Nous abordons cette semaine le premier volet d’un dossier consacré à la recherche scientifique et technique et à la manière dont le général de Gaulle en a fait une priorité nationale. Ce dossier est l’occasion pour la Fondation Charles de Gaulle de saluer la mémoire de Jacques-Émile Blamont qui a puissamment œuvré pour que la France devienne une grande puissance spatiale.

DOSSIER « DE GAULLE ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE »

La volonté du général de Gaulle de faire de la recherche scientifique et technique, une priorité nationale, par le professeur Alain Larcan

Pour un pays moderne, rien n’est plus important que la recherche scientifique et technique, même le plein emploi.

La culture du général de Gaulle dans ce domaine avait été celle d’un candidat aux grandes écoles, puis d’un officier qui, bien que n’appartenant pas aux armes savantes, s’était intéressé aux engins modernes combattants et cuirassés apportant puissance, précision et vitesse. Comme toute sa génération il s’était passionné pour les premiers exploits de l’aviation et connaissait l’essentiel des recherches de son temps, celles de Branly (cohéreur à limaille) ainsi que celles du général Ferrié, concepteur et réalisateur de l’émetteur récepteur à grande portée de la Tour Eiffel.

Pendant la guerre, il n’oubliera pas que c’est le gouvernement de Paul Reynaud, auquel il avait appartenu, qui confia au gouvernement britannique le stock français d’eau lourde ainsi que les secrets de la fusion de l’atome détenus par l’équipe de Joliot Curie.

Louis Repkine constituera un bureau d’étude scientifique auprès de la France Libre et après la Libération et l’explosion des deux bombes atomiques sur le Japon, le général demanda, en octobre 1945, de procéder d’urgence à l’examen des projets d’ordonnances et de décrets instituant le Commissariat à l’énergie atomique dont la création effective se situe quelques jours avant son départ.

Dès son retour à la tête du Gouvernement, puis de la Ve République, il va faire de la recherche scientifique et technique une priorité nationale.

Certes, il a d’autres préoccupations qui concernent les institutions, la défense, les finances, l’Europe, la décolonisation et surtout l’Algérie, mais si la Recherche ne peut-être qu’une préoccupation seconde par rapport aux problèmes de l’heure, elle n’est jamais secondaire dans son esprit. C’est lui qui va donner l’impulsion et définir sous son autorité et sa responsabilité, la politique scientifique, en définir le sens, les buts et les grands axes.

– Il a le souci de moderniser la France qui « doit épouser son siècle », participer à l’expansion et aux progrès en entrant dans la compétition, car « il faut accéder au rang de grand État industriel ou nous « résigner au déclin » (24-06-1960).

– Il a aussi la préoccupation de sauvegarder l’indépendance nationale dans les domaines essentiels et d’abord dans celui de la défense. Or, « l’indépendance ne peut aller sans le progrès » (10-08-1967) – entendez le progrès industriel, scientifique et technique.

– Il veut aussi que la science contribue au prestige et au rayonnement de la France et, pour ce faire, il faut qu’elle reste dans le domaine scientifique et technique, dans le camp des nations qui comptent, continuant à figurer parmi les nations « pionnières » en étant toujours dans le peloton de tête.

– En dehors des applications de la science, il a beaucoup de considération pour la recherche fondamentale désintéressée et y voit, comme Barrès, un des fleurons « de la haute intelligence française ».

Il avait, selon Alain Peyrefitte le choix entre trois solutions :

– suivre l’exemple des grandes nations scientifiques, c’est-à-dire des superpuissances qui étaient à l’époque deux, les USA et l’URSS et qui disposaient d’une avance importante en matière de recherche et de développement scientifique ;

– choisir quelques secteurs de pointe importants pour l’avenir industriel et économique et concentrer les moyens sur ces secteurs, politique adoptée par les Pays-Bas, la Suède, la Suisse et de plus en plus par la Grande Bretagne,

– sacrifier la recherche fondamentale, acheter licences, surtout d’origine américaine, en concentrant l’effort sur les techniques et le développement, politique suivie, on le sait, par le Japon.

Création et réorganisation des institutions de Recherche

De Gaulle choisit la première option en attaquant tous azimuts, sur tous les fronts, quitte à préconiser ensuite un approfondissement dans les domaines où l’on aurait réellement percé.

Aidé par le Premier ministre, Michel Debré, convaincu comme lui de l’importance de la Recherche, il nomme un ministre d’État, Louis Jacquinot, et lui demande, dès juin 1958, de lui soumettre un rapport sur le financement de la Recherche.

Par la suite, il y aura toujours un ministère et souvent un ministre d’État chargés de la recherche scientifique et, par la suite, des questions atomiques et spatiales.

Vont se succéder à ce poste clé, des fidèles du Général : après Louis Jacquinot, Pierre Guillaumat, Gaston Palewski, Alain Peyrefitte, Maurice Schumann, Christian de La Malène et Robert Galley. Le ministère n’est pas un « super ministère », mais un ministère important chargé de la coordination des actions scientifiques et techniques.

– L’essentiel tient dans les institutions qu’il crée ou réorganise.

La première originalité est de réunir régulièrement, comme sur tous les grands problèmes, un comité interministériel chargé de proposer et de définir les priorités. Le Comité associe sous la présidence du Premier ministre, les ministres concernés assistés des hauts fonctionnaires de leur ministère.

La seconde originalité est de réunir et parfois d’associer à titre consultatif au conseil interministériel, un comité consultatif de la recherche scientifique et technique, de douze personnes – en fait treize, car le conseiller scientifique du général de Gaulle, le professeur Pierre Lelong, est également présent – nommés en raison de leur compétence et non en fonction de leur appartenance, académique ou … syndicale. C’est le Comité des Sages « ceux qui y comprennent quelque chose », avait demandé le Général, ceux qui orientent les priorités.

– Auprès de ces comités, on crée une délégation générale de la recherche scientifique et technique et un délégué général ; le premier titulaire du poste fut M. Pierre Piganiol qui assure le secrétariat des comités et va préparer les dix actions concertées et leur budget.

Ainsi sont créés des structures nouvelles, souples, de caractère transversal, interministériel, et ce fut le génie du Général, écrit Pierre Lelong, « d’organiser cette interface entre le politique et le scientifique ».

La Recherche qui fait l’objet, en 1959, d’un document de conjoncture, le premier publié sur l’ensemble du domaine est associé aux orientations du Plan (IVe, Ve élargi, préparation du VIe). Le président du CCRST est également président de la Commission recherche du Plan.

– On crée l’obligation d’un rapport annuel au Parlement sur la politique scientifique et technique.

Une loi programme de la recherche scientifique décide, en mai 1961, du lancement et du financement des dix premières actions concertées et garantit l’engagement de la poursuite de l’action pendant cinq ans, ainsi que les crédits affectés aux actions concertées qui sont rassemblés au grand dam des divers ministères et surtout, des finances en un fond de développement de la recherche scientifique et technique constituant « l’enveloppe recherche ». Il s’agit là d’une procédure de gestion des fonds de recherche permettant une utilisation rationnelle, souple et dynamique apportant un maximum d’efficacité pour un minimum d’administration.

La part de la Recherche dans le PIB comme le ratio dépenses totales / dépenses de recherche et développement sont multipliés par 2, 4 ou 10 selon les secteurs. En 1965, l’État dépense (recherche militaire et CEA compris) 6 % du PIB, contre 2 % en 1957. Les effectifs des chercheurs et techniciens passent de 1960 à 1967 de 12 448 à 20 445.

Les grandes institutions de recherche furent réorganisées et d’autres créées. Le CNRS, créé en 1939 et recréé en 1946 est réorganisé. Les unités et équipes associées sont créés ainsi que des instituts nationaux nouveaux (physique nucléaire, astronomie et géophysique). Le CEA est considérablement renforcé et voit conforter son autonomie financière avec contrôle a posteriori. L’INRA accroît ses compétences. Enfin, l’Institut national d’hygiène est remplacé par l’Institut national de santé et recherche médicale (INSERM) en 1964.

Parmi les créations figurent d’abord en 1961, le Centre national d’études spatiales (CNES) ; en 1961 aussi, auprès de la Délégation générale de l’armement, la Direction des recherches et moyens d’essais (DRME) ; en 1965, celle de l’Institut de recherche informatique et automatique (IRIA) ; puis en 1966, la Délégation générale à l’informatique, en 1967 enfin, le Centre national d’exploitation des océans (CNEXO).

Il convient encore de rappeler la création d’une agence de valorisation de la Recherche (ANVAR) et le fonctionnement de l’Office de recherche scientifique et technique des Territoires d’outre-mer (ORSTOM).

Réalisations

Elles ne tardent pas à suivre la réorganisation des institutions. On en connaît l’essentiel en ce qui concerne l’atome militaire : bombe A en février 1960, Bombe H en août 1968, usine d’extraction du plutonium à Marcoule, usine de séparation isotopique de Pierrelatte ; et aussi la construction des premières centrales nucléaires civiles selon la filière uranium-graphite-gaz à l’époque, et la collaboration renforcée avec l’Institut de Saclay.

Pour l’aéronautique et l’espace ce sont la Caravelle, (« la rapide, la sûre, la douce Caravelle ») le Concorde…, merveille de technique et d’esthétique, l’hélicoptère alouette, les avions militaire Mirage, en particulier le Mirage IV.

La création du centre de Kourou, en 1964, avec les essais des fusées Véronique, l’opération « Pierres précieuses », le programme Diamant qui aboutit aujourd’hui aux fusées Ariane et à la coopération franco-russe dans le domaine spatial.

L’informatique et le calcul automatique qui, en dépit des difficultés essentiellement liées à la concurrence des sociétés et aux difficultés de leur association, aboutissent au Plan Calcul (1966) qui permet de contrôler les crédits d’État alloués aux industriels, de coordonner la Recherche, les achats et la formation des ingénieurs et techniciens.

La biologie moléculaire choisie avec le cancer et les leucémies parmi les actions concertées prioritaires par une décision personnelle du Général (ce qui devait permettre d’obtenir à terme, en particulier, à l’Institut Pasteur, plusieurs prix Nobel) et la création du Centre international de recherche sur le cancer, à Lyon.

Il faudrait encore souligner les résultats concernant l’agronomie, l’exploitation des fonds sous-marins, le procédé SECAM, les aéroglisseurs, le radar, le laser, etc.

Le Général s’écria « Hourrah pour la France ! » lors de l’explosion de la bombe atomique. Il se réjouissait des succès de la Recherche effectués par les Français dans différents domaines. Il estimait qu’il ne faut pas cloisonner les pensées et les résultats (1959), qu’il fallait associer volontarisme et arbitrage, souplesse politique administrative et financière, développer partout la contractualisation, la concertation entre le public et le privé, l’interdisciplinarité des laboratoires et des institutions publiques et parapubliques, les projets individuels et collectifs. Il s’agissait là d’un des volets de la participation sociale qu’il voulait répandre dans l’entreprise, l’université, la région.

Ces actions destinées « à alléger le fardeau de l’homme » aurait dû continuer et s’amplifier après le départ du Général. Hélas, l’effort financier devait décroître et stagner. Plusieurs institutions furent démembrées, chacun reprenant « ses billes ». La tutelle des finances est plus lourde que jamais, et il est navrant de constater que les ajustements budgétaires se fassent au détriment de la Recherche.

Nous vivons encore aujourd’hui sur les programmes établis au début de la Ve République lancés par le général de Gaulle et ses gouvernements. Mais si nous ne redressons pas la barre très vite, nous serons dépassés et dans tous les domaines nous redeviendrons une nation de deuxième ordre.

L’ambition du général de Gaulle pour la France et pour l’Europe était autre, il fallait être plus des créateurs, des initiateurs que des suiveurs. Et la coopération entre nations européennes ou même la coopération internationale n’étaient intéressantes selon lui « que si l’on se situe bien dans les disciplines de pointe, si l’on se place parmi les premiers pour négocier d’égal à égal et si possible en se situant en tête ». Il convient d’ailleurs de rappeler que c’est le général de Gaulle qui a fait inscrire la Recherche au sein du Traité de Rome où elle avait été curieusement oubliée par les « grands Européens ».

Ne laissons pas « la classique alliance de la routine et de la démagogie » (23-07-64) à nouveau l’emporter. N’écoutons pas les éternelles sirènes du déclin et de la critique négative, ceux qui ont ironisé sur la « bombinette » et qui se sont réjouis de l’échec commercial du Concorde et peut-être secrètement de l’accident qui met fin à cette magnifique aventure. C’est l’éternel retour de l’esprit malin de Mephisto, « celui qui toujours nie », de ceux qui ne savent selon Nietzsche que cligner de l’œil. Nous sommes rapportés à un défi toujours le même celui de l’excellence.

Sachons le relever en nous inspirant des leçons de Charles de Gaulle dans le domaine de la Recherche comme dans bien d’autres essentiels à notre pays.

26 novembre 1965, la France devenait la troisième puissance spatiale mondiale, par Jacques Villain*

Le 26 novembre 1965, à 15h47, un bruit sourd déchire soudainement le silence de l’immensité saharienne dans un endroit qui allait laisser son nom dans l’histoire : Hammaguir. C’est l’un des sites de lancement des fusées françaises du Centre Interarmées d’Essais d’Engins Spéciaux, le CIEES, situé à une centaine de kilomètres de Colomb-Béchar en Algérie. Les quelques spectateurs privilégiés massés dans ce coin perdu du Sahara voient soudainement émerger d’un nuage de vapeurs rousses résultant de la combustion de l’acide nitrique et de l’essence de térébenthine, un long cylindre blanc effilé et flanqué de la cocarde tricolore. Il s’agit du premier lanceur de satellites français du nom de Diamant. 

Son rôle est tout à la fois simple et compliqué : mettre sur orbite la capsule technologique A1 d’une masse de 39 kg. En d’autres termes, de lancer le premier satellite français. Un signal du satellite attestant la mise sur orbite est attendu mais aucun signal ne vient. On apprend alors que les antennes du satellite ont été détériorées lors de l’éjection de la coiffe. Heureusement, les radars au sol… et les moyens de surveillance américains confirmeront plus tard la réussite de la mise sur orbite. A1 commence donc son périple autour de la Terre. Le lancement du premier satellite français est devenu réalité, et ce, dès la première tentative. La France rejoint alors dans l’espace, l’Union soviétique et les États-Unis. Elle devient la 3è puissance spatiale et entre dans un club aujourd’hui encore très fermé qui ne comprend que onze membres. A1 est très vite débaptisé pour devenir Astérix, nom donné par les journalistes pour signifier, à l’image du héros gaulois vis à vis de César, que la France n’entend pas se laisser intimider par les superpuissances. Dix jours plus tard, elle récidive. Une fusée Scout américaine envoie dans l’espace le premier satellite scientifique français dénommé FR1, à partir de la base californienne de Vandenberg. En cette fin d’année 1965, notre pays affiche donc clairement ses ambitions spatiales.

Le lancement de Diamant et d’Astérix qui est à la fois un aboutissement et un début représente le résultat de plus de six années d’effort mais surtout la concrétisation d’un vieux rêve, celui de l’Homme d’aller dans l’Espace.

Apparu dans les écrits dès le deuxième siècle de notre ère, ce rêve a été constamment entretenu par les écrivains et notamment par les écrivains français. Cyrano de Bergerac au 17e siècle et Jules Verne au 19e ont réactivé ce vieux fantasme en attendant, qu’au début du 20è siècle, les premiers savants convertissent leurs visions en idées plus concrètes.

Parmi ceux-ci, le Français Robert Esnault-Pelterie qui, en 1912, présentait ses premières réflexions sur les voyages interplanétaires. Dans les années 30, il réalisera et essaiera, sur crédits du ministère de la guerre, les premiers moteurs-fusées expérimentaux français.

Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, pendant la guerre, au nez et à la barbe des Allemands, c’est son disciple Jean-Jacques Barré qui réalisera la première fusée française à carburants liquides, la EA 1941. Le premier vol ne pourra cependant avoir lieu que le 15 mars 1945, à Saint Mandrier.

Mais, ce sont les Allemands qui vont vraiment mettre l’humanité sur la route du cosmos au cours de la Seconde Guerre mondiale. Sous la conduite de Wernher von Braun, ils mettent au point la première fusée capable de faire une incursion dans l’espace : c’est la A4 autrement dit le V2 de plus sinistre mémoire surtout lorsque l’on sait que sa réalisation coûtera la vie à plus de 30 000 déportés du camp de Dora. Le premier de ces V2, capable d’emporter une tonne d’explosif, tombe sur la région parisienne le 8 septembre 1944, six heures avant Londres. 1 500 seront envoyés sur Anvers, 1 115 exploseront dans la capitale britannique, et 79 sur les villes françaises dont 21 sur la région parisienne. L’engin est remarquable. A l’évidence, les fusées d’aujourd’hui qu’elles soient américaines, russes, européennes, chinoises ou autres ne seraient pas ce qu’elles sont s’il n’y avait pas eu le V2.

La guerre terminée, les puissances victorieuses vont s’approprier le butin : matériels et ingénieurs. C’est d’ailleurs une directive du Général de Gaulle adressée au général de Lattre en octobre 1945. C’est ainsi qu’en 1946 et 1947, environ cent vingt ingénieurs et techniciens allemands arrivent en France et surtout à Vernon au Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques, le LRBA, créé le 15 mai 1946. A cette époque, la France entend se lancer dans l’aventure des fusées qui pour l’heure vont avoir une coloration militaire. Il est alors envisagé de faire un super V2 portant à 3 000 km. C’est donc avec deux équipes constituées d’ingénieurs français et allemands, l’une pour le guidage, l’autre pour la propulsion que les travaux commencent.

Mais, les véritables programmes d’engins ne prennent effectivement naissance qu’en 1949.  L’un, dénommé Véronique est chargé de défricher les technologies de guidage et de propulsion. Il conduira à une fusée-sonde destinée à réaliser des expérimentations dans la haute atmosphère. L’autre programme est celui du missile sol-air PARCA. De son côté, la Société d’Études de la Propulsion par Réaction, la SEPR, créée le 30 mai 1944 alors que Paris est encore occupé va aussi bénéficier de l’aide de quelques ingénieurs allemands et se lancer dans la propulsion à liquides et à poudre.

Mais, force est rapidement de constater que la IVe République n’accorde pas une priorité bien grande aux missiles balistiques et encore moins à l’espace. Il faut dire qu’en ces années d’après-guerre, les priorités sont ailleurs.

Au contraire, l’Union soviétique et les États-Unis s’engagent dès 1945 dans le développement de missiles à courte portée. Mais, pour ces deux superpuissances, l’objectif final est le missile intercontinental capable d’envoyer une arme nucléaire à partir de leur propre territoire sur celui de l’adversaire donc à des distances de plus de 6 000 km.

L’exploit est réalisé, en premier, par l’Union soviétique, le 21 août 1957. Le missile expérimental R7 Semiorka, lancé à partir de la toute nouvelle base de Baïkonour, atteint le Kamchatka. Pour les États-Unis, c’est un second Pearl Harbour, en l’occurrence technologique et stratégique. Et puis, le 4 octobre suivant, l’événement est encore plus retentissant. Cette même fusée R7 met sur orbite le premier satellite, le fameux Spoutnik. Après deux mille ans d’attente, l’Humanité entre enfin dans l’ère spatiale. Dès lors, l’espace va devenir un élément de prestige et de puissance entre le communisme et le capitalisme alors engagés dans la Guerre Froide. Trois mois plus tard, les États-Unis, grâce à l’équipe de von Braun, réussissent le même exploit en mettant Explorer 1 sur orbite. Mais, pour l’Amérique, les déconvenues allaient se poursuivre. Pendant près de huit ans, l’Union soviétique va réaliser toutes les grandes premières spatiales : premier satellite, premier être vivant dans l’Espace (la chienne Laïka), premier impact sur la Lune, premier homme dans l’Espace (Iouri Gagarine) et bien d’autres. Et puis, le 25 mai 1961, les États-Unis qui subissent humiliation après humiliation vont réagir. Par la voix du Président Kennedy, ils lancent un défi à leurs adversaires mais aussi à eux-mêmes en décidant d’envoyer un Américain sur la Lune avant la fin de la décennie 1960. Notons qu’en parallèle, depuis le milieu des années 50, les arsenaux de missiles balistiques se constituent de part et d’autre. Aux États-Unis comme en Union soviétique, l’industrie des fusées tourne à plein rendement. Voilà donc ce que fut le contexte spatial et balistique du début des années 60.

La France, quant à elle, va partir avec une bonne quinzaine d’années de retard pour constituer ses premiers missiles balistiques. Toutefois, les premiers frémissements étaient apparus au milieu des années 50. Divers gouvernements s’étaient alors interrogés sur la nécessité de doter la France d’un armement nucléaire. La valse-hésitation durera quelques années et il faudra l’arrivée de Félix Gaillard en 1957 pour que des décisions concrètes soient enfin prises.

Donc, à la mi-1954, les premiers signes arrivent avec la mise en étude d’avant-projets de missiles sol-sol à grande portée. L’année 1958 va marquer un tournant important dans la politique française concernant ce type d’armements. Il est clair qu’à cette époque les compétences techniques de la France dans ce domaine sont quasi inexistantes. Et ce ne sont pas les acquis de Véronique qui vont permettre de réaliser de tels missiles. L’idée de faire appel aux Américains est alors exprimée, le 13 février 1958, par Jacques Chaban-Delmas, alors ministre de la Défense nationale qui indique qu’il espérait savoir bientôt qu’elle pourrait être la fourniture des États-Unis en matière de missiles mais que la France était beaucoup plus intéressée par un missile de portée intermédiaire de fabrication nationale voire européenne.

Cette attente d’une aide américaine éventuelle n’était pas tout à fait nouvelle. Les négociations menées depuis mi-1956 avec les États-Unis avaient abouti à un accord de principe par lequel ils s’engageaient à fournir les plans de fabrication d’un missile de portée intermédiaire à poudre de type Polaris, ce qui aurait permis de lancer, en France, dans le cadre de l’OTAN, la production d’un engin du même type. 

1958 voit le retour du général de Gaulle et le 4 août, la décision est prise d’étudier en priorité un engin balistique sol-sol stratégique thermonucléaire basé sur le Polaris. La suggestion est alors faite de rechercher une possibilité de licence aux États-Unis pour se prémunir contre un échec éventuel des études des poudres françaises, idem pour le guidage.

Au plan étatique et industriel, les moyens de développement des missiles se mettent en place. Le 27 juillet 1959 est créé le Groupe des Engins Balistiques, le GEB, à la Direction Technique et Industrielle de l’Air, la DTIA. Le 17 septembre 1959 voit la création de la SEREB, la Société d’Étude et de Réalisation d’Engins Balistiques, à laquelle est confiée la maîtrise d’œuvre de ce type d’engins.

Pendant ce temps, le général de Gaulle précise la politique de défense de la France. Le 12 novembre 1959, le principe de la force de frappe qui doit jouer un rôle essentiel dans la défense française est retenu.

Mais, à cette époque, les relations entre l’OTAN et la France se tendent. En outre, il devient clair que les exigences américaines demandées en contrepartie d’une aide technique pour les missiles sont inacceptables pour le Général de Gaulle. En janvier 1960, le ministre des Armées Pierre Guillaumat s’exprime clairement sur l’aide américaine « il est temps, dit-il,  que nous prenions conscience qu’il n’y aura pas d’aide américaine ». C’est un revirement de situation.

Pierre Messmer lui succède le mois suivant. C’est lui qui décidera le choix des formules nationales. Notons que ce même mois, la France entrait dans le club nucléaire avec l’essai de sa première bombe A à Reggane au Sahara.

Mais, à cette époque, l’acquisition des techniques de base des missiles était en bonne voie et notamment pour le guidage, les structures de propulseurs et les corps de rentrée. Un programme purement national d’acquisition de technologies dénommé Études Balistiques de Base avait été lancé en 1959 et commençait à porter ses fruits. Pour la propulsion, deux voies étaient encore possibles : la poudre ou les liquides.

Dès lors, les choses allaient se précipiter. En avril 1960, le général de Gaulle faisait savoir que la force de frappe avait une priorité absolue et qu’une solution OTAN était exclue. L’engin devait être national.

Du point de vue technique, c’était un bouleversement complet ; le développement était désormais à faire uniquement avec les moyens nationaux. Pour les techniciens, le problème se compliquait singulièrement car l’aide américaine espérée en matière de propulsion à poudre et de guidage inertiel se trouvait réduite à néant. Le programme d’Études Balistiques de Base prenait donc toute son importance. Il conduira à 42 tirs de fusées expérimentales répondant aux noms d’Agate, de Topaze, d’Emeraude et de Saphir qui se dérouleront de 1961 à 1965. Ce fut une grande réussite avec 84% de succès. La Force de Frappe était sur ses rails. Mais, revenons maintenant à Diamant.

Contrairement à une idée reçue, le désir de mettre la France sur le chemin de l’Espace ne résulte pas d’une décision du général de Gaulle. Vers 1960-61, le Général affichera d’ailleurs sa vision dans ce domaine. « L’Espace dira-t-il n’est pas pour la France mais seulement pour les deux grandes puissances » [1]. L’attitude du Général de Gaulle évoluera toutefois très rapidement quand il constatera l’impact que peut avoir l’espace sur l’image et le prestige d’un pays. Cette appréciation sera renforcée après le lancement de Diamant en novembre 1965. Khrouchtchev était passé par ce constat au lendemain du lancement du Spoutnik en 1957. Et les Américains après Apollo. Notons d’ailleurs que le Général fera de l’espace un outil de sa relation avec l’Union soviétique en établissant une coopération avec ce pays à partir de 1966. La coopération spatiale deviendra un outil diplomatique.

En fait, les premières idées de réaliser un lanceur spatial sont émises par la DTIA à la fin de l’année 1957. Toutefois, au début 1958, l’accueil de cette idée par le Ministère de l’Air est assez déconcertant et résumé ainsi : « Le fait, peut-on lire dans les commentaires, que les deux seules grandes puissances, USA et URSS aient réalisé un lanceur de satellites montre bien que ceci ne peut être envisagé pour une puissance moyenne comme la France. »

Bref, les véritables premières études faisant état de la possibilité de réaliser un lanceur de satellites à partir des engins expérimentaux du programme d’Études Balistiques de Base sont engagées, à la fin 1959, à la SEREB et seront publiées en mai et juin 1960.

La SEREB montrait en effet qu’en remplaçant la charge utile de Saphir par un 3è étage, il était possible de réaliser, au prix d’un supplément modeste aux travaux engagés au titre du programme d’Études Balistiques de Base, un lanceur capable de satelliser une charge de 50 kg sur une orbite de 300 km de périgée. A la vérité, l’objectif de ce programme EBB pouvait être double : aboutir à la réalisation d’un missile balistique et à celle d’un lanceur spatial. C’est donc le 23 décembre 1960 que la SEREB envoie aux Armées, son ministère de tutelle, son premier document relatif à Diamant. Le lanceur spatial va donc être, à l’origine, un sous-produit de la politique de défense.

On le voit donc, les Armées jouent un rôle majeur dans l’acquisition du lanceur spatial. Mais, en parallèle, sur le rôle scientifique de la France dans l’espace, d’autres décisions sont prises à l’initiative du gouvernement dirigé par le Premier ministre Michel Debré qui va être très moteur dans ce domaine :

– 28 novembre 1958 : création du Comité Interministériel de la Recherche Scientifique et Technique contenant un volet sur la recherche spatiale ;

– 7 janvier 1959 : création du Comité des recherches spatiales qui dépend directement du Premier ministre ;

– Avril 1959 : élaboration d’un programme de recherches spatiales pour les six années à venir ;

– 19 décembre 1961 : loi créant le CNES, le Centre National d’Études Spatiales, signée par le général de Gaulle.

L’idée de Diamant fait son chemin et le 18 décembre 1961, le Comité des Recherches Spatiales décidait sa réalisation. Dans ce but, un protocole était conclu le 9 mai 1962 entre la DMA c’est-à-dire la Délégation Ministérielle pour l’Armement et le CNES, pour la réalisation avant mars 1965 de Diamant. Le CNES apportait une contribution financière de 54 MF répartie sur quatre années et la DMA, par son Département Engins s’engageait à développer et mettre au point le lanceur : l’aboutissement étant constitué par quatre tirs expérimentaux. Le Ministère des Armées avait donc la responsabilité totale du programme Diamant y compris celle de la réalisation des quatre tirs expérimentaux, le CNES pouvant prendre la suite après la réussite de deux tirs. Enfin, le 11 mai 1962, la SEREB était désignée comme maître d’œuvre du programme.

La mise au point du premier étage de Saphir et donc de Diamant se heurtera cependant à quelques difficultés techniques vite résolues.

Le jour tant attendu arriva donc le 26 novembre 1965, trois semaines avant l’élection du Président de la République au suffrage universel. Ce lancement n’était donc pas anodin. Si c’était un succès, la gloire ne pouvait que rejaillir sur le Général. En revanche, un échec pouvait le pénaliser lors de l’élection. Conscient de cet enjeu, Pierre Messmer en fit part au Général qui lui répondit qu’en tant que ministre des Armées, la décision de procéder au tir lui incombait. Pierre Messmer n’était toutefois pas très optimiste ; les techniciens estimaient que la probabilité de réussite était de 50%… et ce fut un succès.

Le développement de Diamant s’était déroulé en moins de quatre années, de 1961 à 1965 et de 1965 à 1967, quatre lancements étaient effectués, tous avec succès. Le programme Diamant a été conduit avec une grande maîtrise, en un temps record et en parfaite collaboration entre l’état et l’industrie et avec un coût modeste mais aussi avec un état d’esprit et une foi extraordinaires.

Par rapport aux lanceurs russes et américains, Diamant était de taille modeste. Sa masse au décollage était de 18 tonnes alors que celle de la Semiorka russe était de 300 tonnes.

Mais alors que le premier lancement de Diamant A intervenait, il était acquis qu’il fallait passer à des versions améliorées capables d’emporter des charges utiles de plus en plus lourdes. Ainsi naquirent Diamant B et BP4. Mais, ces lanceurs devaient d’ores et déjà trouver un autre champ de tir. En effet, suite aux accords d’Evian qui donnaient l’indépendance à l’Algérie, la France devait évacuer Hammaguir avant le 1er juillet 1967.

Le 1er tir de Diamant B eut donc lieu à Kourou en Guyane en mars 70 et celui de Diamant BP4 en 1975. Mais, Diamant avait vécu. En 1974, le programme était arrêté pour faire place à un lanceur lourd européen. Le bilan de la famille Diamant était toutefois élogieux : 10 succès sur 12 lancements.

Si Diamant fut un magnifique succès, il fallait être conscient que le chemin était encore long pour pouvoir emboîter le pas aux Américains et aux Russes. En cette fin d’année 65, le programme américain de vols habités Gemini accumulait les réussites. Trois mois après le lancement du premier Diamant, les Soviétiques faisaient atterrir leur première sonde sur la Lune.

Pour les ingénieurs français, le défi ne se situait pas encore à ces niveaux. Il apparaissait en effet que Diamant A et les versions B et BP4 qui l’ont suivie étaient inadaptées au lancement de satellites d’applications dont les masses atteignaient déjà quelques centaines de kilogrammes. Il fallait passer rapidement à un lanceur lourd. Et c’est l’Europe qui allait être le tremplin. L’espace allait désormais devenir un domaine de coopération en Europe. Au sommet de Rambouillet en janvier 1961, de Gaulle et Mac Millan s’entendaient pour réaliser un lanceur européen Europa dont le premier étage serait britannique (Blue Streak). Mais, les obstacles allaient être encore nombreux avant que l’Europe des lanceurs ne joue les premiers rôles dans l’espace.

Il faudra attendre Ariane en 1979. Notons que sur notre continent, les choses se sont faites moins rapidement qu’aux États-Unis et en URSS parce qu’il y avait moins d’argent et qu’un consensus entre nations européennes devait d’abord être trouvé. Le succès d’Ariane est d’autant plus méritoire.

Et ce succès se poursuit. En effet, l’année 2005 a vu l’Europe spatiale obtenir des résultats extraordinaires. Smart 1 est arrivée dans la banlieue de la Lune. Huygens s’est posée sur Titan, le plus gros satellite de Saturne et Mars Express nous envoie des images extraordinaires de Mars et sur laquelle il a découvert de l’eau sous forme de glace. Philae s’est posé en 2014 sur la comète Tchourioumov-Guerassimenko. Comme Airbus, l’espace est un succès notoire de l’Europe.

Aujourd’hui, l’Europe est un acteur majeur de l’espace. Son rôle dans l’exploration du système solaire et de l’univers est reconnu, l’apport de ses satellites est devenu vital à la vie quotidienne des Terriens, à la connaissance de la Terre, du climat et dans de nombreux autres domaines. Que serait aujourd’hui la vie sans satellites ? Tout cet acquis prend ses racines, il y a un demi-siècle avec Diamant mais aussi et surtout parce qu’une vision existait parmi les responsables politiques de l’époque, le Général de Gaulle, Michel Debré, Pierre Messmer, Gaston Palewski et quelques autres qui ont su prendre les bonnes décisions au moment opportun.

Il y a donc 50 ans, la France devenait une puissance spatiale. Elle entrait dans un club aussi fermé que prestigieux. Par la même occasion, elle se présentait aux yeux du monde comme une nation scientifiquement développée et qui plus est, dans un domaine maîtrisé à l’époque que par les deux superpuissances. Elle renforçait donc considérablement son prestige dans le monde alors que 20 ans auparavant, dévastée par la Seconde Guerre mondiale, elle avait tout à reconstruire. L’avantage qu’elle prenait l’autorisait aussi à devenir le chef de file des nations européennes qui envisageaient, à l’époque, de se lancer dans l’aventure spatiale. Indéniablement, Diamant a donné l’indépendance et l’autonomie spatiale à la France et Diamant la française a ouvert la voie à Ariane l’européenne. Rappelons en effet que cette autonomie n’existe pas sans moyens d’accès à l’espace. Mais rappelons aussi qu’il n’y aurait pas eu Diamant sans les missiles de la Force de Dissuasion et qu’en retour le succès de Diamant crédibilisait la dissuasion française naissante. Ce qui pour la France et le général de Gaulle était d’une importance capitale.

[1] Entretien avec Pierre Messmer en avril 1987.

*Membre de l’Académie de l’Air et de l’Espace. Texte publié dans le n°185 de la revue Espoir.

Audiovisuel du voyage du général de Gaulle à Toulouse, le 14 février 1959

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