Nous abordons cette semaine le second volet du dossier consacré à la recherche scientifique et technique et à la manière dont le général de Gaulle en a fait une priorité nationale : « De Gaulle et la recherche scientifique : la recherche médicale ». Au sommaire :

  1. Robert Debré (1882-1978) une vocation française, par le professeur Patrice Debré
  2. Patrice Debré sur France Culture nous parle du professeur Robert Debré
  3. Compte-rendu de lecture des actes du colloque organisé par la Fondation Charles de Gaulle : De Gaulle et la médecine
  4. Allocution d’ouverture du général de Gaulle à l’occasion du 2e Congrès internationale de la responsabilité médicale à Versailles, 24 mai 1966
  5. Discours de clôture de Georges Pompidou à l’occasion du 2e Congrès international de la responsabilité médicale, à la Sorbonne, 27 mai 1966

DOSSIER « DE GAULLE ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE » (partie 2)

Robert Debré (1882-1978) une vocation française, par le professeur Patrice Debré, membre de l’Académie nationale de médecine
Ce texte est paru dans le Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, 2018, 202, n°3-4, 1221-1228, séance du 6 mai 2018

Robert Debré (1882-1978)

 Membre de l’Académie nationale de médecine (1933) et de l’Académie des Sciences (1961), Robert Debré fut un des principaux fondateurs de la Pédiatrie Française, le promoteur de la réforme hospitalo-universitaire (1958), le créateur du Centre international de l’enfance (1949), le récipiendaire d’un prix Nobel de la paix au titre de l’Unicef (1965). Il présidera l’Institut National d’Hygiène de 1946 à 1964, l’école de santé publique de Rennes (1960) et le Haut Comité contre l’alcoolisme (1954). Nous rapportons ici quelques éléments d’une vie guidée par l’honneur et la passion de servir. 

En 1933, année où il est nommé titulaire de la chaire de bactériologie à la faculté de médecine de Paris et chef de service à la clinique médicale infantile des Enfants Malade, Robert Debré est élu à l’Académie Nationale de Médecine et y est accueilli par Émile Roux et Marie Curie. Il est alors dans le parcours d’une carrière qui fera de lui le principal fondateur de l’école française de pédiatrie, le promoteur de la réforme hospitalo-universitaire, le récipiendaire d’un prix Nobel de la paix au titre de l’Unicef, le créateur du Centre international de l’enfance, le défenseur de la recherche biomédicale et de la santé publique, l’ambassadeur d’une solidarité française pour l’enfance déshéritée. Mais il aura également à assumer ses origines juives, en chef d’une famille qui associera à la médecine et à la science, la politique et l’art. Revisiter sa biographie [1-3], c’est aussi découvrir différents aspects de sa personnalité qui recoupent une partie de l’histoire médicale et de la société française du XXe siècle, mais aussi celle des préoccupations de l’Académie de Médecine dont il fut un membre particulièrement actif et qu’il présida.

Les racines juives

Le 3 décembre 1940 paraît dans « Paris Soir » un article qui met directement en cause Robert Debré et son appartenance à l’Académie de Médecine : « Des nominations aussi scandaleuses que celle du juif Debré à la chaire de bactériologie de la faculté de médecine étaient bien faites pour accéder aux honneurs… Avoir un juif…membre de l’Académie de médecine était le plus sûr moyen pour ces grandes boutiques de développer leurs affaires… ». Toute sa vie, Robert Debré allait ainsi avoir à assumer ses racines juives.

Robert Debré est né à Sedan le 7 décembre 1882 dans une famille de juifs alsaciens où dominait un double attachement à la religion et à la France, à laquelle les communautés juives d’Europe de l’Est avaient été intégrées à la fin du XVIIIe siècle.

Les Debré — déformation de Desprès par l’accent alsacien — sont originaires de Westhoffen dans le Bas-Rhin. Avec sa pipe et sa chope de bière, une tradition familiale rattachait son grand-père paternel au portrait du Rabin Red de l’ami Fritz, dans le célèbre roman d’Erckmann et Chatrian. Du côté de sa mère, née Trenel, la famille porte des noms de villages voisins de Metz, où elle s’était fixée depuis des générations, fière d’alliance bourgeoise avec des notables israélites. Simon Debré, le père de Robert Debré, avait opté pour la France après le traité de Francfort et, geste courageux, avait abandonné les siens et le village de Westhoffen, alors occupé par les allemands, pour gagner Paris et la liberté. De vocation et tradition religieuse, il intégra une école rabbinique que dirigeait le père de sa future femme. C’est à l’instruction de ce séminaire que Simon Debré dut son apprentissage de Rabbin.

Une fois ordonné, il fut désigné pour occuper le poste de Rabbin à Sedan, puis à partir de 1888, à Neuilly. Robert Debré passera dans cette banlieue parisienne la majeure partie de son enfance. Quelle influence un tel environnement eut-il sur la carrière du futur pédiatre ? L’essentiel est de dire que ce poids des pratiques religieuses s’arrêta aux portes du jardin de Neuilly et de la synagogue, mais les origines étaient là. Assurément athée, refusant ainsi l’héritage religieux, Robert

Debré devait cependant profondément intégrer le patriotisme familial et s’en faire une leçon de vie. L’horizon de l’enfance allait s’élargir avec la vie collégiale et l’univers de la différence qu’il allait connaître au lycée Janson-de-Sailly. Robert Debré y rencontra quelques un de ces fils de grands dignitaires républicains qui allaient être ses plus fidèles compagnons tels les Coulon ou les Ferry. La proximité des palais de la république fit sans doute plus pour le jeune lycéen que celle de la synagogue.

Par la suite, l’affaire Dreyfus, et, avec elle, la violence des paroles, des écrits, des pensées, la lutte pour la vérité, l’antisémitisme, frappèrent alors le jeune adolescent de plein fouet. C’est dans cet esprit, animé des idées socialistes que le petit groupe d’étudiants devait se laisser entraîner en quête d’un syndicaliste révolutionnaire vers le mouvement des Universités Populaires, et le monde ouvrier. Là, avec une série d’ouvriers typographes et ses compagnons de lycée, Robert Debré allait créer une imprimerie autogérée qui fut inauguré par Anatole France. Mais en même temps, cet engagement contestataires et généreux lui montra les limites de la révolution permanente et le conduisit à rechercher d’autres fondements et d’autres horizons que le syndicalisme. Robert Debré quitta le prolétariat pour la Sorbonne où le groupe d’étudiants qui l’avait suivi s’élargit avec l’arrivée de Jacques Maritain, philosophe humaniste et chantre de la démocratie chrétienne. Le futur pédiatre s’inscrivit en licence de lettre, mention philosophie. La Sorbonne, autant que l’affaire Dreyfus lui permis de rencontrer alors Lucien Lherr, un pionnier du socialisme, qui le présenta à Charles Péguy qui avait besoin de jeunes bataillons dreyfusards pour l’animation des « Cahiers de la Quinzaine » dans la modeste boutique du 8 rue de la Sorbonne. Le poète, militant socialiste libertaire, qui luttait contre la servitude de la misère, eut une profonde influence sur Robert Debré. « J’ai souvent pensé à lui dans les moments difficiles » disait-il. N’est-ce pas spontanément vers Péguy qu’il se dirigea lors de la déclaration de guerre de 1914 ? Mais malgré l’admiration qu’il avait pour le poète, et sa sensibilité pour la philosophie et sans doute aussi l’engagement politique, Robert Debré devait décider d’une autre carrière et quitter la Sorbonne pour des études médicales.

Les premiers pas en Médecine

Lorsque Robert Debré s’inscrivit en Faculté, l’École Française de Médecine comptait parmi les meilleures du monde. Elle était cependant plus tournée vers l’observation clinique que la thérapeutique qui n’avait alors que peu de moyen. Dès sa seconde année d’études Robert Debré devait fréquenter un hôpital d’enfant, l’hôpital Trousseau où il allait devenir externe, interne, puis directeur de laboratoire. Ce fut sans doute un premier déclic, il comprit que la pédiatrie, qui n’existait pas vraiment encore, permettait d’observer le développement du petit homme, de l’enfance à l’âge adulte, de s’intéresser aux relations entre mère et enfant, de découvrir un monde inconnu de nouvelles maladies héréditaires. L’internat permet à Robert Debré de parfaire sa formation de futur pédiatre auprès de prestigieux maîtres. Il fut l’interne d’Antoine Marfan, qui avait imposé les premiers box d’isolement d’enfants nés de mères tuberculeuses. Marfan dirigeait alors le service de pédiatrie de l’hôpital des Enfants Malades, alors fera le premier hôpital pédiatrique du monde, car, pour la plupart des hôpitaux, enfants et adultes étaient hospitalisés dans les mêmes salles communes. Ce médecin avait pris la direction du service de Diphtérie en même temps qu’il avait organisé la première consultation de nourrissons. Mais Debré ne se contenta pas de semestre de clinique. Contrastant avec la biologie hospitalière naissante, l’anatomie pathologique était à l’heure une discipline médicale en pleine essor. Le jeune interne apprit à Boucicaut les gestes rapides de l’autopsie. Robert Debré devait compléter sa formation chez Arnold Netter à Trousseau. Ce dernier avait été l’un des fondateurs de l’hygiène moderne qu’il avait apprise puis enseigné sous l’autorité d’Adrien Proust, le père de l’écrivain.

Il fut un des premiers à souligner à Robert Debré l’importance de la biologie hospitalière dont il pensait qu’elle devait impérativement compléter l’examen clinique des petits malades. C’est au cours de ces années d’apprentissage qu’il rencontra Jeanne Debat-Ponsan, une des premières femmes reçues à l’internat des hôpitaux de Paris, qu’il devait épouser le 4 août 1908. Ils eurent trois enfants : Michel né en 1912, Claude en 1913 et Olivier en 1920. Jeanne Debat-Ponsan était la fille d’Edouard Debat-Ponsan, peintre en vogue pour ses portraits mondains et allégories historiques, en même temps que ses paysages de campagne. A la suite de critiques des médias sur un de ses tableaux, sorte de manifeste proDreyfusard, le peintre s’était établit en Touraine, et c’est ainsi que Robert Debré, fréquenta la région. Il prit plaisir à ces séjours tourangeaux, pédiatre au pays de Fidèle Bretonneau, à la découverte de la médecine de campagne.

La guerre de 1914-18 vint rompre ses premières années de vie professionnelle et familiale. Ce fut la Somme, Verdun, les champs de bataille dans une ambulance de campagne, ou encore les laboratoires de Bactériologie de l’arrière. Et puis aussi un soir sous les obus, passé avec Robert Proust à la rencontre imaginée de son frère Marcel. La guerre finie, de novembre 1918 à juillet 1919, Robert Debré est affecté à la mission militaire et administrative d’Alsace, dont la section médicale est alors dirigée par Edouard Rist. Il y prend la direction de l’institut d’hygiène et enseigne la bactériologie au point d’avoir l’honneur de faire la première leçon médicale en français à l’université de Strasbourg libéré. Cependant, malgré les propositions du Doyen Weiss qui lui propose la chaire de Bactériologie et les succès de ses premiers travaux (un premier cas de Pasteurellose humaine), Debré opte pour la médecine clinique et décide de regagner Paris pour entamer un nouveau plan de sa carrière.

La Pédiatrie

Reçu en 1921, à 39 ans, médecin des hôpitaux, Il deviendra cette année-là chef de service à l’hôpital Bretonneau, puis dans les années 30 à l’hôpital Herold et enfin aux Enfants Malades. La Pédiatrie, alors prise « à bras le corps », devait lui faire fonder peu à peu une véritable école en regroupant autour de lui une équipe de jeunes pédiatres ambitieux auxquels imposait son exigence, sa volonté de travail, et sur lesquels il exerçait une forte influence. Jean Bernard, Maurice Lamy, Julien Marie,

Schapira, Royer, Thieffry, Brissaud, Soulié, Minkowsky, Semelaigne, Triboulet, Ribadeau-Dumas, Lelong, Robert Broca et bien d’autres encore, seront de ceux-là.

Il ne s’agissait pas de se limiter aux soins et enseignements au lit du malade. Son parcours en biologie lui montrait que le microscope appartenait aussi au diagnostic et la prise en charge des maladies de l’enfant. C’est ainsi qu’il introduisit les sciences biologiques à l’hôpital, génétique, embryologie, biochimie, biophysique. Chaque semaine Robert Debré se rendait à l’institut Pasteur, pensant important de rencontrer les plus grands chercheurs ; Il y connût Charles et Maurice Nicole, ainsi qu’Albert Calmette dont il devait fréquenter les laboratoires et se lier de grande amitié. C’est là qu’il rencontra aussi Gaston Ramon, l’inventeur de l’anatoxine, qui devint un de ses proches.

Dès les années 1920, Il s’intéressera à de nombreux champs de la Pédiatrie : aux méningites, à leurs traitements et prévention, à la rougeole et sa résistance, à la scarlatine et sa prévention par sérothérapie, à l’endocardite maligne, à la tuberculose, à la gonococcie, à la grippe, à la fièvre typhoïde, à la pasteurellose humaine, à la périarthrite noueuse, à la varicelle, aux oreillons, à l’amibiase, à la mélitococcie, à la sporotrichose, aux infections anaérobies… toutes infections auxquelles il s’attaque par des recherches épidémiologiques, bactériologiques et surtout immunologiques. Mais aussi, il décrit le diabète ourlien, l’asthme infantile, la phénolémie et phénolurie, les bronchiectasies infantiles, la pachyhémorragie du nourrisson, les convulsions de l’enfant, l’acrodynie, l’acidose du nouveau-né. Il étudie l’hématopoïèse, décrit des formes atypiques de leucémies et polyglobulies de l’enfant, analyse les groupes sanguins que Landsteiner a récemment décrits. Il s’intéresse aux malformations congénitales, à la maladie de Hirschsprung, à l’ictère hémolytique familial, à la maladie d’Addison, ou encore à l’hygiène dans les salles d’hôpital, à la tuberculose du cobaye au contact des tuberculeux, aussi bien que l’épuration des eaux usagées où aux œuvres de placement des tout-petits. Il court d’un sujet à l’autre, d’une thématique à l’autre. Il s’intéresse à tout ce qui touche l’enfant et l’enfance. Il publie, et il publie beaucoup. Son école acquit une renommée qui dépasse vite les frontières. Plus tardivement il s’intéressera à de nouvelles affections dont il fera la première description telle la maladie des griffes du chat, dont l’agent, une bartenellose ne fut identifié qu’en 1989, ou d’autres qui porteront son nom tel le syndrome de Toni Debré Fanconi, tubulopathie héréditaire, le syndrome de Debré Fibiger, désordre hormonal atteignant la croissance, l’état sexuel et l’élimination de sel, ou d’autres troubles hormonaux atteignant la thyroïde, syndrome de Debré Semelaigne avec pseudo-hypertrophie musculaire, ou détruisant l’hypophyse, syndrome de Debré Julien Marie, avec nanisme. La clinique des Enfants Malades deviendra ainsi un véritable Institut innovant, où la clinique associe les laboratoires. C’est grâce à lui que l’hôpital des Enfants malades sera le creuset de la biologie et de la génétique moléculaires. Robert Debré choisissait délibérément des personnes qui puissent faire le pont entre la clinique et la recherche. Dans un projet de modernisation de la médecine et du système de santé français, qu’il avait déjà élaboré pendant la guerre de 39-45, il insistait sur le fait que cette indispensable modernisation biologique ne pouvait se faire en dehors de la clinique. Toutes les disciplines de la pédiatrie sont présentes : Maladies Infectieuses, Endocrinologie métabolisme, Neurologie, Néphrologie, Génétique, Périnatalologie…. Les plus grands noms de la médecine d’enfant du monde, l’italien Guido de Toni, le Suisse Guido Fanconi, l’américain Charles Janneway, entre autres, s’y succéderont. En même temps Robert Debré promeut la pédiatrie internationale en parcourant le monde.

La politique publique

L’après-guerre 39-45 verra naître ses grandes actions de politique publique nationale et internationale En 1946 il participe à la création du Fonds des Nations Unis FISE/UNlCEF à l’enfance, et à ce titre, fut l’une des trois personnes désignées pour recevoir le prix Nobel de la paix en 1965. Avec l’aide du gouvernement français et la participation de l’Organisation Mondiale de la Santé, il crée en 1949 le « Centre international de l’Enfance », destiné à former à la pédiatrie sociale les futurs cadres de la santé publique des pays gravement touchés par la guerre ou en voie de développement. Le centre s’installera au Château de Lonchamp. Il travaillera au sein de cet organisme sur le BCG avec René Dubos de l’Institut Rockefeller. Au début de 1946, Robert Debré est nommé à la présidence du conseil d’administration de l’Institut National d’Hygiène, futur INSERM, qu’il présidera jusqu’en 1964. Il supervisera la mise en place d’un « comité d’études sanitaires de la Sécurité sociale » destiné à financer la recherche médicale et, notamment, l’Institut. En 1958 le général De Gaulle lui confie la réforme hospitalo-universitaire qui aboutira au temps plein, à la double appartenance, et à la création des Centres Hospitalo-Universitaires (CHU). La réforme de la médecine se concrétise par 3 Ordonnances et 1 décret en date des 11 et 30 décembre 1958, relatifs à la création des CHU, à la réforme de l’enseignement médical et au développement de la recherche médicale. Elle instaure la fusion de la faculté de médecine et de la clinique au sein de CHU et crée un corps de professeurs hospitaliers et universitaires plein temps (PU-PH), qui devront assurer, au moins en théorie, la triple fonction de soins, d’enseignement et de recherche. La période est historique car elle se situe entre la IVème République finissante et la Vème dont la constitution a été votée mais qui n’a pas encore de Président. La quasi-totalité des textes seront élaboré par un Comité Interministériel présidé par Robert Debré. Michel Debré, nommé premier ministre en janvier 1959 apportera toute sa détermination pour appliquer l’œuvre de son père. Malgré les réticences de certains, et les difficultés de mettre en place une telle innovation, cette réforme essentielle, devaient faire rentrer le système hospitalier et les Facultés de Médecine français dans l’ère moderne. Mais Robert Debré souhaitait une intégration plus grande avec la Recherche. En 1960, la réforme est complétée par un décret qui prévoit de réserver, dans chaque CHU, des surfaces pour la recherche. En 1973, il concluait ainsi un colloque à Rouen sur la Santé Publique : « Vous ne pouvez pas entrainer vers une discipline ou une carrière l’élite de vos jeunes, s’il n’y a pas l’appât de la recherche. Vous le savez, la curiosité de la recherche, le goût de la recherche, constitue un moteur d’une très grande puissance pour les esprits éveillés » [4].

Homme de santé publique, Il participe à la création de l’école de santé publique de Rennes dont il fut le premier président du conseil d’administration en 1960, s’intéresse à la pédiatrie sociale, à la protection maternelle et infantile, à la démographie, et aux fléaux sociaux : Pendant plus de 20 ans, il présidera le Haut Comité d’information et de lutte contre l’alcoolisme où il avait été nommé en 1954 par Pierre Mendes France.

Les honneurs consacrent son œuvre : Il est élu Membre de l’Académie des sciences le 27 février 1961 (section de médecine et chirurgie ; en 1976, section de biologie humaine et sciences médicales). Un hôpital dans le 19e arrondissement de Paris (l’hôpital Robert Debré), porte son nom, ainsi que le CHU de Reims, le pôle enfant du CHU d’Angers, l’hôpital d’Amboise (Indre-et-Loire), et le grand amphithéâtre de la Faculté de Médecine et Pharmacie de Poitiers. Mais le meilleur hommage est ailleurs : il est dans la vision qu’il insuffla en créant les structures médicales, de santé publique, et à l’international qui ont profondément modifié la Médecine Française.

Robert Debré a parcouru tous les champs, toutes les dimensions, tous les disciples de la pédiatrie, et de la médecine tout court. Médecin, enseignant, chercheur mais homme de politique publique, il a influencé de nombreuses générations de médecins, scientifiques et administrateurs. Lorsqu’il s’est éteint à 96 ans, le regard tourné encore vers le futur, la lumière sur le cadran solaire de sa propriété de Touraine indiquait : Chaque heure apporte une espérance.

[1] Patrice Debré, Robert Debré, une vocation française, édition Odile Jacob, Paris, 2018.

[2] Patrice Debré, Robert Debré et le rayonnement de la Médecine française, le Centre International de l’enfance (1949-1997). Des archives à l’histoire, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

[3] Robert Debré, L’honneur de vivre, Stock-Hermann, Paris, 1974.

[4] Gremy F (dir) La Réforme Debré un tiers de siècle après, actes du colloque de Caen des 9 et 10 décembre 1996, éditions de l’Ecole Nationale de santé publique, Rennes, 1999.

Pour en savoir plus, écoutez l’entretien avec Patrice Debré, à l’occasion de la parution de son ouvrage Robert Debré, une vocation française (Odile Jacob) sur France Culture : https://www.franceculture.fr/oeuvre/robert-debre-une-vocation-francaise

Note de lecture de Picard Jean-François. Sous la direction de : Larcan Alain, Lemaire Jean-François, De Gaulle et la médecine, collection « les empêcheurs de penser en rond ». Paris, Synthélabo éd., 1995, 264 p . In : Sciences sociales et santé. Volume 14, n°2, 1996. pp. 119-124
https://www.persee.fr/doc/sosan_0294-0337_1996_num_14_2_1763

Ce livre propose les actes d’un colloque sur le général de Gaulle et la médecine, organisé par la Fondation Charles-de-Gaulle, sous la présidence de Pierre Messmer, ainsi que deux notices : « Les médecins de la France libre » et des « Éléments d’une pathobiographie de Charles de Gaulle ». On le sait, l’action politique de de Gaulle, président du Gouvernement provisoire à la libération puis premier président de la Ve République, fut déterminante, d’abord dans l’organisation de l’appareil de santé publique français, avec la création de la sécurité sociale en 1945, puis avec la réforme du système hospitalier et l’organisation d’un dispositif moderne d’enseignement et de recherche médicales à partir de 1958.

L’intérêt de ce colloque, tenu à l’hôpital du Val-de-Grâce le 16 novembre 1994, est d’avoir réuni des grands témoins de cette histoire, principalement médecins, aux côtés d’un certain nombre de chercheurs en sciences sociales et de susciter des débats qui n’eurent parfois rien d’académiques.

Pour présenter la relation du général de Gaulle avec le dispositif de santé publique et avec la médecine, l’historienne Claire Andrieu (université Paris I) rappelle les linéaments d’une pensée économique et sociale qui n’ont rien du cheminement un peu simpliste présenté parfois. Ainsi, l’historienne cite une lettre de 1937 où celui qui n’est encore que le colonel de Gaulle exprime sa conviction que les questions de « gros sous » (les rapports à l’argent dans la société) s’arrangeraient vite si quelque chose pouvait rapprocher moralement les français, un quelque chose qui soit plus dans l’air du temps que la charité chrétienne et plus français que le nazisme allemand ou le communisme soviétique. Survient la guerre et l’épopée de la France combattante, c’est semble-t-il à Londres en 1941 que le chef de la France libre prend parti pour une politique sociale audacieuse qui devra réduire les tensions de la lutte des classes dans la France de l’après-guerre. En 1943 à Alger, de Gaulle prévient : « S’il existe encore des bastilles, qu’elles s’apprêtent de bon gré à ouvrir leurs portes… », un discours qui n’a pas pour fonction d’en appeler à la révolution sociale souligne Andrieu, mais qui est destiné à retremper les énergies dans un élan jacobin victorieux auquel on devra un programme de réformes sociales et économiques élaboré par le Conseil National de la

Résistance. On connaît ses axes : la création de la Sécurité sociale, les grandes nationalisations et le projet, avorté, d’association des travailleurs à la gestion des entreprises.

Sur la Sécurité sociale, le colloque du Val-de-Grâce présente l’intérêt d’avoir donné la parole à deux des principaux protagonistes : Pierre Laroque et Jean-Marcel Jeanneney. Pierre Laroque évoque l’acte fondateur du système français moderne de redistribution sociale que constituent les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, dont il est l’auteur. Celles-ci avaient, dit-il, un caractère de nécessité qui doit moins au rôle du général de Gaulle qu’à l’équilibre des forces politiques et sociales dans la France de la Libération. Ce terme de « sécurité sociale », que Laroque ne se souvient pas avoir entendu dans la bouche du général, apparaît officiellement pour la première fois dans le décret du 9 septembre 1944 qui nomme les membres du premier gouvernement de la France libérée, notamment Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. La Caisse nationale est créée sous les auspices du ministère du Travail — et pas sous celui de la Santé — car l’idée de Laroque est d’en confier la gestion aux bénéficiaires, c’est-à-dire aux travailleurs et à leurs syndicats. Cette décision fonde le fameux paritarisme que nous connaissons aujourd’hui. Vingt ans plus tard, un autre ministre du général de Gaulle, Jean-Marcel Jeanneney entreprendra de modifier le dispositif pour l’élargir. J-M. Jeanneney rappelle les circonstances de sa nomination à un grand ministère des Affaires sociales, c’est-à-dire par le rapprochement des administrations de la Santé et du Travail dans un même portefeuille. En 1967, l’ambition des pouvoirs publics est d’étendre la couverture de l’assurance maladie à l’ensemble de la population, ce qui est opéré par le truchement du déplafonnement des cotisations, par souci d’équité, et par la création de caisses distinctes destinées à répartir les responsabilités, pour la vieillesse, la maladie, les allocations familiales, etc. Cette réforme, J-M. Jeanneney sait bien qu’elle a « désolé » P. Laroque — l’interpellé parle pour sa part de « démolition !» — et il en reconnaît l’échec. Les partenaires sociaux n’ayant pas voulu, ou su, prendre leurs responsabilités, l’État a dû se substituer à eux, constate le ministre des Affaires sociales, pour aboutir finalement aux résultats financiers désastreux d’aujourd’hui, dont on sait qu’ils pèsent désormais sur les finances publiques.

Dans son intervention, l’économiste Béatrice Majnoni d’Intignano (université de Paris XII) propose une explication de cette dérive, avec toute la séduction de l’explication économico-historique. En réalité, le système français a pâti, dès ses débuts, d’un véritable « Yalta social» avance Majnoni, un compromis boiteux entre les deux types de légitimité qui fondent toute politique sociale partout dans le monde, le système Bismarck et le système Beveridge. Le premier, c’est le dispositif allemand d’assurance professionnelle qui assure d’abord la sécurité des travailleurs, il est l’œuvre d’un capitalisme social, ou d’un socialisme d’État, mis en œuvre dans l’Allemagne bismarckienne dès la fin du XIXe siècle. Le second est à peine moins ancien ; d’origine britannique, il fonde les droits sociaux sur des attributs de la citoyenneté et non d’une profession, c’està- dire sous forme d’un dispositif d’assistance étendu, en principe, à l’ensemble d’une population. Son achèvement en Angleterre en 1942, sous forme d’un plan conçu par William Beveridge, un professeur de la London school of économie and political sciences, fonde non seulement le Welfare state (l’État-providence), mais semble avoir aussi inspiré Laroque et de Gaulle. Cependant, et ce fut vraisemblablement une erreur, lors de sa mise en place dans la France de la Libération, la Sécurité sociale n’a pas su choisir entre une légitimité professionnelle (le paritarisme) ou une légitimité nationale (l’étatisation), d’où l’installation d’une « prétendue démocratie sociale », dénoncée par Majnoni, dans laquelle les syndicats se sont avérés plus préoccupés des intérêts du corps médical que de ceux des assurés. Le colloque montre d’ailleurs l’ambiguïté des positions du corps médical lors des débats de 1945, Jean-Claude Sournia et Maurice Tubiana rappelant la position de leur maître, le professeur Robert Debré, évidemment favorable à la Sécurité sociale, mais non moins soucieux de préserver le caractère libéral de la profession médicale.

À côté du général de Gaulle, le professeur Robert Debré est en effet la seconde figure historique évoquée dans le colloque du Val-de-Grâce. Ce qui n’est que justice compte tenu de son rôle essentiel dans la modernisation de la médecine française au XXe siècle. Dès l’ouverture du colloque, le professeur Jean Bernard qui fut son élève rappelait l’importance donnée à la réforme de l’enseignement et de la recherche médicale dans la toute nouvelle Ve République, du fait notamment du général de Gaulle et de son premier Premier ministre, Michel Debré, le fils du grand médecin.

Incontestablement la recherche médicale est une priorité de la nouvelle administration scientifique mise en place en 1959. C’est notamment la tâche d’un comité des Sages (Comité consultatif de la recherche scientifique et technique) qui comprenait, entre autres, « deux biologistes », en réalité deux médecins, Raymond Latarjet et Jean Bernard. Le professeur

Latarjet a raconté le choix des premières actions concertées lancées par le CCRST :«(…) Il y avait des sujets grandioses, espace, conversion de l’énergie, cancer,… J’avais proposé biologie moléculaire et j’avais rédigé un rapport dans lequel je m’étais beaucoup inspiré d’un rapport du pasteurien André Lwoff. Mais le général de Gaulle déclare lors de la première réunion du comité : « Messieurs, vous pensez, que de la part d’un général on soit spécialement intéressé par les grands projets spectaculaires. Mais au fond de moi-même je me demande si cette mystérieuse biologie moléculaire, à laquelle d’ailleurs je ne comprends rien (!), n’est pas plus riche de développements futurs… » et le CCRST décide d’inscrire la biologie moléculaire en numéro un » conclut Latarjet. Le Général était-il si ignorant qu’il voulait le dire de la modernisation médicale, ou plutôt de la rencontre de la biologie et de la médecine, à laquelle on assistait alors partout dans le monde ? La lecture d’un de ses discours permet d’en douter : « L’évolution contemporaine pose de nouveaux problèmes à la conscience du médecin, aussi bien à son savoir qu’à son intuition » dit-il lors d’une manifestation organisée au château de Versailles pour célébrer l’anniversaire du Conseil national de l’Ordre des médecins à l’instigation de son président, R. de Vernejoul. Or, cette modernisation de la médecine ne s’était, elle-même, pas opérée sans brusquer la routine, souligne le professeur Bernard qui, chargé d’annoncer au directeur de l’Institut national d’hygiène la nouvelle des grands programmes de recherche et des nouveaux moyens qui les accompagnent, s’entend répondre : « (mais) que vais-je faire de tout cet argent-là ? ». En réalité, on sait ce qu’il en est advenu. Entre autres, la transformation, en 1964, de l’INH en INSERM rappelée par l’un de ses responsables, l’ancien ministre de la Santé Raymond Marcellin, ou l’installation du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) évoquée par le professeur Maurice Tubiana.

La cinquième République n’a pas fait qu’installer la médecine scientifique dans ses murs, elle a vu l’aboutissement de la réforme de l’enseignement médical avec les ordonnances Debré de 1958. C’est l’histoire qu’évoque le professeur Jean-François Cier en citant les travaux du sociologue, H. Jamous, publiés il y a quelques années au CNRS. Dès la Libération il semble que le Général ait été séduit par l’exceptionnelle personnalité du professeur Debré. Dans la Résistance, ce grand pédiatre, responsable du service de l’hôpital des Enfants malades à Paris, avait commencé à décrire ce que devrait être l’organisation d’un enseignement médical moderne autour de la trilogie soins-enseignement-recherche. Le plan Debré devint l’un des éléments du projet de modernisation dans la France de 1945, mais sans suite immédiate. En réalité, la réforme hospitalière et plus particulièrement l’instauration du plein temps médical a eu, aussi, d’autres origines, rappelle Jean Dausset, entre autres celui d’un groupe de médecins radicaux, dont il faisait partie avec son confrère Guy Vermeil, réuni à l’instigation de Pierre Mendès France et du ministre de l’Éducation nationale René Billières en 1956. Mais, il existe d’autres antécédents : une réforme de l’Assistance publique de Paris dès le début des années 1950, pour ne pas remonter à des réalisations plus lointaines tels les plans du recteur Gustave Roussy avant-guerre ou l’organisation de l’hôpital militaire du Val de Grâce, signalée par le médecin inspecteur Bazot. Il reste qu’il faut attendre qu’en 1958 Robert Debré saisisse l’opportunité d’une période d’exception, les ordonnances avant le référendum constitutionnel, pour passer un véritable « contrat de mariage » entre l’administration de la Santé et celle de l’Enseignement supérieur. Par la fusion de l’hôpital et de la faculté de médecine, les ordonnances Debré donneront les Centres hospitaliers universitaires. Les témoignages donnés lors du colloque rappellent l’incroyable résistance du corps médical, mais aussi, et cela est plus neuf, les limites rencontrées par la réforme du fait des rivalités entre administrations. Le professeur Vermeil rappelait que l’instauration du plein temps à l’hôpital déclenchait l’ire des mandarins contre les « jeunes turcs » (et leur patron) accusés de « vouloir faire périr l’élite » ou d’être les « naufrageurs de toutes les grandes traditions françaises ». Mais finalement ce sont moins les réactions du corps médical que des rivalités entre la Santé et l’Enseignement supérieur qui ont limité les effets de la réforme souligne le professeur Cier. Le partage des dépenses n’a été qu’imparfaitement résolu : « C’était d’ailleurs un problème difficile, par exemple les besoins hospitaliers en radiologues et en anesthésistes étaient en général bien supérieurs à ceux exigés par les services de l’enseignement alors que la situation inverse prévalait pour certaines disciplines dites fondamentales, comme l’embryologie ou l’anatomie. » Certes la mise en place du double traitement a facilité l’intégration des enseignants à l’hôpital, mais en nombre insuffisant et on peut parler d’un échec de la clinique. En définitive, c’est sans doute dans le domaine de la recherche biomédicale que les conséquences de l’ordonnance de décembre 1958 ont été les plus marquantes, pour ne pas dire les plus révolutionnaires.

La dernière partie du livre, plus commémorative, est consacrée aux relations personnelles de de Gaulle avec ses médecins, par exemple André Lichtwitz, un ancien des Forces Françaises Libres. Mais il n’est pas sûr que la pathobiographie du Général présentée par Pierre Bourget éclaire beaucoup la connaissance du personnage historique, sauf à admettre l’intérêt de signaler que des médecins ont voulu imputer à sa grande taille les causes de son décès (syndrome de Marfan ou rupture de l’aorte abdominale ?). À l’inverse de certains de ses successeurs, il est peu vraisemblable que ce président de la République là eût apprécié qu’un jour les historiens glosent, post mortem, sur son état de santé. Il reste que la relation officielle du général de Gaulle avec la médecine et avec la santé des Français, telle qu’elle a été présentée dans ce colloque, éclaire fort bien un point essentiel de notre histoire contemporaine.

Jean-François Picard
IHTP-CNRS

Allocution d’ouverture de général de Gaulle au 2e congrès international de la responsabilité médicale à Versailles, le 24 mai 1966

« Ayant entendu, Monsieur le Président, vos frappantes et émouvantes paroles, puis recueilli, mon cher Maître, l’admirable expression de votre pensée, j’adresse mon salut aux éminentes personnalités qui sont réunies ici, en Congrès international de la responsabilité médicale.

S’il ne pouvait y avoir, Messieurs, pour vos travaux de sujet plus élevé et plus complexe, aucun autre n’aurait, non plus revêtu un caractère aussi directement humain. D’abord, parce qu’il évoque les rapports nécessaires qui s’établissent, de personne à personne, entre le malade et le médecin et que ne remplacerait le fonctionnement d’aucune machine. Ensuite, pour cette raison qu’aujourd’hui c’est celui-là qui vous préoccupe vous-mêmes le plus profondément. Enfin, à cause de l’attention et, parfois, de l’inquiétude avec lesquelles nos frères les hommes sont portés à le considérer.

Sans doute, l’obligation fondamentale du médecin, n’a-t-elle pas changé de nature depuis le serment d’Hippocrate : « Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement ». Mais il est évident que l’évolution contemporaine pose des problèmes nouveaux à la conscience du médecin, aussi bien qu’à son savoir et à son intuition. Par-là s’étend et se complique la responsabilité de quelqu’un à qui son semblable confie ce qu’il est comme être vivant et ce qu’il peut devenir.

C’est le cas pour la responsabilité technique, puisque les moyens offerts au traitement médical et à l’intervention chirurgicale deviennent de plus en plus nombreux et de plus en plus puissants. C’est le cas pour la responsabilité morale, dès lors que s’accroît, non sans risques grandissants, la possibilité de diminuer la douleur, de remédier aux infirmités, de maintenir, ou, tout du moins, de prolonger la vie, voire même – qui sait ? –  de la transposer et, qu’en même temps, s’estompe la longue résignation, ou naturelle, ou stoïque, ou religieuse, de notre espèce devant la souffrance ou la mort. C’est le cas, enfin, pour la responsabilité sociale, à mesure que la collectivité publique prend à sa charge, préventivement ou curativement, le destin physique des personnes, en recourant, non seulement aux recherches poursuivies et aux soins donnés par les médecins, mais encore à leur jugement et souvent à leur décision.

Messieurs, l’intérêt que comporte votre Congrès procède donc, pour ce qui est des praticiens, des savants, des philosophes, ici rassemblés, de la préoccupation la plus haute et la plus justifiée et, quant à l’opinion publique, d’un souci latent et profond. C’est dire combien sincèrement je félicite l’ordre des Médecins français de l’avoir organisé, répondant ainsi à sa propre raison d’être, qui consiste précisément à aider chacun de ses membres, au long de sa vocation pour qu’il n’en exerce que mieux son droit et son devoir de discerner et de choisir lui-même.

En somme, tandis que le médecin assume sa responsabilité au milieu des conditions renouvelées des temps modernes, comment faire en sorte que la médecine continue d’être, comme Bacon le disait de l’art : « Un homme qui s’ajoute à la nature » et, comme le souhaitaient Napoléon et beaucoup d’autres : « L’expérience chez un homme supérieur » ? Voilà ce que vous allez étudier et préciser. Soyez assurés que des vœux innombrables accompagnent vos travaux. »

Allocution de clôture du 2e congrès de morale médicale de Georges Pompidou, Sorbonne, 27 mai 1966
 

Au moment de m’adresser à vous, je suis tenté, mesdames, messieurs, de me poser la question de Paul Valéry devant un congrès de chirurgiens : « Que leur dire qui touche à la médecine, puisque je ne suis pas médecin, et qui n’y touche pas, puisque ce sont des médecins ? » Pourtant, réflexion faite, il me semble qu’il y aurait beaucoup à exprimer de quelqu’un qui ose tenter de gouverner à vous qui luttez contre la souffrance et contre la mort.

Vous, médecins, nous, politiques, avons en effet choisi également de nous occuper des hommes. Vous comme nous prétendons le faire pour leur bien. « La médecine, disait Platon, est toute entière régie par le dieu Amour. » Que serait la politique, si elle n’était pas régie par la passion de l’humain ? C’est cette passion qui nous est commune et qui fait que nous n’exerçons pas un métier mais répondons à une vocation.

Ici m’apparaît une différence, au moins dans la démarche de nos pensées. L’intérêt que le médecin porte aux hommes s’applique à l’individu. « Le médecin est le défenseur naturel de l’individu », écrit le professeur Hamburger. Comment en serait-il autrement puisqu’il ne connaît que l’individu, puisque le groupe ne se manifeste au médecin que pour lui remettre la vie d’un de ses membres – à moins que ce ne soit quelquefois pour le gêner dans son action. La politique, à l’inverse, pense d’abord au groupe. C’est la collectivité qu’il prend en charge et dont il assume la responsabilité. « L’intérêt des individus revêt pour lui le nom d’intérêt particulier », et lui apparaît comme un obstacle à son action, obstacle jugé parfois scandaleux. Priorité de l’individu, c’est, nécessairement, la loi médicale. Priorité de la collectivité, c’est, nécessairement, la loi politique.

Regardons-y cependant de plus près. L’évolution de nos sociétés politiques a mis l’accent sur la défense de l’individu à l’intérieur du groupe et au besoin contre le groupe. De l’Habeas Corpus en passant par notre Déclaration des droits de l’Homme jusqu’à ces droits proclamés ou revendiqués aujourd’hui qui s’appellent droit au travail, aux loisirs, à la « sécurité », il n’est question que des droits de l’individu et les devoirs de la société envers lui éclipsent souvent dans la morale politique des démocraties les devoirs de l’individu envers la société. Notez à ce propos que Sécurité sociale ne veut pas dire sécurité de la société, mais sécurité dûe à l’individu par la société. Je ne poserai pas aujourd’hui la question qui parfois me hante, de savoir si ces obligations imposées à l’État moderne par les revendications de l’individu, en créant pour l’État des devoirs, n’accroissent pas sa puissance d’intervention au point de mettre en péril l’individu qu’elles prétendent protéger. Disons simplement que si la préoccupation naturelle de celui qui détient le pouvoir politique est et doit être l’intérêt général, il ne mérite et ne peut garder la confiance qui lui est faite qu’à condition d’avoir en lui-même assez d’imagination c’est-à-dire assez de cœur pour voir les hommes, les individus au travers de la collectivité, si en quelque sorte la forêt ne lui cache pas les arbres. Or une évolution parallèle quoiqu’en sens inverse, se marque dans le monde médical et des réunions comme celle-ci montrent que les médecins du monde entier sont conscients des problèmes que posent à leur profession ses progrès mêmes et leur incidence sur la vie de la Cité. Pour le médecin, comme pour la politique, et même s’ils partent de points de vue opposés, il s’agit finalement de concilier le respect de l’individu et les contraintes de la vie en société. Pour vous comme pour nous cette conciliation est question de conscience permanente au point que vos préoccupations recoupent les nôtres et que l’État ne peut se désintéresser de vos conclusions.

Comment des gouvernants pourraient-ils ignorer la médecine alors que celle-ci modifie tous les jours les bases de leur action et de leurs responsabilités ? À la fin du XVIIIe siècle en France, l’homme avait une espérance de vie d’environ trente ans, à l’heure actuelle elle est de l’ordre de 70 ans. Il n’est pas nécessaire d’insister sur les conséquences qu’entraînent d’un point de vue politique ces bouleversements de la démographie. Le nombre des citoyens, leur répartition par classe d’âge, et donc tout ce qui touche à l’instruction des jeunes, à l’activité des adultes, à la sécurité des vieillards, à la protection des êtres débiles ou handicapés, constituent autant de données imposées par la médecine aux États modernes. D’où la tentation que pourraient avoir certains États de soumettre la médecine à leurs volontés et de lui dicter ses devoirs. Mais pour nous, qui respectons l’Homme, nous avons choisi d’assumer les obligations que vous nous créez, et d’essayer de construire une société qui assure à tous les êtres la possibilité de développer leurs capacités, de construire leur bonheur, de vieillir dans la sécurité.

Il va de soi que les difficultés sont grandes. Les charges qui en résultent sont lourdes. L’assurance contre la maladie, que nous avons donnée en France à tous les citoyens, constitue pour la collectivité un poids considérable et pour l’État une préoccupation majeure. Le spectacle de continents entiers sous-alimentés et livrés aux endémies crée pour les nations prospères une responsabilité nouvelle, dont nous ne faisons que commencer d’avoir conscience. Là est sans doute le problème majeur du XXe siècle, celui de la solution duquel dépend l’avenir même de l’humanité et de la civilisation. Comment dès lors pourrions-nous ne pas nous tourner vers vous, ne pas vous demander de mesurer vos responsabilités vis-à-vis de la société politique, et d’admettre que la liberté de la médecine, à laquelle la France et son gouvernement sont profondément attachés, comporte en contrepartie une collaboration étroite et l’acceptation d’une déontologie sociale ?

En vérité, les moyens inimaginables que la science met aujourd’hui à sa disposition imposent au médecin des choix dont l’incidence morale et l’incidence sociale sont obsédantes. Faut-il sacrifier la mère ou l’enfant qui veut naître ? Faut-il mettre au monde l’enfant anormal ? Faut-il maintenir en vie des êtres condamnés à la souffrance, à l’infirmité ou à l’inconscience ? Que de questions et combien d’autres plus graves encore, quand les limites mêmes de la vie et de la mort se révèlent incertaines, quand la médecine peut modifier le comportement des hommes et presque leur nature et se demande si demain elle ne créera pas la vie. Le médecin moderne est le vrai Prométhée et peut-être déjà Zeus a-t-il commencé de prendre ombrage de sa puissance et de sa témérité. Certes, il n’y a là qu’un cas particulier d’une révolution scientifique générale qui multiplie démesurément les pouvoirs de l’homme. Mais ce qui en fait la particulière gravité, c’est, et nous voici revenus à mes réflexions premières, c’est que votre action s’exerce sur l’homme, modifie profondément les conditions de la vie sociale, familiale, individuelle et semble pouvoir atteindre même la personnalité du sujet dans ce qu’elle a d’unique et d’irremplaçable. Il n’est pas étonnant dès lors que les impatiences qui marquaient et marquent encore, s’agissant de fléaux comme hier la poliomyélite ou aujourd’hui le cancer, la pensée médicale irritée des limites auxquelles se heurte la volonté de guérir, il n’est pas étonnant, dis-je, que ces impatiences fassent progressivement une certaine place à l’interrogation, voire à l’inquiétude devant les possibilités qui se révèlent à vous. La découverte permanente de moyens nouveaux s’accompagne désormais de questions sur les conditions de leur utilisation et parfois de doutes sur le droit à cette utilisation.

Je n’ai pas, mesdames, messieurs, la prétention d’approfondir un tel sujet. Je me bornerai à formuler le souhait que l’ardeur scientifique qui anime la recherche médicale ne s’écarte à aucun moment du sens de la mesure et du sens de l’humain, qualités traditionnelles de votre noble profession, auxquelles il convient d’ajouter aujourd’hui le sens des responsabilités civiques. Tous vos débats d’ailleurs ont prouvé combien vous en étiez conscients. Qu’il me soit permis en terminant de me féliciter que vous ayez choisi Paris comme cadre de vos réflexions. Si Paris a ses caractéristiques propres parmi les grandes villes du monde, c’est je pense pour s’être créé et avoir sauvegardé à travers les évolutions de la société et les bouleversements de la technique une certaine conception du bonheur, c’est-à-dire une certaine conception de l’homme et de son destin terrestre. Puissiez-vous y avoir trouvé encouragement et motif d’optimisme pour votre propre combat au service des hommes.

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