Nous inaugurons la rubrique « Les grandes figures gaullistes » en publiant un entretien avec Marcelle Devaud (1908-2008), membre du RPF, sénatrice de la Seine (1946-1958), député UNR de la Seine (1958-1962), maire de Colombes (1959-1965). Elle fut la première femme vice-présidente du Conseil de la République (1948-1951).
ENTRETIEN AVEC MARCELLE DEVAUD POUR LA FONDATION CHARLES DE GAULLE
Propos recueillis le 10 juin 1997
Quand avez-vous entendu parler du général de Gaulle pour la première fois ?
Le 18 juin 1940. Nous étions en pleine débâcle. Personnellement, j’étais réfugiée avec mes enfants à Clermont-Ferrand. Nous nous occupions avec ce que l’on appelait autrefois le Secours national de l’accueil de tous les réfugiés qui arrivaient de Belgique, du Nord, de Paris. J’ai eu l’occasion d’entendre, pas complètement et pas très bien, l’appel du général de Gaulle.
Par la suite, qu’a-t-il représenté pour vous pendant la guerre ?
C’était notre étoile, le sauveur éventuel. Nous étions rattachés à lui par un lien qui ne peut pas se définir puisque nous le ne connaissions pas, nous ne savions pas qui il était. On savait qu’il avait été secrétaire d’État dans le gouvernement de Paul Reynaud et qu’il avait quitté la France. Il était notre phare.
Dans les semaines, dans les mois qui suivent la Libération, quel est votre état d’esprit, votre démarche politique ?
Aucune démarche politique. Nous sortions de l’enfer de l’Occupation, nous étions à la fois à la joie de la Libération mais aussi face à des problèmes encore innombrables sur le plan matériel (j’avais 6 enfants à ce moment-là et il fallait les nourrir), mais aussi nous ressentions l’angoisse devant l’inconnu, devant, il faut bien le dire, la menace communiste qui à ce moment-là était énorme. On a souvent reproché au général de Gaulle d’avoir traité avec les communistes, mais que pouvait-il faire d’autre ? Moi, j’ai fort bien compris que pour calmer la montée du communisme en France, qui était sérieuse à ce moment-là – c’était un communisme puissant, armé – il n’y avait vraiment que le général de Gaulle qui puisse reprendre la situation en main. On était à la fois dans la joie et dans l’inquiétude, je dirais même dans l’angoisse et dans l’espérance.
Le général de Gaulle quitte le pouvoir en janvier 1946. Comment avez-vous interprété son départ ?
Personnellement, j’en ai été profondément bouleversée. Je ne pensais pas qu’il avait quitté le pouvoir pour longtemps. Je pensais qu’on ferait appel rapidement à lui et je suis restée plusieurs mois écrasée par ce départ du Général.
Très rapidement, au printemps suivant en 1947, le général de Gaulle crée le RPF.
Oui, je me rappelle être allée à la première réunion. C’était à Strasbourg. C’était une réunion extrêmement vibrante, extrêmement enthousiaste. Nous avons fondé sur le RPF beaucoup d’espoir. Personnellement, j’attendais du RPF qu’il reprenne un peu en main la politique générale de la France. Nous nous retrouvions dans une situation qui a été de plus en plus difficile au fur et à mesure qu’on avançait. Je me rappelle les grèves terribles de 1947. A ce moment-là, nous espérions qu’on finirait par faire appel au Général.
Vous avez été élue sénateur de la Seine en 1946. Dans quelles circonstances ?
En décembre 1946. A ce moment-là, le général de Gaulle venait de donner le droit de vote aux femmes. Un certain nombre de partis politiques tenait à avoir des femmes comme paravent si on peut dire. Il fallait avoir des femmes sur les listes pour être crédible vis-à-vis d’un certain électorat. De plus, beaucoup d’hommes étaient encore très hésitants ; ils ne savaient pas bien ce que l’avenir réservait. Certains rentraient de déportation et étaient trop fatigués pour reprendre la lutte, d’autres n’osaient pas. Par conséquent, on faisait volontiers appel aux femmes. Enfin volontiers avec un point d’interrogation. On le faisait parce qu’on pensait qu’il fallait le faire. On avait envisagé de me présenter aux élections législatives parce que mon mari ayant été député, je connaissais un peu la vie parlementaire, je savais calculer un résultat de scrutin, j’avais une certaine connaissance de la vie politique. La tête de liste sur laquelle je devais être n’a pas voulu de moi parce que j’étais une femme. On m’a donc proposé de rentrer au Conseil de la République. J’ai beaucoup hésité et j’ai fini par accepter.
Comment vous situez-vous au Conseil de la République, dans quel groupe ?
À ce moment-là, j’étais dans un groupe de droite modérée présidé par Georges Pernot, un homme extrêmement respectable, juriste éminent. J’étais dans un petit groupe de gaullistes mais le RPF n’existait pas encore. Je suis devenue vice-présidente du groupe et j’ai travaillé comme tout parlementaire. Pour moi, c’était un petit peu un chemin à tracer parce qu’on n’avait pas l’habitude de voir des femmes en politique et surtout pas au Sénat, qui avait été l’ennemi juré du vote des femmes. Personnellement, j’étais assez fière d’être dans un lieu où les sénateurs avaient été d’une grossièreté inimaginable lorsqu’ils avaient refusé le vote des femmes. Je suis resté dans ce groupe pendant un certain temps parce que, lorsque le RPF a été créé, nous avions la possibilité d’être au RPF mais en même temps adhérents à un groupe parlementaire. Il y avait une tolérance pour la double appartenance. Quelque temps après, en 1952 je crois, on a décidé qu’il y aurait au parlement un groupe RPF. Je suis donc passée au groupe RPF.
Comment se sont tissés les liens entre le RPF et votre présence au Sénat ?
Les choses s’articulaient assez bien parce que le général de Gaulle à ce moment-là, pendant toute la traversée du désert d’ailleurs, recevait régulièrement les parlementaires. Je crois que c’était le mercredi. Nous allions rue de Solférino à une réunion. Cela n’avait pas lieu tous les mercredis mais assez souvent. Nous lui soumettions les projets dont nous avions à débattre, il nous demandait notre avis, nous lui exposions le problème, chacun à notre manière parce que nous n’avions pas tous la même conception des problèmes et il discutait avec nous très librement. J’ai gardé un souvenir assez extraordinaire de ces réunions où il acceptait de discuter très librement avec nous. Quand on dit qu’il était inaccessible, c’est faux, c’est tout à fait faux. Il faisait des objections, on pouvait lui répondre et la discussion se déroulait comme il se devait, c’est à dire comme des parlementaires qui référent à leur président de groupe. Non pas que nous considérions le général de Gaulle comme un président de groupe parlementaire mais nous lui soumettions les problèmes qui se posaient à nous à l’occasion d’un vote et il était pour nous un peu un directeur de conscience.
Sur quoi portaient ces questions ? Sur quoi portaient vos entretiens avec lui. Avez-vous eu l’occasion de le rencontrer en tête à tête ?
Moi, je ne l’ai pas rencontré souvent en tête en tête mais j’en ai eu l’occasion. Je me souviens en particulier de l’avoir rencontré après mon voyage en Chine. J’étais une des premières parlementaires à aller en Chine en 1955. C’était quelque chose d’assez nouveau et il a eu la gentillesse de m’écouter sur l’état de la Chine, les problèmes que j’y avais rencontrés, que j’avais entraperçus. Je me rappelle que j’ai conclu en disant que la Chine était ce qu’elle était mais qu’on ne pourrait pas indéfiniment laisser un pays d’un milliard d’habitants en dehors de la politique mondiale. Il n’était pas très expansif mais j’ai senti qu’il était d’accord d’ailleurs il l’a prouvé par la suite. Je me souviens dans ces réunions du mercredi, avoir eu un jour à discuter avec lui – j’étais rapporteur d’un projet sur la médiation dans les conflits sociaux – je lui ai exposé ce que j’avais l’intention de dire. Il n’était pas tout à fait d’accord mais il a accepté la discussion. Il a fini par me dire de faire ce que je voulais. Je trouve que c’est merveilleux parce que c’était un homme qui avait une telle puissance de pensée et il était très encourageant de sa part de dire à un simple parlementaire de faire ce qu’il voulait.
Ces souvenirs que vous évoquez se rapportent à la traversée du désert, c’est à dire une période un peu plus tardive puisque le RPF entre en sommeil après 1951, 1952.
Oui mais moi je vous parle d’une période qui se situe à peu près à cette époque-là.
Comment était organisé le groupe RPF au Conseil de la République ?
C’était Michel Debré qui était notre président. Nous avions un vice-président qui était un Alsacien qui avait été déporté. Nous avions un certain nombre de résistants extrêmement attachés au général de Gaulle. Le groupe était cohérent par son attachement au général de Gaulle parce qu’il n’était pas du tout cohérent dans ses opinions politiques. On peut dire qu’il y avait des gens de gauche assez avancée mais aussi des gens assez conservateurs. Il y avait un grand éventail d’opinions à l’intérieur du groupe. Mais l’attachement commun au général de Gaulle faisait notre unité.
Vous-même vous situiez comment dans cet éventail ?
J’étais très attachée au petit groupe auquel j’appartenais et je m’en suis détachée parce que je voulais rester dans la ligne du général de Gaulle. Je me situe dans les fidèles à cette époque mais je n’ai pas toujours été d’accord avec certains dirigeants de mon groupe.
Comment se passaient les relations avec les autres groupes, je pense au groupe MRP par exemple ?
Ce n’était pas facile parce que comme nous étions un peu monolithiques, les autres groupes ne nous aimaient pas. Là, je dépasse un peu le temps de la gloire du RPF, je vous parle du groupe gaulliste à l’intérieur d’une assemblée parlementaire. Par exemple au moment de la CED, lorsque nous avons pris une position qui était très opposée, nous n’avons pas voulu voter le traité de la CED, le reste de l’Assemblée nous en a beaucoup voulu. Nous n’avions pas toujours des rapports faciles avec les autres groupes. Je me rappelle être allée en mission quelque part en Europe. Je me trouvais dans une ambassade avec mes collègues quand le vote a été définitif. L’ambassadeur s’est permis de nous faire des reproches en nous disant que nous aurions dû voter ce traité. Je me souviens avoir eu une petite altercation avec l’ambassadeur en lui disant que je ne lui reconnaissais pas le droit de juger de notre décision, que nous avions une unité parlementaire qu’il n’avait pas à critiquer et qu’il n’avait pas de conseils à nous donner.
Vous pourriez nous parler du rôle de Michel Debré dans ces années-là. Avait-il déjà la véhémence qu’on lui a connue plus tard ?
Il a toujours eu la même véhémence. Il a été moins véhément au moment de l’Algérie, mais Michel Debré était un passionné et d’un dévouement aveugle au Général. Nous le considérions comme tel. Avec moi, il a toujours été extrêmement large d’esprit. Il s’est trouvé que nous avons eu à discuter d’un certain nombre de projets sur lesquels le groupe n’était pas tout à fait d’accord. Je dois dire qu’en général Michelet et moi avions les mêmes positions. Michel Debré nous a toujours laissés faire ce que nous voulions. Nous étions à certaines occasions pas d’accord avec le groupe, il fallait un arbitre, c’était Michel Debré. Il nous a toujours laissés faire ce que nous voulions. Je me souviens d’un certain vote où Michelet m’avait donné sa clef pour voter à sa place et j’ai dit à Michel Debré que je n’étais pas d’accord avec telle personne du groupe, que j’avais l’intention de voter autrement et que je disposais de 7 ou 8 clefs. Je voulais l’avertir, ne pas aller contre sa volonté puisqu’elle était décisive. Il m’a répondu qu’il pensait que j’avais réfléchi suffisamment et m’a donné la liberté de voter comme je voulais. Il était donc très passionné, très directif en général mais quand même capable de comprendre un certain nombre d’objections.
En 1948, vous êtes élue vice-présidente du Conseil de la République. C’est une position exceptionnelle pour une femme à cette époque-là. Cela s’est-il fait avec le soutien du général de Gaulle ?
Oui. Ce n’est pas lui qui m’a proposé parce qu’à ce moment-là j’étais dans un autre groupe et c’est donc mon président de groupe qui m’a proposé. Mais j’ai toujours trouvé auprès du général de Gaulle beaucoup de gentillesse. Par exemple, pour les élections, nous n’avons pas eu la chance à ce moment-là de bénéficier de mandats de neuf ans comme les sénateurs actuels. Nous avions eu des élections en 1946, en 1948, en 1952 et en 1955 avant d’arriver à 1958. Je crois que pour les élections de 1952, quelqu’un de pas très bienveillant au RPF m’avait mise dixième de liste. Personnellement, je savais que nous ne ferions pas dix sièges. J’ai dit à ce responsable que je partirais si je gardais cette place-là. Le général de Gaulle n’avait pas encore vu la liste. Lorsqu’on lui a montré la liste, il s’est opposé à ce que garde cette place-là, il a demandé à ce qu’on me remonte dans les premières positions. En fait, j’ai été en troisième position derrière Pierre de Gaulle qui était tête de liste et Bernard Lafaye. Nous avons fait 5 ou 6 sièges, je crois. Mais c’est le général de Gaulle qui m’a fait remonter de la 10e place à la 3e.
Que pensez-vous de la relation que le général de Gaulle avait avec le monde féminin, en particulier dans la politique, dans les affaires du pays. Etait-il, comme on l’a dit parfois, avait-il des élans féministes ou était-ce un conservateur avec des traditions ?
Il n’était pas féministe du tout, mais il n’a jamais été conservateur même en matière de femmes. Il a donné le droit de vote aux femmes parce qu’il a pensé que c’était le moment de le donner et pour les remercier de ce qu’elles avaient fait dans la Résistance. Mais c’était, je pense, un homme juste et équilibré. Puisque les femmes avaient le droit de vote et étaient éligibles, il a pensé qu’il était normal qu’on leur fasse leur place et que dans certaines circonstances, elles bénéficient de places un peu exceptionnelles.
Qu’avez-vous pensé de l’Action féminine au sein du RPF ?
Je voudrais d’abord dire que le succès du général de Gaulle a été en grande partie un succès dû aux femmes. Les femmes ont beaucoup voté pour le général de Gaulle, elles ont contribué pour une grande part à faire la majorité. L’Action féminine au sein du gaullisme n’a pas été une réussite parce que ça n’a pas été organisé du tout par le général de Gaulle. Cela s’est fait en dehors de lui, il y a toujours eu à l’intérieur de la politique féminine du gaullisme les clans qu’on retrouvait dans la politique masculine et ça n’a pas marché. Je peux le dire très franchement puisque j’ai créé, avec Irène de Lipkowsky la première formation féminine et elle n’a pas tenu le coup. Nous avons passé la main assez rapidement et il n’y a pas eu de suites véritables. Cela s’est reconstitué après. Il y a maintenant « Femmes avenir » qui marche bien mais il y a eu des creux dans la vague féminine gaulliste.
C’était une question relativement secondaire pour le Général ?
Non, mais je crois que lui-même n’a pas créé tellement de différences entre les femmes et les hommes. On était gaullistes, on marchait avec lui dans un sentiment d’égalité. Il ne s’est pas préoccupé d’avoir un regard spécial sur les femmes. Il s’occupait de la politique générale, à chacun après à son niveau de se débrouiller pour faire ce qu’il voulait faire. Les femmes auraient voulu monter, auraient monter véritablement quelque chose de solide sur le plan féminin, il leur aurait donné sa bénédiction. Mais il ne faisait pas de différence. Pour lui, il s’agissait de politique générale, il n’y avait pas une politique spéciale pour les femmes et une politique spéciale pour les hommes. Si les femmes avaient des revendications à faire valoir, elles pouvaient le faire sur le plan parlementaire. C’est ce qu’on a fait. Je n’ai pas l’impression qu’il ait été féministe mais il n’était pas fermé à la solution de problèmes que pouvaient poser à l’époque la non égalité des hommes et des femmes. Pour lui, il y avait le peuple français, c’était un tout. Je me trompe peut-être.
Parallèlement à votre vie parlementaire, quelle a était votre part dans la vie militante du RPF ?
Je n’ai pas eu une vie très militante dans les structures du RPF parce que j’ai tout de suite été occupée par la vie parlementaire et toute mon attention s’est portée sur l’action que j’avais à mener comme parlementaire aussi bien au niveau du Parlement qu’au niveau de mes circonscriptions. Il est évident que je participais aux réunions des sections. C’était surtout pour moi les sections de la Seine puisque j’étais à ce moment-là sénateur de la Seine. J’étais en relation avec les sections de Paris et de toute la banlieue. Je n’ai jamais milité comme membre particulier d’une structure.
Avez-vous eu l’occasion de participer indirectement ou directement aux élections dans le choix des candidats, dans leur soutien…
On m’avait proposé d’être candidate en 1947 à l’élection municipale de Paris. J’ai refusé parce que j’ai toujours été opposée au cumul des mandat et que je pensais qu’être conseiller municipal de Paris exigeait un temps plein et étant sénateur de la Seine avec les vingt arrondissements de Paris et les 80 communes du département, je pensais que j’avais suffisamment de travail.
Quelle était la composition, la couleur sociologique à la fois des électeurs du RPF et des militants que vous rencontriez dans les sections ?
J’allais dire qu’elle était universelle. Il y avait des militants du RPF aussi bien en milieu très ouvrier qu’en milieu bourgeois. Même quelquefois, dans certaines communes, il y en avait plus en milieu ouvrier qu’en milieu bourgeois. J’ai réussi à être élue à Colombes-Gennevilliers après le RPF mais toujours dans le cadre gaulliste, je n’ai pas d’illusions. Ce n’est pas moi qui, en 1958, ai été élue à Colombes-Gennevilliers, c’est le général de Gaulle. Rendez-vous compte que Colombes-Gennevilliers représentaient 72% de voix communistes et Colombes presque 50. Je ne pouvais pas être élue sociologiquement dans une circonscription comme celle-là. C’est le général de Gaulle et en particulier à Gennevilliers où nous avons fait une belle majorité. Jamais depuis cela ne s’est représenté. Gennevilliers, depuis 1936, était toujours une commune très communiste.
Les élections législatives de 1951, quel souvenir avez-vous gardé de cette élection-là ?
Extrêmement désagréable parce que je crois que cela a été un des plus mauvais moments de la IVe République. Il y avait à ce moment-là, et dans des milieux auxquels on ne se serait pas attendu, presque une haine du général de Gaulle. J’ai vraiment gardé un très mauvais souvenir de ces élections.
Vous avez participé au choix des candidats, vous avez eu un rôle dans ces élections ?
Pas en 1951.
En dehors du général de Gaulle, quels étaient vos autres contacts avec les dirigeants du RPF ?
Je dois dire que je n’ai pas toujours eu des contacts très faciles avec eux. Les dirigeants du RPF qui avaient eu la chance pour plusieurs d’entre eux de travailler très directement auprès du général de Gaulle avaient mis comme une barrière autour d’eux. Les personnes qui n’avaient pas été dans l’entourage immédiat du général de Gaulle, ils n’admettaient pas qu’on puisse l’approcher, se recommander de lui. Il y avait une jalousie assez féroce. Il y avait une espèce de tour d’ivoire dans laquelle ils se mettaient et le reste du monde n’avait pas tellement accès auprès d’eux.
Vous avez eu des contacts en particulier avec Jacques Soustelle ?
Oui beaucoup. Quand je parle des dirigeants, je parle plutôt des dirigeants administratifs du RPF pas des élus. Par exemple, j’ai été très intime avec Soustelle, comme d’ailleurs avec Michel Debré pendant longtemps, à un moment où Soustelle n’avait pas pris cette position en Algérie, parce qu’alors là je ne l’ai pas du tout suivie, mais j’étais très liée avec Soustelle, c’était un homme ouvert, intelligent, qui aimait beaucoup le Général. Je n’ai jamais compris comment il avait pu tourner de cette manière-là.
Vous aviez l’occasion de participer aux Assises du RPF ?
Oui, à toutes.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappée dans ces grandes réunions ?
Ce qui m’a frappée c’est cette allure de grand-messe qu’on a essayé de reconstituer après mais on n’est jamais arrivé au degré d’enthousiasme et de débordements affectifs pour le Général qu’on trouvait dans les Assises.
Vous avez accompagné le Général dans des voyages ?
Non. Je suis allée à des Assises en province mais je ne l’ai jamais accompagné.
Concernant l’Action ouvrière du RPF, les idées de capital-travail, l’idée de participation. Comment vous définissiez-vous par rapport à ces idées ?
J’étais assez favorable. Je pense qu’à ce moment-là, on n’avait pas encore réfléchi d’une façon peut-être suffisante. Je n’étais pas une exaltée comme Debû-Bridel ou comme Valon, ou même comme Capitant, encore que j’ai beaucoup apprécié tout ce que Capitant a pu écrire sur ce sujet. Mais je pense que l’idée de participation, si elle avait été mise en œuvre plus tôt, aurait évité beaucoup d’incidents par la suite. A quoi revient-on maintenant ? On appelle cela la concertation, mais c’est la participation. Je pense que dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, le général de Gaulle a été précurseur et démocrate. A l’heure actuelle, lorsqu’on parle de concertation, on ne parle pas véritablement de participation, évidemment : participation aux bénéfices surtout, on n’en parle pas. Mais concertation avec le personnel, avec les entreprises par exemple, ça a été une des premières idées qui ait été lancée dans le cadre de la participation. Je pense que si on l’avait fait à cette époque, on aurait beaucoup évolué et nous aurions évité beaucoup d’incidents sociaux.
Pour le Général c’était un chemin qui se situait entre le chemin des communistes et le chemin ultra libéral d’un certain capitalisme ?
Absolument. Mais c’était une voie nouvelle de rapports entre les différents éléments de la société.
Avez-vous eu l’occasion de défendre au Conseil de la République ou au Sénat des projets qui allaient dans ce sens ?
Oui, ça m’est arrivé. J’ai été rapporteur des conventions collectives, de la médiation et je n’ai pas développé un projet de participation à cet égard, mais je me suis inspirée dans mes rapports de cette idée de l’entente préalable entre les travailleurs et les employeurs.
Sur les questions qui se rapportent à l’Union française. D’une part avec les questions d’Indochine et un peu après avec les questions d’Afrique du Nord. Sur l’Indochine, vous souvenez-vous du comportement du groupe RPF ? Etaient-ils proches du général de Gaulle ?
En matière d’Union française, au Conseil de la République, il faut reconnaître que le groupe était assez réactionnaire. Nous avons toujours pris des positions très colonialistes. Lorsque je vous ai parlé tout à l’heure d’une autorisation que j’avais demandé à Michel Debré pour un texte de loi, il s’agissait précisément d’une loi qui concernait une liberté plus grande pour les territoires d’outre-mer. Tout le groupe était contre ; il n’y a que Michelet, moi-même et trois ou quatre autres qui avons voté pour. Il y avait dans le groupe un certain nombre de représentants blancs d’outre-mer qui avaient, disons, un esprit très colonialiste. Ce n’était pas du tout la position du général de Gaulle. Il faut se rappeler du discours de Brazzaville tout de même. Dans ce discours, il y avait le germe de toute la politique qu’il a adopté à l’égard de la France d’outre-mer. Quant à l’Algérie, moi qui y suis née, je pense que le général de Gaulle a toujours eu l’idée que nous ne pourrions pas garder l’Algérie. IL en avait l’idée, il a essayé de rattraper comme il pouvait, de raccrocher comme il pouvait et il est certain que s’il n’y avait pas eu l’OAS et tous les excès, la séparation avec l’Algérie ne se serait pas faite dans les conditions où elle s’est faite. Le général de Gaulle avait l’idée d’une association avec l’Algérie en donnant à celle-ci une grande autonomie. Peut-être que je traduis son sentiment à ma manière.
Vous avez eu l’occasion d’en parler avec lui ?
Oui, j’en ai parlé avec lui et j’en ai beaucoup parlé avec Michelet qui à ce moment-là s’occupait beaucoup du problème algérien. Nous savions que son idée était que nous ne pourrions pas conserver l’Algérie dans l’état où elle était à cette époque-là.
C’est à partir de quand ? Au début, on considère que les positions du général de Gaulle sont un peu complexes ?
Oh vous savez, assez tôt. Lorsqu’il est revenu au pouvoir en 1958, j’ai eu une fois l’occasion de lui en parler et j’ai bien senti qu’il n’avait pas d’illusions, qu’il ferait tout ce qu’il pourrait – et je crois que si on l’avait laissé faire, que s’il n’y avait pas eu les résistances qu’on a rencontrées en Algérie, on aurait pu conserver avec l’Algérie de bonnes relations. On en a conservé de très bonnes avec le Maroc, avec la Tunisie. Je me rappelle avoir fait la campagne de Christian Fouchet en 1955, je crois ou 1956. Christian Fouchet m’avait demandé de l’aider. Je me rappelle qu’à ce moment-là, Fouchet avait fait une partie de sa campagne sur le thème : nous avons rendu sa liberté à la Tunisie et jamais une goutte de sang n’a été versée. C’est vrai. Le général de Gaulle était d’accord là-dessus. Vous allez me dire que c’est Mendès qui a fait l’opération, mais Fouchet ne l’a pas faite sans l’accord du général de Gaulle, vous pensez bien.
Je voudrais qu’on s’attarde un peu sur la question de l’Algérie, parce que vous y êtes née, parce que vous connaissez bien le problème ?
Parce que j’en ai beaucoup souffert. Je dois dire qu’après les accords d’Evian, j’étais à ce moment-là à l’Assemblée nationale et tout le groupe a défilé pour prendre la parole et gentiment, ils m’ont dit : vous qui êtes née en Algérie, qui avez des attaches avec l’Algérie, c’est vous qui parlerez au nom du groupe. Cela ne m’était pas particulièrement facile parce qu’il y avait dans les tribunes des tas de gens qui étaient mes amis algériens qui n’étaient pas du tout de mon avis sur le plan politique, qui n’étaient du tout pour les accords d’Evian et qui m’auraient bien fusillée si ils avaient pu le faire. Je l’ai fait parce que je pensais que le général de Gaulle avait choisi la bonne voie. Le malheur c’est qu’il l’a choisie à un moment où il y a eu cette horrible affaire de l’OAS, où il y a eu, je ne veux pas dire la trahison parce que je crois qu’il était de bonne foi, Soustelle, mais il s’est laissé complètement embobiné par les gros colons d’Algérie et il a tourné casaque et au lieu d’être le représentant du général de Gaulle cherchant à apaiser la situation, il a pris une position qui était l’inverse de celle du général de Gaulle.
Dès 1954 –1955, vous avez pensé que seul le général de Gaulle pourrait apporter une solution à la question d’Algérie ?
Oui. Je pensais qu’à ce moment-là c’était possible. Notez qu’on avait loupé, et je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, ce qui aurait pu sauver la situation. C’était par exemple accorder en 1945 – et je pense que le général de Gaulle ne l’a pas fait parce qu’il a eu beaucoup de représentants de l’Algérie qui faisaient opposition – aux anciens combattants algériens le droit de vote. Ils s’étaient battus pour nous, ils avaient été blessés, ils étaient morts. Il fallait leur marquer une reconnaissance et commencer à faire l’intégration algérienne en donnant le droit de vote aux anciens combattants. On aurait évité les événements sanglants du 8 mai 1945 et beaucoup d’autres choses. Cela n’a pas été fait. Il y a eu 1954 qui a été affreux mais on pouvait encore rattraper les choses mais la position des Français d’Algérie s’était tellement durcie que je ne sais pas comment on aurait pu le faire. Et puis le général de Gaulle disait aussi quelque chose qui est tout à fait vrai. C’est que parler d’assimilation comme on le faisait à ce moment-là, c’était extrêmement difficile. Il y avait un million d’Algériens, un million de Français en Algérie et dix millions de musulmans. Il y a actuellement à peu près 25 millions de musulmans. On ne peut pas parler d’assimilation dans ces conditions. Je crois que la politique d’association qu’avait envisagée le général de Gaulle était une politique sage.
Comprenez-vous la déception de certains qui avaient mal compris ou mal entendu ce que le général de Gaulle leur disait ?
La déception de Michel Debré surtout. Michel Debré était un homme passionné. Il s’était complètement donné à l’Algérie française et je crois qu’il était difficile de le faire changer d’avis. Moi, j’ai beaucoup travaillé à cette époque-là avec Michelet. Il était, si vous voulez, le contre-feu de Michel Debré dans l’entourage du général de Gaulle. Il m’a toujours confirmé dans mon idée que le général de Gaulle savait qu’on ne garderait pas l’Algérie et que ce qu’il devait faire c’était d’empêcher les événements les plus graves. Or, il n’en a pas été maître à partir de l’OAS.
Pour revenir à notre question du RPF, à partir de quel moment avez-vous senti que le Rassemblement était dans l’impasse ?
Pour vous dire franchement ma pensée, je crois que c’est à partir du moment où les querelles d’hommes ont commencé. Il y a eu des luttes de pouvoir, des luttes d’influence dans le RPF et cela a contribué à arrêter son rayonnement.
Quelle a été votre position à partir de ce moment-là ?
Cela a été de rester attachée à la personne du général de Gaulle. Je vais vous dire quelque chose qui va vous scandaliser mais pour moi le gaullisme est mort avec le général de Gaulle. C’est vrai qu’il reste quelques grandes lignes de force, quelques grandes orientations politiques, mais le génie du général de Gaulle c’était son pragmatisme, c’était son adaptation à l’événement, c’était sa réaction immédiate à l’événement et cela personne ne peut actuellement préjuger de ce qu’il ferait en telle ou telle circonstance. Quand on me parle de gaullisme, je veux bien. Je suis évidemment plus attachée à certains descendants de l’esprit gaulliste qu’à d’autres mais je n’y crois plus. Je pense que le gaullisme est mort avec le Général parce que le gaullisme c’était le génie du Général. Il a laissé des consignes d’orientation mais personne ne peut vraiment dire, je suis le descendant du général de Gaulle parce que personne ne peut savoir ce que ferait le Général en telle ou telle circonstance. Je ne veux pas vous scandaliser.
Au total, pour vous, l’expérience du RPF a-t-elle été, on l’a dit parfois, un échec ou au contraire a-t-elle permis de mettre en place des réseaux…
Cela n’a pas été un échec du tout. Cela a répondu, à un moment donné et dans des circonstances données, à un besoin, à des aspirations. Cela a permis de canaliser des forces et d’aller de l’avant. Les choses après ont été moins bien, se sont gâtées mais le RPF a vraiment été la consécration d’un élan populaire qui avait besoin d’être canalisé, à ce moment-là, dans un ensemble, dans une force vive générale.
Espériez-vous un retour plus rapide du général de Gaulle ?
Oui. Mais au fur et à mesure que le temps passait, on se rendait bien compte que cela devenait très difficile. Il a fallu l’affaire d’Algérie et toutes les inconséquences de l’époque pour qu’on recommence à se dire qu’il fallait aller le chercher.
À partir de quel moment avez-vous senti que cette idée se développait ?
D’abord, nous savions très bien que des gens comme Chaban, comme Michel Debré et quelques autres, travaillaient incognito à cela. Mais on a bien vu que la situation devenait tellement pourrie qu’on ne pouvait pas faire autrement. D’ailleurs des gens comme Pflimlin, comme René Coty se sont rendus tout de suite à l’évidence et ils n’ont pas insisté. Ils sont allés eux-mêmes chercher le Général et pourtant ils n’étaient pas particulièrement gaullistes.
En 1958, on retrouve ceux qui, comme vous avaient œuvré au RPF, c’est une suite logique ?
Bien sûr.
En 1958, vous êtes élue député UNR de la Seine. Est-ce que l’UNR est une autre forme du RPF ?
Partiellement. Il n’y avait pas à l’UNR le même élan populaire qu’au RPF. Au RPF, ce qui était remarquable, c’est qu’il y avait une majorité d’éléments populaires. Des gens qui votaient communiste et qui étaient au RPF, parce qu’ils votaient pour de Gaulle. Ils étaient attachés à la personne du général de Gaulle, ils reconnaissaient ce qu’il avait fait, ses vues prospectives et ils étaient là. On n’a plus jamais retrouvé cette ferveur populaire, ni à l’UNR (on en a quand même conservé quelques-uns), ni après au RPR. On n’a pas retrouvé cet ensemble populaire qui est quand même la base de la France et qui actuellement votera aussi bien Front national que communiste parce qu’elle proteste alors qu’elle avait trouvé son homme dans le général de Gaulle. Vous savez quand on a vécu cette période du gaullisme, après on trouve que tout est fade. Cela n’est plus la même chose. Bien sûr, on fait son travail avec conscience et quelquefois avec confiance (rarement d’ailleurs) mais on n’est plus dans la même atmosphère, dans ce même sentiment d’unanimité qu’on retrouvait à l’époque.
Après son retour en 1958, avez-vous l’occasion de revoir le général de Gaulle, de l’approcher directement ?
Je l’ai revu une fois ou deux mais les événements s’emballaient très vite et j’ai eu beaucoup moins l’occasion de le revoir et de militer.
J’ai peur de n’avoir pas répondu à votre attente parce que d’abord, je ne suis pas très orthodoxe, ensuite je n’ai pas été de l’entourage immédiat du général de Gaulle. J’ai eu le privilège de le rencontrer un certain nombre de fois, de bénéficier de sa gentillesse car il a toujours été avec moi extrêmement gentil, extrêmement cordial. Je me souviens que lorsque j’étais maire de Colombes, il est venu une fois à la Coupe de France de football. Il a eu toute sorte de mots gentils pour moi, il est venu après à la mairie. Ce sont des souvenirs qui me sont chers personnellement mais qui n’ont aucune signification pour vous sur le plan général.
Propos recueillis le 10 juin 1997