En hommage à Robert Poujade, décédé le 8 avril 2020, nous publions le témoignage qu’il avait confié à la revue Espoir sur son expérience de premier ministre de l’Environnement.

L’ORIGINE ET LE PARCOURS DU PREMIER MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT

par Robert Poujade 

Chacun se souvient de la dernière page des Mémoires de Guerre du Général de Gaulle, véritable hymne à la Nature, toujours renaissante dans le cycle des saisons. La nature y est très présente à travers « le chant d’un oiseau, le soleil sur des feuillages, ou les bourgeons d’un taillis » Il est évident que la vraie leçon de cet éternel renouveau est à trouver dans la formule célèbre : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeurs nouvelles, après que j’aurai disparu. » Mais si celui qui avait fait quinze mille fois le tour de son parc a su trouver dans la nature l’image même de la vie, de l’espoir, de la confiance dans l’avenir, en conclusion du récit d’années pour lui décisives, c’est un choix et une confidence qui ont leur prix.

Le Général aimait profondément la nature. Il emmenait les siens dans « la sombre profondeur des forêts » autour de Colombey dont il avait choisi pour sa résidence personnelle le site et le paysage agreste. Il est vrai qu’on aurait peine à trouver dans ses discours une préfiguration du Ministère dont j’ai été le premier titulaire. C’est pourtant sous sa présidence qu’ont été réalisées dans ce domaine quelques avancées significatives et anticipatrices. C’est le cas de la loi sur les parcs nationaux de 196O, qui doit beaucoup à Michel Debré, de la très importante loi sur l’eau de 1964, une des premières à être fondée, avec les agences de bassin, sur des réalités écologiques. On oublie souvent que c’est dès 1962 qu’était créée au sein de la direction des Eaux et Forêts la division de la Protection de la Nature.

Mais ce n’est qu’à la fin des années 70 que la protection des biotopes, des paysages, des ressources naturelles, de l’environnement humain est devenue à travers le monde un enjeu politique, et qu’un siècle après sa naissance sémantique en tant que science, l’écologie accédait au statut d’idéologie, avant de donner naissance à d’innombrables associations et enfin à des partis politiques.    

La crise de 1968 était alors toute proche. Elle avait, quelles que soient les appréciations globales qu’on peut porter sur son importance historique, et au-delà même de son apport intellectuel très discuté, contribué à mettre l’accent sur les contradictions des sociétés dites avancées, les difficultés de la nôtre à en dégager et apprécier les exigences diverses sinon opposées, bref à « épouser son temps » selon une formule du Général de Gaulle.

Sur cette crise Georges Pompidou s’était interrogé. Dans le Nœud Gordien il a évoqué son inquiétude de « l’optimisme de l’aventure scientifique et économique américaine » et son souhait que la France « cherche à préserver les valeurs élémentaires dont chacun a besoin pour se satisfaire de ses conditions de vie ». Il posait ainsi les termes de la dialectique qualité de vie-développement, qui a beaucoup marqué sa pensée et à laquelle il est aujourd’hui difficile d’échapper. En fait les États-Unis avaient déjà perçu la dimension politique de la protection de l’environnement. Georges Pompidou le savait bien, mais il craignait que le dynamisme économique des Américains, leur mystique de la croissance et du développement, ne l’emportent sur la volonté de préservation de ces « valeurs élémentaires » dont il pensait que des nations moins jeunes pouvaient avoir une plus profonde conscience. En lui coexistaient l’intérêt pour la ville (et le goût qu’on a pu lui reprocher de l’automobile) et un attachement ancestral, héritage de terrien de la France profonde, pour la nature, la ruralité, les arbres, les paysages, pour cette côte d’Azur qu’il avait aimée, relativement préservée entre les deux guerres d’une urbanisation incontrôlée… N’oublions pas qu’on lui doit le miraculeux sauvetage de Porquerolles dont il avait confié en 1970 l’acquisition par l’État à Jérôme Monod. Cet équilibre entre la passion du progrès économique, en particulier du développement industriel du pays, et la passion de la nature et du cadre de vie était, chez Georges Pompidou, au-delà d’un projet politique, l’expression d’un équilibre humain.

Le Ministère de l’Environnement naquit clairement de la réflexion et de la volonté de Georges Pompidou. Moins d’un an avant sa création, c’est sur ce sujet qu’il avait choisi de s’adresser au peuple américain, à Chicago, lors d’un voyage d’ailleurs mouvementé. C’est dans ce véritable discours fondateur, écrit de sa main, qu’il employa une formule qui devait faire fortune et à laquelle je me suis souvent référé : « Il faut créer et répandre une morale de l’Environnement, imposant à l’État, aux collectivités et aux individus le respect de quelques règles élémentaires, faute desquelles le monde deviendrait irrespirable. » Georges Pompidou plaçait ainsi d’emblée le problème de la protection de l’environnement sur le plan éthique, sur le plan de la morale collective, et soulignait qu’il s’agissait d’un problème de civilisation. Il était tout à fait clair qu’il avait d’ores et déjà dans l’esprit le projet de créer la structure ministérielle qu’il me confia en 1971.

Pourquoi ce choix ? Il ne savait pas que j’étais membre depuis des années d’associations de protection de l’environnement. Mais il avait été frappé que j’aie employé le mot d’environnement, encore peu courant en France dans le vocabulaire politique, dans une conférence que je lui avais transmise. Il avait lu le discours que j’avais prononcé à l’Assemblée Nationale dans le débat de politique générale, pour apporter la confiance du groupe UDR au nouveau Premier Ministre. J’avais alors déclaré : « Il faut engager une politique d’environnement qui suppose une urbanisation volontaire, un aménagement du territoire réfléchi et concerté et surtout prévu longtemps à l’avance. Ce sera la grande affaire de la dernière partie du siècle… » J’ignorais alors tout à fait que Georges Pompidou allait me charger l’année suivante de créer le premier ministère français de l’Environnement. Il souhaitait me voir sortir par le haut de mes fonctions de secrétaire général du mouvement gaulliste en entrant au gouvernement, et me dit après m’avoir confié qu’il avait pensé pour moi à d’autres ministères : « Mais je crois que cette chose nouvelle vous conviendra. Il y faudra de la réflexion, une philosophie et de l’esprit politique. Vous aurez aussi à vous colleter avec des problèmes techniques. C’est formateur. Et puis bâtir un ministère cela sort de l’ordinaire. » Il ajouta pour me prémunir contre les illusions : « Vous n’aurez pas beaucoup de moyens. Vous formerez des hommes. Vous créerez un état d’esprit. Vous ne connaitrez que très tard les résultats de votre action… »

Ayant à créer un ministère du sol au plafond je n’avais en principe aucun prédécesseur. Ce n’était pourtant pas et ce n’est toujours pas vraiment mon sentiment. Car préexistait à cette innovation politique une structure qui a joué un rôle très important dans les premières années de la Ve République et à laquelle je portais beaucoup d’intérêt, la Datar, la Délégation à l’Aménagement du Territoire. Des hommes remarquables avaient été, à sa tête, les précurseurs d’une politique de l’Environnement, Olivier Guichard et Jérôme Monod pour lesquels j’avais de l’amitié et de l’admiration. En Octobre 1969 une équipe de la Datar cornaquée par Louis Armand obtint de Jacques Chaban-Delmas le lancement d’un programme d’action interministérielle pour la protection de l’environnement, poétiquement baptisée par André Bettencourt, en souvenir des « cent fleurs » de la révolution chinoise les « cent mesures pour l’Environnement ».

J’ai raconté dans deux livres, à quarante ans de distance, la naissance du Ministère de l’Environnement. Le premier en 1975 était intitulé le Ministère de l’Impossible titre peu compris car n’y figurait pas en exergue la citation de Chateaubriand qui l’expliquait : « Le monde actuel semble pris entre deux impossibilités, l’impossibilité du présent, l’impossibilité de l’avenir » J’entendais, par-là, qu’arrive un moment où il faut échapper aux impasses des sociétés bloquées, et agir dans une sorte de dépassement hégélien, pour que l’impossible devienne nécessaire. C’est, je crois, une ambition très gaullienne. J’ai réactualisé ces souvenirs en 2011 dans Avec De Gaulle et Pompidou .

Je ne reviendrai pas, bien sûr, dans le détail, sur l’aventure politique, intellectuelle, et humaine que fut la création du Ministère de l’Environnement et son installation dans le cadre somptueux et parfaitement non fonctionnel des locaux de la rue Royale, dans l’ancien Garde Meuble Royal alors principalement occupé par le Ministère de la Marine, et je ne pourrai dans le cadre de cet article dire tout ce que j’ai du à l’équipe de jeunes gens enthousiastes, venus de tous les grands corps de l’État auxquels j’ai rendu hommage dans mes livres, et qui comprenait Michel Barnier, mon futur successeur, et celui qui devint plus tard le plus haut fonctionnaire français, Renaud Denoix de Saint Marc. J’évoquerai deux d’entre eux dont le rôle a été capital: Jacques Belle, conseiller à la Cour des comptes, plus tard historien de la dernière guerre, qui a été un compagnon de route et un alter ego comme directeur de mon cabinet, qui a littéralement pensé le Ministère et Serge Antoine qui avait animé la réflexion sur la protection de l’Environnement à la Datar, qui a été dans ce domaine un précurseur, qui a balisé le chemin, et qui, bien longtemps après sa disparition, demeure une référence sur le sujet.  

Les premières semaines du Ministère furent largement occupées par de véritables négociations de marchands de tapis. Il fallait en effet pour lui donner substance et existence prélever quelques structures et quelques attributions dans des ministères divers, Agriculture qui perdait la Direction de la Protection de la Nature, le contrôle de la chasse et de la pêche, Industrie qui perdait la tutelle des établissements classés dangereux ou insalubres. Mais nous avons réussi très rapidement à organiser l’action du Ministère. Il est vrai que nous étions aidés et soutenus, par Georges Pompidou, et ses principaux collaborateurs, Michel Jobert, Edouard Balladur, par Jacques Chaban-Delmas, puis par Pierre Messmer. Le conseiller du Président de la République pour les questions d’environnement, Michel Woimant, a été pour nous un relais très efficace. Un premier conseil interministériel portant sur la nature et l’environnement se tint 17 jours après la parution de notre décret d’attribution., et décida des premiers crédits par nous alloués aux villes nouvelles, aux moyens destinés à lutter contre les pollutions de l’air et de l’eau, à l’acquisition de forêts dans les massifs de la Région parisienne. Peu après un conseil restreint créa la mission pour la protection de l’espace naturel méditerranéen, et la mission de protection de la région de Fos et de Berre menacée par de graves pollutions industrielles. Cette rapidité de réaction contribua beaucoup à asseoir notre crédibilité.

Dans les années qui suivirent en 1972 et 1973 cinq conseils interministériels se succédèrent, sur la protection de nos rivages, et du milieu marin, validant notre accès à des opérations d’aménagement urbain. (Je tenais beaucoup à « entrer dans la ville » ce qui n’était pas acquis à l’origine) puis nous avons pu faire accepter les zones naturelles d’équilibre en Ile de France.

Nous avons, au fil de mes trois ans de ministère, abordé tous les secteurs où nous avions reçu compétence et… un peu au-delà, mené ce que j’ai appelé « la bataille de l’eau » heureusement bien engagée du temps du Général par l’admirable loi de 1964 que j’ai quelque peu complétée, et par les crédits conséquents prévus dans ce domaine au VIe Plan. Nous avons lancé une série d’opérations « rivières propres » dont le paradigme a été le Lot, puis le comité technique des lacs dont l’action s’est étendue aux grands étangs languedociens, et nous avons en 1972 fait adopter la création d’un réseau d’observation général du milieu marin, le contrôle de l’exploitation des gisements de pétrole off shore, et l’interdiction du rejet en mer d’effluents non traités.

J’attachais une extrême importance à la lutte contre la pollution atmosphérique entreprise difficile qui se heurtait (et se heurte toujours) à des intérêts et des immobilismes. C’est au tout début de 1972 qu’un conseil interministériel décida à ma demande le développement systématique d’un réseau de contrôle de la qualité de l’air. Nous avons aussitôt commencé l’installation d’un réseau dans le Nord, dans la région de Fos-Berre, et dans la Basse- Seine de Rouen au Havre. Nanti de capteurs télémétriques et d’un ordinateur central, ce système n’avait pas seulement une vocation de contrôle mais aussi une capacité d’intervention. Je précise cela pour bien marquer qu’au-delà des bonnes paroles nous étions concentrés sur l’action et sur ses exigences techniques. J’ai souhaité poursuivre et développer la politique des zones de protection spéciale par le contrôle des carburants (utilisation de carburants basse teneur en soufre) et j’ai décidé l’extension de cette réglementation à Lyon et à Lille. Peu après la création du ministère nous avons créé un groupe de travail sur la réduction des nuisances provenant des automobiles. Ce rapport du au Directeur de l’Institut de recherche des transports Michel Frybourg tenait compte de l’effort non négligeable entrepris du temps du Général pour réduire les émissions de gaz de moteurs mais demandait des réductions supplémentaires, dès 1974, des émissions de monoxyde de carbone et des hydrocarbures. Est-il besoin de dire que près d’un demi-siècle plus tard beaucoup reste à faire dans ce domaine, et que ce n’est pas simple, en raison des difficultés techniques, des intérêts industriels, de la concurrence internationale.

Un des domaines auxquels j’attachais beaucoup d’importance (J’étais depuis longtemps membre de la ligue contre le bruit) est sans doute celui qui m’a causé les plus amères déceptions, parce que le travail d’un de mes plus brillants collaborateurs Yves Martin, disparu trop tôt, n’a pas été reconnu à sa valeur et a débouché sur peu de choses. Yves Martin, au prix d’un travail de bénédictin, avait établi un projet de lutte contre le bruit tous azimuths, mais extrêmement concret, précis, techniquement très affiné, et calibré sur le plan financier. Nous nous sommes heurtés à des oppositions systématiques relayées par de puissants lobbies, qui prétendaient que nous allions ruiner l’industrie française et qui n’ont eu que trop d’échos dans l’opinion. Les fabricants d’automobiles et d’avions, les compagnies aériennes, les entrepreneurs de travaux publics nous tenaient pour des apprentis sorciers. L’avancée la plus significative a été en 1972, grâce à Albin Chalandon, l’institution du label confort acoustique pour les HLM que je lui avais proposé au début de 1971.

On m’a, tout au long de mes années rue Royale, mis en garde tant du côté de l’État que de celui des industriels contre des décisions hâtives qui ne tiendraient pas compte du contexte économique. Je n’avais guère besoin, n’étant ni idéologue, ni vendeur d’illusions, de ces avertissements. J’ai souvent qualifié l’esprit du gaullisme de « maîtrise de la modernité » et je savais qu’elle impliquait la participation. J’ai constamment recherché le dialogue difficile parfois, nécessaire toujours, avec les industriels, et j’en ai mesuré les effets avec la pratique des contrats de branche, qui a donné des résultats probants, par exemple, dans le secteur de la pâte à papier ou celui des cimenteries.

J’étais depuis mon adolescence passionné par la protection des paysages. Je n’avais demandé de représenter l’Assemblée Nationale qu’à la Commission supérieure des sites perspectives et paysages, ambition modeste pour le responsable de la première formation de la majorité, sans prévoir que je serais un jour appelé à la présider en tant que Ministre. Je ne puis évoquer les innombrables dossiers sur lesquels on nous a appelés au secours, parfois à tort, généralement avec raison et qui ont mobilisé presque quotidiennement nos équipes. Ils ont concerné les forêts, le littoral marin, la montagne, les parcs nationaux, les unes et les autres menacés par la spéculation immobilière et parfois par l’immobilisme ou, plus rarement, par l’entêtement technocratique de quelques agents de l’État. Nous avons du intervenir sur des tracés plus que contestables d’autoroutes. Je souhaitais que ces actions parfois presque téméraires car elles se heurtaient à de grands intérêts ne se fondent pas sur le conservatisme, le bon plaisir, ou même d’autres intérêts adroitement dissimulés derrière des paravents écologiques. Nous avons pris des risques mais nous avons été aidés par la presse spécialisée et des associations vraiment indépendantes qui ont facilité notre vie. Il était nécessaire de dégager pour la protection des paysages une doctrine et des méthodes. Elles se construisirent et s’affinèrent grâce à des instruments comme le CNERP, le Centre National d’Études et de Recherches sur le Paysage, et les ateliers régionaux des sites dont j’ai décidé la création en 1972, et qui eurent beaucoup de succès tant auprès des services de l’État que des collectivités locales. Avec Olivier Guichard, j’ai obtenu la création du Conservatoire du Littoral, dont chacun connait l’action déterminante pour la préservation de nos rivages marins et lacustres, et dont je devais devenir un jour le premier président.

Pour quelqu’un qui avait beaucoup fantasmé sur les parcs nationaux américains, lors de son adolescence cloîtrée dans une France occupée, la naissance en 196O des parcs nationaux français avait été une nouvelle vécue avec enthousiasme. J’ai participé au combat pour la sauvegarde du parc de la Vanoise, et j’ai eu la grande satisfaction de contresigner la création du Parc National des Ecrins. J’ai encouragé la création des parcs régionaux à condition qu’elle procède d’une vraie décentralisation dans leur définition et leur gestion. En ce qui concerne la « nature vivante », je ne suis pas chasseur mais j’ai porté beaucoup d’intérêt à la chasse. J’ai créé en 1972 le Conseil supérieur de la chasse, et en 1973 avec le soutien de François Sommer, praticien du renouveau cynégétique, l’examen de chasse. Les relations du Ministère avec les pêcheurs ont été plutôt conviviales, bien que nous n’ayons pas fait de miracles dans ce domaine, car notre engagement pour la propreté des rivières nous donnait une bonne image auprès d’eux.

J’ai souhaité prendre langue avec les pays où la lutte contre la dégradation de l’environnement avait connu de réelles avancées.  C’était le cas des États-Unis où un conseiller spécial, Russell Train, était conseiller pour l’Environnement auprès du Président Nixon. Je gagnai à Washington de rudes complexes : quand je m’y rendis, en 1972, l’agence fédérale pour l’environnement y comptait 10.OOO fonctionnaires et un budget de douze milliards de dollars.  En Suède où je suis allé à deux reprises on avait beaucoup réfléchi et souvent agi très intelligemment sur notre sujet. J’ai beaucoup dialogué avec mon collègue britannique Peter Walker qui, en fait cumulait Équipement et Environnement, et avec mon collègue allemand Genscher, personnalité importante du parti libéral. J’ai du participer à des débats difficiles et parfois nocturnes dans le cadre de l’Union européenne sur des problèmes parfois très techniques dont l’approche était trop souvent compliquée par l’idéologie. J’ai présidé la délégation française à la première grand’messe de l’Environnement à Stockholm, prélude à tant de rencontres mondiales, dont la tenue marquait une prise de conscience universelle des problèmes de l’environnement. Elle ébaucha les principes d’une nouvelle éthique internationale et parvint même à dégager des objectifs prioritaires.

Les termes très judicieux de développement durable ou soutenables ne sont apparus qu’au moins vingt ans après mon expérience ministérielle. Ils correspondaient pourtant très exactement à l’esprit dans lequel j’ai conduit mon action et à ce que j’ai appelé dans mon livre de souvenirs « une certaine idée de la croissance ». Notre équipe a été très attentive aux débats surgis alors dans le monde sur la croissance et ses relations avec la protection des ressources naturelles. Mes collaborateurs et en particulier Antoine ont beaucoup travaillé sur le fameux rapport du MIT, l’institut de technologie du Massachusetts qui concluait à une menace dramatique sur l’humanité : la croissance en flèche de la population, l’exploitation abusive des ressources naturelles conduisant à un désastre écologique, à la dégradation de la biosphère. Ce rapport souleva beaucoup d’émotion et inspira bien des critiques. On lui reprocha en particulier sa conception mécaniciste et quantitative de la croissance, conception qui semblait autoriser l’idée de fixer des limites à la croissance ou même d’aller vers une croissance zéro. Nous avons décidé de fonder notre propre réflexion non pas exclusivement mais très particulièrement sur des études confiées à des spécialistes français, économistes ou écologistes. Ainsi prit naissance à l’automne 1972 le groupe interministériel d’évaluation de l’environnement placé sous la direction de Claude Gruson qui avait dirigé l’Institut National de la statistique et des études économiques. Je voulais faire ce que j’ai appelé « les comptes écologiques de la Nation » à l’instar de la commission des comptes de la Nation. En 1974 en présentant le budget du Ministère qui devait être mon chant du cygne je déclarai devant des collègues dont la bienveillance cachait parfois le scepticisme : « Au-delà des simplifications, des modèles mathématiques et des déformations idéologiques nous sentons à notre portée un monde ou des modes de vie différents, des habitudes de consommation orientées autrement, une organisation de la société amendée, pourraient produire un environnement de qualité sans référence au P.I.B. Il est vrai que dans ce monde la comptabilité nationale aurait été changée aussi… »  Quand je retournai m’asseoir un de mes collègues, un des plus brillants, me dit dans un sourire « Bravo l’utopiste !… »

Quelques générations de ministres, hommes et femmes, m’ont succédé sur ce chemin de l’utopie nécessaire, avec heureusement pour eux, de plus en plus de moyens. Beaucoup ont été remarquables. Le seul avantage que je garde sur eux et qu’on ne peut me contester est d’avoir été le premier. Je terminerai ces souvenirs en revenant à celui par qui je les ai commencés. En juin I968 après la crise de Mai et à la veille de quitter le pouvoir, le Général de Gaulle s’interrogeait sur la croissance, générée par ce qu’il appelait la civilisation mécanique. Il reconnaissait les avantages et les apports de cette civilisation mais il ajoutait « Seulement voilà : elle est mécanique, elle enlace l’homme dans une espèce d’engrenage qui est écrasant… Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation moderne ?  Voilà la grande question de ce siècle. »

C’est encore une des grandes questions du siècle qui a suivi.

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