DE GAULLE ÉTAIT L’ENNEMI DE LA FACILITÉ

par Marc Fosseux,
Président des Amis de la Fondation Charles de Gaulle

Pour éviter le cataclysme économique et financier qui menace l’économie, les États engagent des plans massifs qui vont se traduire par une envolée de la dépense et de la dette publiques. Pour la France, le deuxième projet de loi de finances rectificative qui sera présenté en Conseil des ministres cette semaine prévoit 100 milliards d’euros de dépenses supplémentaires conduisant à une augmentation parallèle de la dette. Celle-ci, qui fleurtait depuis plusieurs années avec les 100 % du produit intérieur brut, devrait monter à 115 % selon les prévisions gouvernementales. Des pronostics plus pessimistes considèrent que ce ratio sera dépassé.

Cette situation, inévitable vu la gravité de la crise, doit-elle pour autant nous réjouir ? Certains n’hésitent à justifier ce déséquilibre inédit des finances de l’État au nom de « l’idéal d’une France gaullienne » à laquelle nous aurions tourné le dos sous l’influence du dogme de l’équilibre budgétaire.

Je laisse de côté l’idée d’un prétendu dogme budgétaire à laquelle il est bien difficile de croire, la France se caractérisant depuis quatre décennies par une incapacité chronique à redresser ses finances publiques. Il me semble en revanche nécessaire de rétablir la vérité historique sur ce que furent la vision et la pratique du général de Gaulle en matière économique et financière.

Je m’appuie d’abord sur des propos à la fois imagés et très précis qu’il tient dans une allocation télévisée le 19 avril 1963, quelques jours après la fin de la fameuse grève des mineurs. Il est aisé de les relire dans Discours et messages (Pour l’effort 1962-1965) ou de les écouter grâce au site Paroles publiques de l’Institut national audiovisuel (https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00086/allocution-du-19-avril-1963.html).

Voici quelques extraits à méditer.

« L’État, qui a pour rôle et pour raison d’être de servir l’intérêt général, n’a pas droit au laisser-aller (…). Les sous et les crédits ne sauraient être alloués que si nous les possédons, si l’équilibre entre nos rémunérations et nos prix, nos achats et nos ventes, nos recettes et nos dépenses ne s’en trouve pas bouleversé, si notre pays ne tombe pas dans l’inflation, c’est-à-dire dans un désordre qui arrêterait l’expansion, ruinerait la masse des citoyens et mettrait notre existence à la merci de l’étranger (…). La République, pour être le progrès, ne peut être la facilité (…). Cette politique n’est pas aisée. L’univers abonde en sirènes qui nous chantent les douceurs du renoncement, à moins que, dépitées de nous voir insensibles à leur séduction, elles n’élèvent à notre égard un chœur bruyant d’invectives. Mais, sans outrecuidance, dans l’intérêt de tous comme dans le nôtre, notre navire suit sa ligne. Il n’y a aucune chance pour que, cédant à la facilité, nous laissons s’effacer la France ».

En ce qui concerne la facilité, la politique menée par le général de Gaulle et ses gouvernements vise à s’approcher le plus près possible de l’équilibre de nos finances, à l’intérieur et à l’extérieur. Les déséquilibres passagers nés de chocs externes (rapatriement d’un million de Français d’Algérie en 1962) ou internes (suites de Mai 1968) conduisent à chaque fois à prendre des mesures pour rétablir les nécessaires équilibres, afin d’assurer la stabilité propre à garantir la prospérité et de garantir l’indépendance économique et financière de la France. Cette approche rigoureuse des finances de l’État, qui ont été sur le moment critiquées par la plupart des partis, des syndicats ouvriers, agricoles et patronaux et même par une partie de l’opinion, n’empêche pas de Gaulle, dans le même temps, de défendre envers et contre tous des dépenses coûteuses, tout aussi critiquées, souvent par les mêmes d’ailleurs, qu’il considère stratégiques pour l’avenir du pays : la recherche, le nucléaire, le Concorde, le spatial, l’aménagement du territoire, la politique de coopération. Dans cette même allocution du 19 avril 1963, il salue les investissements prévus par le Plan qui permettent l’accroissement de l’expansion économique et l’amélioration du niveau de vie des Français. Dans son allocution du 28 décembre 1958 (Discours et messages, avec le renouveau, 1958-1962) où il annonce aux Français un très sévère plan de rigueur budgétaire qui sera à la source du miracle économique des années 60, il n’omet pas de dire : « Au point de vue des charges publiques, rien ne saurait être accepté qui aboutisse à l’inflation. Mais, en même temps, tout doit être fait pour poursuivre, et même pour accroître, les investissements qui commandent notre avenir, soit dans le domaine social : logements, écoles, hôpitaux, soit dans le domaine économique : énergie, équipement, communications ».

Ce souci de l’équilibre financier n’était en rien un dogme chez de Gaulle. Quand il faut faire face aux conséquences économiques des événements de mai 1968, dans des circonstances qui peuvent évoquer, à certains égards, celles que nous vivons, il réagit avec un grand pragmatisme. Si son gouvernement prend soin, à l’été 1968, d’accompagner la reprise au lieu de la briser, il prend ensuite des mesures appropriées pour revenir le plus rapidement possible à l’équilibre financier et monétaire. Ainsi de Gaulle déclare-t-il dans son allocution du 24 novembre 1968 (Discours et messages, vers le terme 1966-1969) : « Quand, au milieu de la concurrence mondiale, un pays – je parle du nôtre – qui était en état de croissante prospérité et qui disposait d’une des monnaies les plus fortes du monde, a cessé de travailler pendant des semaines et des semaines (…) ; quand, pour échapper à la mort par asphyxie, il a dû d’un seul coup imposer à son économie des charges salariales énormes, écraser son budget de dépenses soudainement accrues, épuiser son crédit en soutiens précipitamment prodigués aux entreprises devenues défaillantes, rien ne peut faire que ce pays-là, même s’il a su s’arrêter au bord du gouffre, retrouve aussitôt l’équilibre. Mais, jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvé, rien ne peut empêcher qu’il y ait, au-dedans et au-dehors, nombre de gens qui suspendent la confiance qu’ils avaient en lui et tâchent de faire passer leurs intérêts à eux avant l’intérêt public (…). Mais à côté de certains concurrents qui sont, eux, très actifs et en très bon ordre, le maintien de notre monnaie exige absolument que nous nous remettions, à tous égards et dans tous les domaines, en équilibre complet ».

En clair, si, à court terme, il est nécessaire et même souhaitable d’accepter un déséquilibre financier le temps de la reprise, une telle situation ne peut être prolongée au risque de miner la confiance dans la monnaie et le crédit (le général de Gaulle ayant exclu la dévaluation), et des mesures de redressement doivent être prises pour revenir à l’équilibre. Ce qui est fait à l’automne 1968 avec le vote d’un budget 1969 rigoureux, des mesures de contrôles des prix et des changes, la réduction de subventions aux entreprises nationalisées. Résultat : la France sera en situation d’équilibre et même d’excédent budgétaire sans discontinuité entre 1970 et 1973, situation plus jamais connue depuis.

Il y a près de quinze ans, l’ancien Premier ministre Édouard Balladur publiait une tribune intitulée « Laissez de Gaulle en paix ! ». Il n’avait pas complètement tort. Les circonstances sans aucun doute exceptionnelles que nous traversons nous obligeront à accepter de forts déséquilibres aux plans budgétaire et financier. Mais prétendre que, sur le long terme, le laisser-aller serait un retour à la pratique gaullienne est tout simplement un contresens historique.

Le 13 avril 2020

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