisément quand les repères se dérobent, que les volontés et les efforts se dispersent et que l’effondrement guette, que se manifestent les qualités du chef, que de Gaulle théorise dès 1932 dans le Fil de l’Épée : une vaste culture générale, qui permet de rapidement appréhender des enjeux inédits, un instinct qui guide vers la décision, une autorité, un prestige qui permet de rallier autour de soi les volontés dispersées, autour d’un objectif, un caractère qui amène à « prendre l’action à son compte », et à assumer pleinement les conséquences de ses choix.   

La crise fondatrice, sans doute la plus profonde traversée par notre pays au XXe siècle, est celle de l’effondrement des mois de mai et juin 1940. Bien des gaullistes, dont Pierre Messmer, ont confié combien cet épisode avait été par défaut, fondateur : être gaulliste a tout d’abord relevé d’un sursaut motivé par la volonté de ne plus jamais revivre cet effondrement -et de s’en donner les moyens. Il n’est bien entendu pas question de revenir sur des faits bien connus de tous, mais de tenter de les aborder selon une approche particulière : comment Charles de Gaulle, colonel jusqu’à la fin du mois de mai 1940, disposant d’une position à la fois particulière et marginale dans l’appareil politico-militaire français, s’impose-t-il en quelques jours comme le seul homme en mesure d’incarner la poursuite du combat ? Comment se trouve-t-il en position de rompre avec son passé militaire pour faire le choix de la rupture et du départ pour Londres ? Bref, dans un contexte d’effondrement qu’il définit lui-même comme un « cyclone », une « fantasmagorie », comment de Gaulle parvient-il à s’imposer comme l’« homme du destin », selon la formule de Winston Churchill ?

Penser ces questions maintes fois débattues dans une logique d’appréhension et de conduite de la crise permet de dégager quelques points saillants, et même de nuancer cette belle formule d’ « homme du destin » : un acte aussi risqué et transgressif que l’Appel du 18 juin 1940 semble avant toute relever chez de Gaulle d’une appréciation claire de la situation et d’une capacité précoce à définir une stratégie pour continuer la lutte. Bref, bien loin d’une improvisation géniale, il s’agit au contraire de la conclusion logique d’une action menée avec cohérence et persévérance dans le contexte pourtant éminemment mouvant de l’effondrement du gouvernement Reynaud. Pour nourrir ces quelques remarques, on se réfèrera de manière privilégiée au chapitre des Mémoires de guerre, « la Chute », qui définit ces quelques terribles journées au cours desquelles, contrairement à Paul Reynaud, de Gaulle va parvenir à « s’arracher au tourbillon »

I. S’imposer par sa vision des évènements

Qui est Charles de Gaulle aux yeux des décideurs français quand il intègre le gouvernement de Paul Reynaud comme sous-secrétaire d’État, le 5 juin 1940 ? Comment expliquer l’autorité qu’il acquiert rapidement sur le Président du conseil, au point de susciter l’hostilité du cabinet de celui-ci ?  L’hypothèse que l’on peut poser est que l’autorité en période de crise naît de la vision d’ensemble que l’on est capable d’élaborer dans un contexte mouvant, et celle-ci se nourrit d’anticipation. Certes, l’anticipation peut constituer un piège, dans la mesure où des évènements peuvent être surinterprétés comme justifiant des théories pré-établies, ou conduire à une satisfaction intellectuelle peu propice à l’action, mais elle permet aussi de proposer un cadre d’interprétation qui, en redonnant prise sur les évènements, rassure et mobilise. La situation de Charles de Gaulle au début du mois de juin 1940 est à cet égard tout à fait emblématique : souvent présenté comme un incompris, un théoricien militaire de la force mécanique et de divisions blindées (dès Vers l’armée de métier, publié en 1934) que les choix stratégiques défensifs de l’État-major, symbolisés par la ligne Maginot, auraient réduit au rôle de Cassandre, de Gaulle n’est pourtant plus dans cette situation au début du mois de juin de 1940. Lié de longue date à Paul Reynaud, il est nommé Général de brigade à titre temporaire à l’initiative d’un opposant historique à ses conceptions, le Général Gamelin, à la fin du mois de mai 1940 : ses idées mises en pratique, notamment sur les champs de bataille de Montcornet, le placent en position de force.

Quelques mois plus tôt, le 26 janvier 1940, de Gaulle, encore Colonel, avait pris l’initiative follement audacieuse d’adresser à 80 décideurs politiques et militaires français un Mémorandum, intitulé l’avènement de la force mécanique. Dans ce court texte, il y résumait ses thèses, mais surtout y prophétisait « un conflit qui sera, tôt ou tard, marqué par des mouvements, des surprises, des irruptions dont l’ampleur et la rapidité dépasseront infiniment celle des plus fulgurants évènements du passé ». Là encore, il ne faut pas mésestimer le pouvoir des idées : ce texte marque certains esprits, car il tire pleinement les leçons de la campagne allemande en Pologne de septembre 1939 et dissipe l’illusoire tranquillité de la Drôle de guerre, que certains responsables pressentent. Ce texte joue par exemple un rôle décisif dans l’évolution doctrinale de Léon Blum, qui facilitera l’investiture du Gouvernement de Paul Reynaud, pourtant marqué à droite, le 21 mars 1940.

Une lettre, datée du 3 juin 1940, que de Gaulle adresse à Reynaud, résume cette autorité naturelle dont se pare celui qui a vu juste : « Notre première défaite provient de l’application par l’ennemi de conceptions qui sont les miennes et du refus de notre commandement d’appliquer les mêmes conceptions. Après cette terrible leçon, vous qui, seul, m’aviez suivi, vous êtes trouvé le maître, en partie parce que vous m’aviez suivi et qu’on le savait (..) Le pays sent qu’il faut nous renouveler d’urgence. Il saluerait avec espoir l’avènement d’un homme nouveau, de l’homme de la guerre nouvelle ». En posant ainsi les conditions de son entrée au Gouvernement au Président du Conseil, de Gaulle acquiert une forme d’autorité personnelle sur Reynaud, qui transparaît dans plusieurs passages des Mémoires de Guerre. A contrario, celle-ci est aussi soulignée, de manière négative, par des rivaux, comme Dominique Leca, Directeur de Cabinet du Président du Conseil, qui attribue à l’emprise de de Gaulle sur Reynaud la théorie avortée du réduit breton. Nommé sous-secrétaire d’Etat à la guerre le 5 juin 1940, de Gaulle est mal accueilli par l’entourage de Reynaud, et tout particulièrement par la comtesse Hélène de Portes, qui tachera par tous les moyens de limiter l’accès direct entre le général et le Président du Conseil, et l’accusera de nourrir, à travers la poursuite du conflit, une vision « romantique » hors de propos.

II. La crise comme révélateur des « caractères »

C’est en effet un second point, la crise, telle que dépeinte par de Gaulle, sert d’impitoyable révélateur au caractère des hommes. D’une part, le sentiment de panique réveille l’individualisme de chacun. Le rendu de la réunion de Briare le 11 juin 1940, où « chacun des participants se comportait déjà non plus en tant que partenaire dans un jeu mené en commun, mais comme un homme qui, désormais, s’oriente et joue pour son propre compte », dénote un contexte d’intrigues et d’ambitions concurrentes là où un effort collectif serait indispensable. Le Président du Conseil, appelé à réfléchir, à définir une stratégie, se trouve alors le jouet d’influences contradictoires entre lesquelles il peine à arbitrer, qu’il s’agisse de celles des partisans du combat (de Gaulle, Mandel), ou des partisans de l’armistice (son cabinet, Pétain, Weygand). A terme, si de Gaule sait gré à Paul Reynaud d’avoir montré sa « solidité d’âme » dans cette terrible épreuve, il lui fait grief d’avoir tenté d’atteindre son objectif, la poursuite du combat, « en manœuvrant », là où « le drame était trop rude pour que l’on peut composer ». Le délitement de l’État se traduit, dans la vision gaullienne, par la résurgence d’ambitions personnelles, de logiques de corps qui, à la faveur du chaos, se soustraient à l’effort commun nécessaire. Reynaud n’est alors pas homme à reprendre la main au prix de « décisions exorbitantes de la normale et du calcul. »       

En effet, le récit gaullien est émaillé de portraits, de caractères qui tous nourrissent une thèse déjà exprimée dans le Fil de l’Épée : le chef se révèle dans les situations de péril. « Que les évènements deviennent graves, le péril pressant, que le salut commun exige tout à coup l’initiative, le gout du risque, la solidité, aussitôt change la perspective et la justice se fait jour. Une sorte de lame de fond pousse au premier plan l’homme de caractère. On prend son conseil, on loue son talent, on s’en remet à sa valeur ». De fait, le portrait de Weygand, général en chef, se caractérise précisément par cette absence d’appétence à « « prendre l’action à son seul compte, n’y vouloir de marque que la sienne, affronter seul le destin, passion âpre et exclusive qui caractérise le chef ». Celui-ci est au contraire décrit comme un excellent officier d’État-Major, un « brillant second », bien mal adapté à la tâche qui l’attend, et choisi à son poste moins pour son caractère apte à peser sur l’évènement que « parce qu’il était un drapeau ». Une longue méditation sur le caractère du Maréchal Pétain, dont « les années, par-dessous l’enveloppe, avaient rongé le caractère » montrent également, avec une certaine amertume que « les évènements offraient à ses dons et à son orgueil l’occasion tant attendu de s’épanouir sans limite, à condition toutefois qu’il acceptât le désastre comme pavois de son élévation ». Au contraire, dès la première rencontre, à Londres, Churchill fait à de Gaulle l’effet d’être « bien assis à sa place de guide et de chef », un « grand artiste dans une grande histoire ». La réflexion sur le caractère des deux hommes renvoie au cœur de la théorie gaullienne : le chef se caractérise avant tout par son aptitude à décider, et par nature, la décision est « d’ordre moral » : dès lors, la crise sert d’impitoyable révélateur aux qualités et aux faiblesses des décideurs. De ce point de vue, la défaite de 1940 est moins celle des intelligences françaises que celle des caractères. 

III. Savoir « changer de cadre »

En effet, la troisième série de considérations que l’on voit émerger dans le récit gaullien concerne le rapport à la stratégie. Il faut tout d’abord remarquer que si l’anticipation définit le champ des possibles, de Gaulle ne s’appesantit pas dans une quelconque justification rétroactive. Nulle satisfaction a posteriori d’avoir eu raison, bien inutile dans la tourmente : la force mécanique n’est pas évoquée par de Gaulle, au cœur de la crise, comme une arme dont la France aurait du se doter et qui lui aurait permis d’éviter le désastre militaire, elle continue à apparaître comme un objectif à atteindre pour envisager la poursuite du conflit sur un autre terrain. En effet, lors de la réunion de Briare, alors que les Mémoires de Guerre dépeignent les différents acteurs de l’État consacrant leur énergie à se dégager de leurs responsabilités propres dans le désastre présent, De Gaule se tient à l’écart d’un débat qu’il juge inutile, « pensant à la suite ». En effet, l’effondrement de l’Etat apparaît comme un vertige, une vague qui balaie les volontés et neutralise les intelligences : les célèbres lignes sur ces hommes réduits à l’état de « figurants », sur « la machine du pouvoir tournant dans une irrémédiable confusion » au milieu d’une nation « prostrée et stupéfaite » décrivent ce sentiment de sidération qui saisit naturellement au milieu d’une situation inédite, jamais envisagée car jugée inenvisageable.

L’immense difficulté pour l’homme d’action réside alors dans le refus de se laisser saisir par ce vertige, et dans la capacité à garder une ligne d’action et de pensée, une capacité d’anticipation. Au milieu de l’État qui s’effondre, des décisions gouvernementales qui se contredisent, de Gaulle s’efforce de conserver une ligne d’action cohérente, tournée autour d’un objectif exprimé clairement dès le premier entretien avec Reynaud le 5 juin : amener le gouvernement à gagner Alger, et éviter tout armistice, quitte à accepter l’occupation de l’ensemble du territoire métropolitain. Les quelques initiatives et prises de position de de Gaulle pendant ces quelques jours vont toutes dans ce sens, du choix de Quimper plutôt que Bordeaux comme base de repli pour le gouvernement aux missions à Londres, en passant par son plaidoyer en faveur d’Huntziger, considéré comme un homme apte à mener cette stratégie, comme possible remplaçant de Weygand.

Or, précisément, cette continuité stratégique passe par une appréciation de situation lucide, et des choix tranchés qui en résultent, et qu’il convient d’assumer. Dès sa prise de fonction, de Gaulle considère la bataille de France comme perdue. Seul compte alors un « changement complet dans la stratégie et dans l’organisation », qui ne peut se traduire que par une issue : poursuivre la guerre dans l’Empire et maintenir une unité d’action avec l’allié anglais. C’est cette incapacité à « sortir du cadre préétabli » qui constitue finalement, du point de vue de de Gaulle, la limite de Paul Reynaud : « La personnalité de Paul Reynaud répondait à des conditions où il eut été possible de conduire la guerre sur la base de données traditionnellement acquises. Mais tout était balayé ». Dès lors, en dépit de sa fermeté d’âme, de sa dignité dans la crise, et même de sa lucidité, Reynaud se heurte, pour de Gaulle, à deux limites : d’abord, son incapacité à imposer ses choix dans un système politique de la IIIe République fondé sur le compromis permanent. « Il essaya d’atteindre le but en manœuvrant (…) Mais le drame était trop rude pour que l’on put composer ». Les stratégies de Reynaud, sa tentation de laisser les partisans de l’armistice se discréditer d’eux-mêmes s’avèrent inopérantes dans un contexte trop apocalyptique pour cela. Le respect strict des protocoles, des usages, des coutumes parlementaires sans prise sur la situation, l’attachement d’un élu local au territoire métropolitain (l’élu est alors le protecteur de ses administrés, et beaucoup, comme Léon Blum, n’envisagent pas un départ pour cette raison) sont autant de freins intellectuels et moraux qui interdisent ce revirement stratégique. De Gaulle, qui ne connaît pourtant alors de l’Empire que le Liban, dans lequel il a séjourné de 1929 à 1931, est lui l’homme de ce grand saut. Ensuite, Paul Reynaud devait selon de Gaulle renâcler à se donner les moyens de cette stratégie, à « sortir à tous risques du cadre et du processus ordinaires », à prendre des décisions « aussi exorbitantes de la normale et du calcul » que le renvoi des ministres partisans de l’armistice, le changement du Haut-Commandement ou le départ pour Alger. De fait, Reynaud devait considérer avec perplexité le départ de de Gaulle pour Londres, et surtout son appel du 18 juin, jugé contraire à la légitimité républicaine traditionnelle. 

Au soir de sa vie, quelques jours avant sa mort, Charles de Gaulle reçut François Goguel à Colombey, pour évoquer l’édition des Lettres, notes et carnets. Revenant sur ces jours terribles et fondateurs de juin 1940, il présenta l’Appel du 18 juin non pas comme une intuition, une fulgurance, une aventure, mais comme un choix logique, découlant naturellement de son analyse de la situation. Le fait de reconsidérer le texte même de l’appel à la lumière de ces quelques considérations sur la crise du mois de juin donne le poids de l’évidence à cette interprétation, et souligne sa logique interne : de Gaulle se contente de reformuler, en des mots restés célèbres, l’analyse de la situation qui a été la sienne de longue date, et de réaffirmer la ligne de conduite qu’il en a déduite et tenue tout au long de la crise. De la capacité à s’extraire du « cyclone » pour penser la situation naissent des motifs d’espérance et des raisons de poursuivre la lutte malgré une situation qui peut sembler désespérée. En somme :

La force mécanique a permis la victoire rapide de l’Allemagne, la France a perdu la guerre de n’avoir anticipé un affrontement de type nouveau déjà décrit dans le Mémorandum du 26 janvier. En effet, la force mécanique nécessite un effort industriel et technique, mais aussi une évolution des doctrines d’usage qui a manqué à l’État-major français.

Mais la compréhension par de Gaulle de ce qu’est la force mécanique lui donne des motifs d’espoir : celle-ci résulte d’un effort de recherche et d’un effort industriel à un moment donné dans une évolution qui elle est permanente. Le rapport de force peut s’inverser à condition de faire porter l’effort sur l’innovation et sur la production d’armements à l’échelle industrielle, en s’appuyant sur l’Empire et sur les ressources industrielles de l’Angleterre (« les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent nous faire venir un jour la victoire (…) Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure ». De fait, l’Appel du 18 juin s’adresse de manière privilégiée aux « ingénieurs et ouvriers des industries spécialistes d’armement », qui seront dans la vision gaullienne les premiers soldats de cette longue reconquête.

En effet, il s’agit pour de Gaulle de changer de cadre, d’accepter sans états d’âme le fait que la bataille de France est provisoirement perdue, et de changer de terrain (« La France n’est pas seule (…) Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France »), bref, de mettre en œuvre lui-même la stratégie qu’il n’est pas parvenu à imposer au sein du gouvernement. Reynaud et les grands chefs militaires n’ayant pas voulu l’incarner et en prendre les risques, c’est à de Gaulle que revient cette lourde tâche.

Cette vision, cette cohérence, cette capacité à voir clair dans un contexte si mouvant qu’il apparaissait opaque à bien d’autres acteurs, ont constitué des éléments fondamentaux pour mobiliser et regrouper les énergies dans les premiers temps de la France libre. La capacité de De Gaulle à proposer à la fois une explication de la défaite et à donner une perspective de lutte lui a attaché de manière précoce et durable des fidélités et des engagements, qui ont été le fondement de la France libre.

[1] Dans ses Antimémoires (1967), Malraux écrit que les Mémoires de Guerre ne sont pas un livre de confessions ou de mémoires au sens de saint Augustin ou de Saint-Simon, mais « le récit d’une action historique, par celui qui l’accomplit », dans l’esprit des Commentaires de César ou de l’Anabase de Xénophon.  Il ajoute : « Son héros est le héros sans nom du Fil de l’Épée. » Jean-Marie Domenach donnera pour sa part sa propre explication, toute simple, qui rejoint celle de Malraux : « C’est qu’il se voulait participant d’une double nature : celle, mortelle, de son individu ; celle, immortelle, de la substance historique qu’il incarnait. » Il écrit également : « Ce qu’on a appelé son orgueil, c’était la statue qu’il dressait de son personnage, incarnation d’une immense et presque invisible réalité derrière laquelle il retirait sa personne. »

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