Philippe Barthelet a relevé dans les 4 volumes du Journal de Jean Galtier-Boissière les passages concernant le général de Gaulle. Nous en publions cette semaine la première partie consacrée à la période 1940-1945.
LES PASSAGES CONCERNANT LE GÉNÉRAL DE GAULLE
DANS LES 4 VOLUMES DU JOURNAL DE JEAN GALTIER-BOISSIÈRE
par Philippe Barthelet,
Écrivain et philosophe
Jean Galtier-Boissière (1891-1966) a fondé Le Crapouillot et écrit dans Le Canard enchaîné avec la même intention de dégonfler les bobards du style « superhéroïque » en vogue au lendemain de la Grande Guerre, une guerre qu’il avait faite dans les tranchées (Un hiver à Souchez, Du Lérot, 1998). Cette distance ironique fait de lui le meilleur mémorialiste de la décennie charnière du XXe siècle : ami du Tout-Paris des écrivains et des artistes, grand connaisseur du monde de la presse et du journalisme, les quatre volumes de son Journal (1940-1950) captent l’air du temps et épinglent au passage les hideurs des âmes, comme son père, le Dr Émile Galtier-Boissière, l’auteur du Larousse médical avait su exposer celles des corps.
Mon Journal pendant l’Occupation (1940-1944)
21 janvier 1941
« Bobards divers (notés tels quels) qui circulent dans les queues :
Le général de Gaulle a été tué dans un bombardement de Londres. Ses cendres ont été substituées par l’Intelligence Service à la dépouille du duc de Reichstadt et reposent désormais aux Invalides, à côté de celles de Napoléon ».
29 mai 1941
« Paul Simon raconte qu’en Bretagne le représentant du Maréchal, dans sa tournée officielle, a été partout accueilli aux cris de : « Vive de Gaulle ! »
1er septembre 1941
« Lorsque les collabos comparent les soldats de De Gaulle à l’armée de Condé, ils oublient simplement que les émigrés de 1789 avaient pris le parti de l’ennemi contre la France, alors que les émigrés de 1940 sont pour la France contre l’ennemi ».
30 septembre 1941
« Dîner chez les de Brunhoff, avec Philippe Lamour. (…) Lamour nous raconte les dessous du complot cagoulard, avec Pétain grand chef du mouvement ; et aussi une passionnante séance du Conseil supérieur de la guerre où fut présenté un projet du colonel de Gaulle sur la motorisation de l’armée, soutenu par Giraud et Prételat et barré par Pétain et Weygand ».
5 novembre 1941
« À Barbizon où nous avons été fêter le 75e anniversaire de ma mère, sous la neige. Ma sœur raconte : à Paris, un flic arrête dans la rue une dame à bicyclette et s’apprête à lui dresser contravention :
- C’est bien la peine, dit la dame, d’avoir un fils prisonnier et un autre chez de Gaulle !
- Oh ! alors, dit le flic, passez, madame ! »
16 novembre 1942
« En Algérie, la confusion est extrême ; le Maréchal désavoue Darlan qui n’a pas maintenu son ordre de défendre l’Afrique du Nord contre les Anglo-Américains. Mais Darlan déclare qu’il suit les directives de Pétain, actuellement prisonnier des Allemands et dans l’impossibilité de s’exprimer librement. De Gaulle désavoue Darlan. Quant à Giraud, il a été nommé commandant en chef par les Américains, puis par Darlan, tandis que Vichy le couvre d’insultes. Mais les pétainistes insinuent qu’il est d’accord avec le Maréchal, qui roule les Allemands !
Quelle salade !
Mon Journal depuis la Libération (1944-1945)
19 septembre 1944
Revu Z…, officier du service secret qui assurait la liaison Londres-Paris. Cet industriel israélite est devenu léniniste ; il déclare que la classe bourgeoise qui a failli à sa mission doit disparaître et réclame un premier abattage de deux cent mille têtes.
- En somme, lui dis-je, tu es pour les pogroms d’Aryens ?
Nous faisons un tour d’horizon :
- Que penses-tu du Général ?
- Il est stratosphérique ».
14 octobre 1944
« Discours du général de Gaulle qui prend position dans la question de l’épuration : “S’il est urgent de châtier les traîtres avérés, il ne convient pas de retrancher de la communauté française les hommes qui, par souci de la légalité, se sont égarés à la suite du Maréchal”.
Dans les carrières libérales, l’épuration, c’est la ruée des médiocres et des ratés qui tentent de défenestrer les “arrivés” ».
18 octobre 1944
À déjeuner, Léautaud nous raconte les potins de l’Institut. (…)
Mauriac avait proposé que de Gaulle fût élu d’office. Mais pressenti par le fils de l’écrivain qui appartient à son état-major, le Général a formellement refusé ».
24 octobre 1944
« Un second Grand Français (discours de Duclos, à Châteauroux) :
“À la tête de cette action, se trouve Maurice Thorez, ce grand Français qui, comme le général de Gaulle, fut qualifié par Vichy de traître et fauteur de désordre. En quittant l’armée, il enlevait non pas un soldat à la France, mais un prisonnier à la 5e colonne, qui lui réservait le sort que connut plus tard Gabriel Péri”.
Thorez, sur le même plan que de Gaulle, c’est tout de même un peu fort de café ».
8 novembre 1944
« Au cours d’un gala de la Résistance, à la Comédie-Française, est lu un poème de Claudel à la gloire du général de Gaulle… Mais le lendemain, de méchantes langues révèlent que le même académicien[1], poète, ambassadeur, et businessman, écrivit en 1942 le même poème – à quelques mots près – à la gloire du Maréchal :
Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras et qui n’a que vous et qui ressuscite à voix basse.
France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père ».
18 novembre 1944
« Justice expéditive.
Vingt fifis s’emparent dans sa prison du colonel Lelong qui commanda l’expédition contre le maquis des Glières et l’abattent dans un pré.
Il avait été gracié par de Gaulle ».
25 novembre 1944
« En mon absence, un type qui se dit étudiant et résistant propose d’un ton menaçant à ma secrétaire Lucienne un portrait du général de Gaulle du prix de 300 francs. C’est le modèle vendu partout 50 francs. Lucienne dit qu’elle m’en parlera. “Je vois ce que c’est, déclare le quêteur, vous n’auriez pas refusé le portrait de Pétain !” Lucienne s’étrangle de fureur et en oublie de dire à l’individu que le portrait du Maréchal n’a jamais figuré chez moi qu’aux cabinets ».
19 décembre 1944
« L’ex-commandant et pisse-copie tricolore Chack, lamentable avec sa face ravinée et ses fanons de vieux lézard, a demandé pardon à la Cour et s’est abaissé jusqu’à proposer d’écrire un livre à la gloire du général de Gaulle. Les jurés, écœurés, l’ont condamné à la peine capitale.
Cet officier de marine était le gendelettre type, pourri de vanité ».
28 décembre 1944
« À l’Assemblée consultative, violente attaque du mousquetaire socialiste Noguères contre le vénérable Jeanneney, ministre d’État, qu’il accuse véhémentement d’avoir étouffé, le 10 juillet 1940, un texte par lequel certains parlementaires s’élevaient contre l’étranglement de la République. “Il n’y a personne ici, s’écrie le général de Gaulle, ultra-conciliant, qui n’ait servi la Patrie et la République, mais, en 1940, on pouvait avoir des conceptions différentes sur le service de la Patrie ».
16 janvier 1945
« Je lui demande [à Jean Marin] si ce sont les Anglais, comme on le dit, qui ont fait gracier Béraud.
- Mais non, c’est de Gaulle tout seul, me dit-il ».
« À propos du procès de Maurras, qui va s’ouvrir à Lyon, Le Canard publie quelques coupures de ses articles :
“De Gaulle est un traître qui commande à l’écume du monde [10 janvier 1941]” ».
22 janvier 1945
« À sept heures du matin nous sommes réveillés par le bruit des équipes qui balaient la neige sur la place. Sur les trottoirs, masses profondes de sergents de ville et nuées de “poulets”.
C’est une cérémonie officielle à la Sorbonne. De Gaulle arrive en voiture fermée, mais ressort à pied, escorté par les professeurs en robe, et nous l’apercevons de loin dépassant tout le cortège de sa haute taille. La foule des étudiants l’acclame follement. Le Général avance, faisant un grand geste des deux bras, comme pour dire : “Eh bien, oui, me voilà ! Regardez-moi ! Que puis-je faire de plus pour vous ?”
Soudain la foule rompt les barrages : “Un discours ! Un discours !” crient les étudiants. On peut croire un instant que le géant va être étouffé. Mais, très calme, il monte dans sa voiture qui en démarrant manque d’écrabouiller un général de flics à képi argenté et gants blancs.
- Vive de Gaulle ! Vive de Gaulle !
23 janvier 1945
« Il faut savoir terminer une insurrection.
Discours de Thorez faisant complètement machine arrière, prônant le retour à la légalité, le désarmement des gardes patriotiques, l’effacement des comités de libération, alors que Duclos, dans son dernier discours, protestait véhémentement contre toute dissolution des milices armées.
Entre-temps, le général de Gaulle a fait le voyage à Moscou ».
31 janvier 1945
« Combat, dans son leader, reproche vivement à de Gaulle l’abandon des réformes de structure et la reprise de la diplomatie secrète : “Le mutisme de De Gaulle, la carence de ses ministres creusent toujours davantage le fossé qui nous sépare du gouvernement provisoire” ».
2 février 1945
« D… déclare : “De Gaulle avait le choix entre la révolution et la réconciliation. Il a choisi la réconciliation. Il se sépare donc de la Résistance et va faire passer sous son autorité la masse des maréchalistes repentis” ».
8 février 1945
« Me Isorni, lorsqu’il vint présenter le recours en grâce de Brasillach au Général, apporta une supplique apostillée par un certain nombre d’académiciens.
“Est-ce qu’Abel Hermant a signé ?” demanda simplement le Général.
Mauriac croyait avoir emporté la grâce du jeune romancier. Dans la soirée, apprenant l’imminence de l’exécution, il revint à la charge. Schumann le reçoit et l’intercepte : “N’insistez pas ! Le Général après votre visite a appris que Brasillach s’était rendu sur le front de l’Est pour encourager les volontaires de la L.V.F. à lutter contre nos amis russes. Le Général a décidé de reconsidérer la question. Il a prié et la voix d’En-Haut lui a signifié que justice soit faite…” »
5 mai 1945
« Jeanson voudrait écrire un article pour mettre en garde certains gaullistes qui veulent faire croire maintenant que toute la France était derrière le Général en juillet 1940. C’est minimiser le mérite aussi bien de De Gaulle qui se lança seul dans la grande aventure, que de la poignée d’hommes qui, les premiers, accoururent à son appel ».
3 juin 1945
« Le dernier mot (de la 5e colonne) :
Le Général : Charles le Temporaire ».
5 juin 1945
Michel de Brunhoff, qui a assisté à la conférence de presse sur les événements de Syrie, a été très impressionné par de Gaulle, son autorité, sa confiance en soi, son don de repartie et aussi sa causticité hautaine, à l’égard des correspondants étrangers.
Par exemple lorsqu’un journaliste lui a demandé s’il était vrai qu’il y eut une influence nazie en Moyen-Orient, il répondit :
“Quant aux influences allemandes, il est bien vrai qu’elles ont été profondes dans l’Orient qui en a été remué, et il en reste des vestiges. C’est ainsi que le 8 mai les premiers incidents qui ont eu lieu au Liban ont consisté dans un défilé de troupes palestiniennes, sous le commandement britannique, qui portaient des étendards à croix gammée à travers les rues de Beyrouth”.
Et quand un autre correspondant lui déclara qu’en Angleterre on trouvait trop sévère l’action des troupes françaises à Damas, le Général répliqua :
“Je ne fais pas de comparaisons qui, d’ailleurs, ne signifient rien. Nos troupes se sont défendues. Peut-être avez-vous entendu parler d’événements récents à Athènes ? Je crois qu’on s’est défendu là aussi. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’on ait été obligé de se trouver là, mais on s’y trouvait : on s’est défendu. On se trouvait à Damas, figurez-vous : on s’est défendu aussi économiquement que possible”.
Il est rare qu’un chef de gouvernement ait l’audace de “mettre les pieds dans le plat“ avec cette ironie vengeresse ».
9 juin 1945
Churchill, ou du moins le Colonial Office et les successeurs du colonel Lawrence ont repris dans le Moyen-Orient cette politique anglaise “traditionnelle” dont parlait Lloyd George à Clemenceau, au lendemain de l’autre Victoire. “La France ne sera pas toujours dans une conjoncture difficile, réplique de Gaulle, et ce n’est pas un bon placement que de l’humilier ».
20 juin 1945
« À l’Assemblée consultative.
Pierre Cot interpelle sur les événements de Syrie avec ce ton acerbe qui lui est particulier. De Gaulle se fâche et réplique avec dureté : “On dirait vraiment que la France ne pense qu’à se déchirer elle-même, si elle s’exprimait par votre bouche et par l’entremise de ceux qui vous ressemblent”.
Cot qui s’était posé comme successeur possible, suivant la tradition des interpellateurs d’avant-guerre, baisse le ton et reconnaît à la fin de son discours : “Nous avons encore besoin de vous voir à la tête de la France, monsieur le président du gouvernement” ».
23 juin 1945
« La politique de la grandeur.
Un Anglais déclare : “Votre Général veut courir le Grand Prix avec un âne !” »
5 juillet 1945
« D’après Fabre-Luce, Pétain et de Gaulle incarnaient des vertus opposées dont la France a eu simultanément besoin. Plus tard, il ne faudra retenir que les services rendus : “Ce sacrifice d’un vieillard à la Patrie, la foi d’un jeune général à la victoire”. Nommons donc de Gaulle maréchal, “puis roulons ensemble deux maréchaux dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts” ».
20 juillet 1945
« Le “meunier-poète” Léon Boureau, dit “Marius de Kéroza”, vend ses œuvres tricolores au coin des rues, en particulier un Salut au général de Gaulle qui se termine par les judicieux conseils suivants :
“Quand nous aurons, la victoire parfaite,
Refait la France avec son Parlement,
Qu’il ne soit plus celui de la défaite,
Où des oisifs siégeaient béatement
Fais-nous passer le vote obligatoire,
Sois pour la femme un humaniste adroit,
Pour être à fond doublement méritoire ;
Fais-nous régner la Justice et le Droit !” »
29 juillet 1945
« Légende pour Effel :
“De Gaulle a la tête dans les nuages et les pieds dans la m…” »
12 août 1945
« Pendant l’Occupation, combien de Français moyens étaient pour Pétain dans le présent et pour de Gaulle dans l’avenir ! »
1er septembre 1945
« Le colonel B… me raconte qu’il demanda au Grand Charles, à Londres, ce qu’il ferait après la guerre.
– J’écrirai, répondit le Général ».
[1] Erreur de fait de Galtier-Boissière : Claudel n’a été élu à l’Académie qu’en 1946 (mais il pouvait donner le sentiment d’y avoir été in æternum…)