LES DERNIERS JOURS DE PARIS D’ALEXANDER WERTH

Note de lecture par Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Il y a bien longtemps de cela, quand je vivais au Caire, j’avais déniché plusieurs livres qui avaient dû appartenir à la famille Boutros-Ghali, sympathisante de la France Libre. Pêle-mêle des brochures de propagande destinées à la Force X de l’Amiral Godfroy, restée à quai à Alexandrie (La Marine de la France Libre s’adresse à l’autre !) ; des numéros de France-Orient [1], dont le sommaire voit se côtoyer le jeune normalien Georges Gorse, professeur agrégé en poste en Égypte, avec Bernanos, Claudel, Paul Valéry, François Mauriac et quelques autres ; une plaquette commémorative [2] de la remise à Ismaïlia le 25 août 1940 du premier drapeau de la France Libre par le Baron de Benoist, Président du Comité National Français d’Égypte, à la Légion Française d’Orient, maigre détachement coiffé de casques britanniques, flanqué de quelques Spahis ; une Anthologie de Gaulle, publiée par Jean Gaulmier à Beyrouth en 1941 ; À travers le désastre, de Jacques Maritain, publié en 1941 à New-York aux éditions de la Maison Française ; Le crève-cœur d’Aragon, publié à Londres en 1942 aux éditions Horizon-La France Libre.

Dans cette pêche miraculeuse, il y avait également Les derniers jours de Paris, d’Alexander Werth, dans sa première édition originale [3] en français à Londres en juillet 1941 aux éditions Hamish Hamilton, achetée à la librairie Papyrus-Hachette, 10 Sharia Adly Pasha. Au hasard du rangement de ma bibliothèque, je viens de redécouvrir ce petit chef d’œuvre digne de L’étrange défaite de Marc Bloch, ou de 33 jours et Déposition de Léon Werth [4]. Alexander Werth est né avec le siècle à Saint-Pétersbourg. Sa famille émigre à Londres après la révolution bolchévique. À la fin des années 1920, il entame une carrière de journaliste et d’écrivain, et ce sont ses récits saisissants, La Russie en guerre, Moscou 1941, Stalingrad 1942, Leningrad 1943, La Russie sous Khrouchtchev, parmi tant d’autres, qui assurent encore sa notoriété cinquante ans après sa mort.

Mais ce spécialiste du monde russe a eu une première vie française, d’abord comme étudiant dès 1922, puis comme correspondant du Manchester Guardian dans les années 1930. Il a publié trois livres sur la France avant-guerre [5], dont il faut déplorer qu’ils n’aient jamais été traduits en français. C’est un amoureux meurtri de la France, qu’il quitte le 18 juin 1940 depuis Bordeaux, sur le SS Madura, où quelques Français ont pris place : Ève Curie, Henri Bernstein, Pierre Cot, la famille de Roland de Margerie, dont le fils entendra à bord l’Appel du 18 Juin. Julien Cain aussi, ancien administrateur de la Bibliothèque Nationale, qui se ravise toutefois quelques heures avant le départ : « À la dernière minute, ils avaient décidé, quoi qu’il dût leur arriver [6], de ne pas quitter leur patrie. Il y avait eu, parmi les Français, plusieurs crises de conscience analogues. » À bord, il commence à écrire Les derniers jours de Paris, en mettant en ordre les notes qu’il a saisies sur le vif : « Ceci n’est pas un livre de haute politique. La défaite de la France, la destruction par l’Allemagne nazie de la plus grande civilisation autonome du continent européen constituent un désastre tellement immense qu’il est impossible à l’heure actuelle d’en apprécier toute l’étendue. » C’est sans doute le seul témoignage qui mêle le récit à hauteur d’homme – car il vit avec les Français de toutes conditions, il les connaît et il les aime – et la « grande politique », car il est un journaliste reconnu, ce qui lui donne accès aux ministres, aux parlementaires influents, aux diplomates [7] et aux militaires de haut rang. Il les aura accompagnés de Paris à Tours, puis de Tours à Bordeaux. À la fois accablé et lucide, car depuis la conférence de Munich, il savait que la catastrophe était certaine. Il l’avait même écrit, sans être entendu. Il avait compris que le pacifisme composite – si brillamment disséqué par Jean-Louis Crémieux-Brilhac dans Les Français de 1940 [8] – avait sapé la furia francese : « Qu’est-ce qu’un Saint-Exupéry contre des milliers de Chautemps ? Le pacifisme n’a-t-il pas pourri les entrailles de l’âme française ? »

Il évoque à plusieurs reprises de Gaulle.  Le 21 mai, après l’investiture de Paul Reynaud, à une voix de majorité, il note : « Pauvre Reynaud – quelle succession il doit recueillir de la bande des Munichois ! Lui et le colonel de Gaulle préconisaient des Panzerdivisionen pour la France dès 1935. » Le 25 mai : « Le colonel de Gaulle, qui a écrit sur l’armée mécanisée ce livre si important dont j’ai rendu compte dans le journal lorsqu’il a paru en 1935, a dit-on, disparu. Daladier ne pouvait pas le sentir. Le général Giraud a été fait prisonnier par les Nazis. Sale histoire. Le général Billotte a été tué, non pas par une bombe, comme on l’avait annoncé d’abord mais dans un accident d’auto. » Il publiera quelques années avant de mourir, en 1966, une « biographie politique » de De Gaulle [9], d’ailleurs ignorée de ses biographes, traduite en espagnol et en italien, mais curieusement jamais en français.

Il émane de ces pages une beauté d’autant plus implacable qu’elle éclaire d’un dernier feu l’aboulie d’un grand pays qui roule vers la catastrophe, en le sachant peut-être, ce qui ajoute encore au tragique. Quelques lignes de Jean Chauvel dans Commentaire [10] sont de la même veine : « Jamais, en ces temps affreux, le sentiment du tragique ne s’installa en France. Il y eut une panique violente et courte, puis, l’échouage du navire étant constaté dans les formes régulières, une installation dans la vase. […] Jusqu’à l’armistice inclus, la France n’était pas engagée dans la guerre. Elle n’était pas non plus hostile à la guerre, ce qui eût été une autre façon de s’engager. Elle faisait docilement les gestes de la guerre, mais sans croire à la réalité de ces gestes ni de la guerre même. »

Dans sa traversée de Bordeaux à Liverpool, Alexander Werth ne cesse de penser au destin de ce pays qu’il aime, de ces Français qui l’amusent et l’irritent. Il nourrit pour eux une grande tendresse, avec une dilection particulière pour ces personnalités attachantes de la communauté russe réfugiée, dont cet « Oncle Pierre », à qui le livre est dédié. Depuis Munich, Alexander Werth avait senti le chaos qui allait s’abattre sur l’Europe, et dont le peuple juif allait être la grande victime. Dans la nuit du 2 juin, dans son appartement des quais de Seine, note-t-il dans son journal, il trompe son insomnie : « Je descends jouer des nocturnes de Chopin. Le 11e vous donne la sensation de la fin du monde. Déprimant. Je joue aussi quelques passages du IIe livre de Bach. Je me demande ce qu’est devenu Kagan, ce petit Juif de Varsovie, que je voyais il y a quelques années et qui jouait si bien la fugue numéro 16. Crève-t-il de faim ici ? Ou dans quelque immonde camp de travail de la « zone réservée » de Lublin ? Qui donc en ces temps-ci songerait à payer les petits Juifs qui savaient jouer du Bach ou du Chopin ? Tous les Heifetz, tous les Horowitz en herbe sont condamnés à la famine et à la mort. »

Hervé Gaymard

[1] Sauf erreur, la revue mensuelle France-Orient, d’une exceptionnelle qualité, n’a fait l’objet d’aucune étude exhaustive, qui serait pourtant la bienvenue. Elle était éditée depuis 1941 par la Bureau d’Information de la France Combattante aux Indes (Connaught Circus, New Delhi), dirigé par le lieutenant de vaisseau Robert Victor. Ses sommaires étaient organisés autour de trois parties : France Combattante, compte-rendu des combats et des positions exprimées par le Général de Gaulle ; Lettres Françaises, avec des extraits d’ouvrages de grands écrivains français ; France-Orient, partie consacrée à l’histoire et aux civilisations du Moyen-Orient et à l’Asie. Sont insérés d’émouvants cahiers de photographies représentant des paysages ou des monuments, comme dans les compartiments de la SNCF naguère, pour que les Français en exil se souviennent de leur pays avant qu’il ne soit sous la botte, et pour la libération duquel ils se battaient.

[2] Cette plaquette est dédicacée par le Baron de Benoist à Madame Neguib Boutros-Ghali Pasha, « En souvenir d’une belle journée de foi et d’espoir, en précieuse communion de pensée et de cœur avec des amis très fidèles. »

[3] La première édition en anglais date de septembre 1940, et la seconde de juin 1941. Après une première réédition aux éditions Slatkine, le livre est désormais disponible dans la collection Tempus des éditions Perrin, avec une préface inspirée du fils de l’auteur, l’historien Nicolas Werth, qui vient de publier un essai saisissant sur Les famines soviétiques (coll. Que sais-je ? PUF).

[4] Léon Werth (1878-1955), qui n’a aucun lien de parenté avec Alexander Werth, est l’auteur d’une œuvre abondante et variée. Connu comme l’ami de Saint-Exupéry qui lui dédia Le petit prince, ses récits de guerre ont été récemment redécouverts grâce à l’éditrice Viviane Hamy. Gaulliste dès 1940, il collabora à la revue Liberté de l’Esprit après la guerre.

[5] France in ferments, London Jarrods Limited, 1935 ; The Destiny of France, Hamish Hamilton,1937 ; France and Munich, before and after the surrender, Hamish Hamilton 1939. Après-guerre, seule La France depuis la guerre a été traduit chez Gallimard en 1957. Demeurent inédits en français : France 1940-1955, Readers Union, 1957 ; The de Gaulle Revolution, London R. Hale, 1960.

[6] Julien Cain embarque finalement sur le Massilia le 21 juin. Revenu en France, il est révoqué par Vichy de sa fonction d’Administrateur général de la Bibliothèque Nationale, qui nomme Bernard Faÿ, professeur au Collège de France, qui dérivera vers un antisémitisme et un collaborationnisme actif, objet d’un remarquable essai d’Antoine Compagnon (Le Cas Bernard Faÿ, du Collège de France à l’indignité nationale, Gallimard, 2009). Julien Cain est arrêté le 12 février 1941, accusé par les nazis d’être « intermédiaire du mouvement gaulliste », incarcéré à la Santé, puis au fort de Romainville, avant d’être déporté le 24 janvier 1944 à Buchenwald, dont il reviendra miraculeusement vivant.

[7] Dans l’irremplaçable et talentueux témoignage qu’est son Journal 1939-1940 (Grasset, 2010), Roland de Margerie note qu’il reçoit Alexander Werth le 12 mai 1940.

[8] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de 1940, deux volumes, Gallimard, 1990. Réédition Folio, 2020.

[9] De Gaulle, a political biography, Pelican, 1966.

[10] Jean Chauvel, Commentaire, de Vienne à Alger (1938-1944), Fayard, 1971.

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