QUESTIONS AUTOUR DE LA PANDÉMIE

par Claude Lion

La propagation du Covid-19 semble avoir pris de court nombre d’Etats dont la plupart n’ont eu d’autre choix que de décréter un confinement généralisé des populations pour éviter la saturation des hôpitaux, avec pour conséquence un arrêt prolongé des activités économiques estimées non essentielles. Tel a notamment été le cas de la France. La pandémie n’a pas encore été jugulée et ses conséquences multiples ne peuvent, à ce jour, être estimées. Pourtant, des questions viennent à l’esprit aussi bien quant à l’état de préparation du pays au moment de son déclenchement que quant à sa gestion et à ses implications futures. Il n’y a pas lieu ici de rechercher des responsabilités mais d’initier une réflexion sur ce que pourrait être un regard extérieur sur cette « crise », lorsque le moment sera venu.

S’interroger sur l’état de préparation de la France au moment où l’épidémie s’est diffusée dans le monde entier apparaît légitime au regard des conditions dans lesquelles la lutte contre la diffusion du virus s’est engagée. De même, les modalités de gestion de la pandémie soulèvent des questions quant aux moyens mis en œuvre et à leur fondement. Enfin, ces modalités apparaissent lourdes de conséquences tant au plan interne qu’international.

L’état de préparation de la France

Comme une grande majorité des Etats du monde, la France est confrontée à une « crise » provoquée par la diffusion d’un nouveau coronavirus. Une crise est une manifestation brutale et violente résultant d’un déséquilibre, d’une tension latente ou d’un état de pénurie. Elle est soudaine et porteuse d’incertitudes en raison des effets en cascade qu’elle induits. Si des causes peuvent être rétrospectivement identifiées, son déclenchement est généralement imprévisible et il demeure difficile de le prévenir. L’une des particularités des crises est qu’il reste malaisé de s’y préparer sauf, précisément à chercher à agir en amont sur les causes en corrigeant les déséquilibres ou en réduisant les tensions latentes. Une crise des finances publiques peut être évitée en corrigeant les dérives budgétaires. La régulation économique vise à prévenir le retour cyclique des dépressions. Dans le domaine international, une crise peut être jugulée avant d’en arriver aux extrêmes. Mais une crise éclate lorsque, précisément, de telles mesures ont été ignorées ou insuffisamment mises en œuvre. Le propre d’une crise est qu’on y est le plus souvent mal préparé.

A bien des égards, la pandémie présente les caractéristiques d’une crise. Elle est soudaine et porteuse d’incertitudes quant à ses effets. Au regard de la pénurie de masques et de gel hydro alcoolique, de la tension extrême que la diffusion de l’infection a entraînée sur le système hospitalier et des risques pesant sur les stocks de médicaments, il est manifeste que la France est confrontée à une crise sanitaire qu’elle n’était pas correctement préparée pour affronter. Sur le seul plan économique, l’arrêt total et quasi-simultané des activités estimées non indispensables, dans un grand nombre de pays, apparaît inédit et de nature à affecter durablement les économies des pays concernés, en particulier celle de la France.

Pour autant, la Pandémie n’est pas le résultat direct d’un déséquilibre, d’une tension latente ou d’un état de pénurie. Ce n’est pas la pénurie de masques qui a provoqué la pandémie mais la pandémie qui a mis en évidence la pénurie, notamment, de masques. On ne saurait imputer aux déséquilibres des échanges entre la Chine et le reste du monde la cause directe de la pandémie, tout au plus les conséquences sur la capacité des différents Etats concernés à lutter contre l’expansion du virus. A proprement parler, la pandémie n’est pas en elle-même le résultat d’une « crise ». En revanche, celle-ci risque de plonger les Etats qu’elle a frappés dans une « crise » multiforme et durable.

A bien des égards, et contrairement aux crises, le déclenchement d’une pandémie ne peut être prévenu par des mesures correctrices. Toutefois, le risque pandémique est devenu prévisible et les Etats peuvent s’efforcer de s’y préparer. Les épisodes du SRAS en 2003, du MERS-Cov en 2012, de l’épidémie d’Ebola en 2014-2016 avaient mis en évidence le risque du déclenchement d’une pandémie virale. A la suite du SRAS, des plans de lutte avaient été établis et la France s’était alors préparée au déclenchement d’une pandémie.

Si la date de l’émergence d’un nouveau virus et de sa diffusion ne peut être prévue, non plus que ses caractéristiques propres, les mesures à envisager pour l’organisation des pouvoirs publics pendant la durée de l’épidémie, pour la prise en charge des malades, pour la protection et le ravitaillement de la population, pour assurer autant que possible la poursuite de l’activité économique peuvent être prédéfinies. Des réserves de matériel et de médicaments peuvent être constituées. L’organisation du système de santé peut être adaptée pour mieux faire face au risque. Des dérogations temporaires aux règles de droit commun peuvent être prévues. Le propre d’une pandémie étant d’être d’extension mondiale, les conséquences éventuelles de celle-ci sur les approvisionnements et sur la circulation des personnes et des biens peuvent être prises en compte dans le plan élaboré.

Au vu des conditions dans lesquelles, la lutte contre l’épidémie de Covid-19 a été menée en France, il ne serait pas illégitime que, le moment venu, l’état de préparation de la France à la veille du déclenchement de la pandémie soit établi. La circonstance qu’un grand nombre de pays, voire une majorité d’entre eux, se soient retrouvés confrontés aux mêmes difficultés que la France ne délégitime pas les interrogations qui peuvent naître de l’apparente impréparation de celle-ci. Si, en pleine lutte contre le fléau, cette question est indéniablement de peu d’actualité, il conviendrait, le moment venu, qu’un état des lieux puisse établir quelle était la situation exacte à la veille du déclenchement de la pandémie.

La gestion de la pandémie

La lutte contre une pandémie fait appel aux techniques de la gestion des crises : mise en place de cellules de crise, mise en œuvre de pouvoirs de contrainte renforcés, adoption de mesures d’urgence pour faire face à la croissance exponentielle du nombre de malades et à la dégradation rapide de l’économie. L’examen des conditions de la gestion de la pandémie devrait nécessairement prolonger l’état des lieux précédent en vérifiant dans un premier temps si les modalités de gestion qui étaient prévues ont été mises en œuvre et, dans cette hypothèse, si elles étaient appropriées. Dans l’hypothèse inverse, il conviendrait d’examiner les écarts et d’en apprécier la portée aussi bien que la pertinence.

La première question qui se pose à cet égard est de savoir s’il existait un véritable pilote susceptible d’orchestrer l’ensemble du dispositif de gestion de crise et d’assurer la coordination des interventions de l’ensemble des acteurs concernés au sein de l’Etat (santé, intérieur, défense, affaires étrangères, économie, …) et hors de l’Etat avec les collectivités territoriales en particulier. Certains acteurs ont pointé l’absence de coordination et des défaillances dans le déploiement des mesures au plan local, notamment s’agissant de l’association de la médecine de ville et de l’hospitalisation privée. Les problématiques d’approvisionnement et de distribution des matériels et dispositifs médicaux, ainsi que de gestion des stocks de médicaments, mériteraient également un examen.

Une seconde catégorie de questions se rapporte à l’action des différents départements ministériels (intérieur, défense, justice, économie, affaires étrangères…) au cours de la période, tant pour mettre en œuvre les mesures adoptées au titre de la gestion de la pandémie que pour continuer à exercer leurs missions respectives. L’impact de la pandémie sur la continuité des services publics seraient à apprécier.

Une troisième catégorie de questions relève de la mise en place d’un état d’exception dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Le bilan de la gestion de la pandémie devrait nécessairement prendre en compte les dispositifs dérogatoires du droit commun adoptés et présenter leurs conditions de mise en œuvre, voire leurs résultats, dans un contexte de suspension ou de réduction des contrôles de l’exécutif.

Les conséquences incertaines de la pandémie

Une crise est généralement perçue comme passagère. Une fois surmontée, le cours des choses est appelé à reprendre, même si certaines de ses conséquences peuvent être durables. Si le sentiment que rien ne sera plus comme avant est fréquent au cœur d’une crise, ainsi que l’a montré la dernière crise financière, il est le plus souvent observé, comme dans cet exemple, que tout ou presque recommence comme avant.

La question de savoir si la pandémie suivra ce chemin de résilience reste ouverte. S’il s’avère qu’elle tient davantage de la catastrophe que de la crise, les conséquences risquent d’être plus lourdes et la résilience plus complexe.

Sur le plan des libertés publiques, des mesures coercitives ont dû être mises en œuvre pour infléchir le rythme de croissance du nombre de malades. Les sociétés humaines ont toujours adopté des mesures drastiques et coercitives pour tenter de contenir l’expansion des épidémies. Le fait que les pouvoirs publics recourent à de telles mesures n’est de ce point de vue guère surprenant. Ces mesures soulignent le fait que la technologie ne peut pas tout en présence d’une croissance exponentielle des contaminations et des cas graves, a fortiori lorsque l’état de préparation du pays est insuffisant. Peu de voix se sont élevées contre ces atteintes aux libertés individuelles jugées incontournables dans le cadre de la gestion de la pandémie. La question de leur prolongation au-delà de la pandémie risque toutefois de se poser.

Les Etats qui, notamment en Asie, ont le mieux fait face à l’épidémie, sont ceux qui avaient, par anticipation, adopté des mesures de traçage et de surveillance généralisée des mouvements de population au moyen des technologies les plus sophistiquées. Il est probable qu’après l’épidémie, des mesures de surveillance renforcée seront envisagées au nom du principe de précaution. Dès lors, les mesures de restrictions des libertés individuelles pourraient présenter un caractère durable au risque de remettre en cause la nature libérale de notre société.

Sur le plan économique, les effets du recul du PIB en termes d’emplois, de capacités productives et de finances publiques risquent d’être importants en France comme dans nombre de pays. L’économie mondiale connaitra-t-elle un rebond après la reprise de l’activité ? Mais quand celle-ci sera-t-elle possible si une seconde vague de l’épidémie se manifeste ? Certaines économies seront-elles plus affectées que d’autres ? Si cela semble probable, quelle sera alors le rang de la France dans la reprise attendue ? Autant de questions qui obèrent la perspective d’un retour à la situation antérieure.

S’agissant de la sphère publique, l’engagement de faire face aux conséquences de la pandémie, « quoi qu’il en coûte » ouvre une perspective vertigineuse pour les finances publiques de la France. Les politiques de soutien à l’économie, la promesse d’un plan d’investissement massif dans la santé, l’engagement implicite de revoir l’allocation des ressources aux services publics préemptent largement les capacités financières futures de l’Etat, de la sécurité sociale et des collectivités territoriales. Doit-on voir une crise des finances publiques se profiler derrière la pandémie ? Sans céder au catastrophisme, la question de la capacité de l’Etat à faire face à ses missions, notamment régaliennes se posera en tout état de cause de façon accrue par rapport à la situation qui prévalait avant la pandémie.

Si la pandémie a mis en évidence les conséquences dramatiques de la perte de souveraineté économique s’agissant des dispositifs médicaux et des médicaments, la capacité de la France, voire celle de l’Union européenne, à rétablir sa souveraineté en ce domaine constitue un défi majeur pour l’après-pandémie. Il est à craindre, à règles du commerce international constantes, que le chemin ne soit pas aisé. En conséquences, il serait prudent que l’Etat se réorganise de façon durable pour faire face à une éventuelle nouvelle pandémie. L’adoption d’un véritable plan de lutte en ce domaine devrait constituer un objectif essentiel des pouvoirs publics compte tenu du risque, voire de la probabilité, de l’émergence de nouvelles épidémies virales.

S’agissant de l’Union européenne, le financement massif de l’économie par la BCE, l’explosion de l’endettement public et la mise entre parenthèses des règles de l’union économique et monétaire constituent des dérogations aux Traités d’une ampleur inédite dont il est difficile d’apprécier les conséquences à moyen et long termes. La question de l’avenir de l’Union européenne se posera de façon accrue à l’issue de la pandémie. Les forces centrifuges du souverainisme et de la divergence des trajectoires économiques, notamment entre le Nord et le Sud, sortiront renforcées de l’épisode. Pour autant, la nécessité de politiques plus coopératives pourrait également se faire jour. En tout état de cause, le retour à la lettre des Traités apparaît différé pour longtemps et une crise institutionnelle, notamment au sein de la zone euro, n’est pas exclue. Dans cette perspective, la diplomatie française se trouverait aux avant-postes pour y faire face. Son issue dépendrait à la fois des orientations prises et des alliances que la France saurait nouer au sein de l’Union.

La diplomatie d’influence et la politique française en faveur du développement se trouveront également sous tension après la pandémie, comme elles l’auront été au cours du déroulement de celle-ci. Comme précédemment, mais de façon accrue, la France se trouvera en Afrique en concurrence avec d’autres acteurs, en particulier la Chine. La capacité qu’aura eu la France à poursuivre son aide aux pays les moins avancés et à continuer à marquer sa priorité en faveur de l’Afrique, en plein cœur de la pandémie, sera déterminante pour la poursuite de sa politique au-delà.

A titre individuel comme à titre collectif, la pandémie affectera profondément la société française. Bien des certitudes auront été remises en cause. Le regard rétrospectif qui pourra, le moment venu, être posé sur l’état initial de préparation de la France et le retour d’expérience sur la gestion de la « crise » seront indispensables pour mieux en apprécier les conséquences de moyen terme pour la France et les Français.

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