LE LIEUTENANT-COLONEL CHARLES DE GAULLE
Témoignage paru dans Espoir n°27 en 1979

par Jean Auburtin

Journaliste et écrivain politique, Jean Auburtin s’efforce, avant la guerre, de faire connaître les idées du colonel de Gaulle sur les armes blindées. Il devient membre de son cabinet à la fin du mois de mai 1940.

C’est au printemps de 1934 que je rencontrai, par hasard, chez un vieil ami de mon père, le colonel Emile Mayer, boulevard Beauséjour, le lieutenant-colonel Charles de Gaulle. Lorsque j’y vins, ce dimanche, en fin de matinée, il prenait congé d’un visiteur, à la haute taille, vêtu de noir. Les présentations à peine terminées, notre hôte le reconduisit à la porte du salon : je l’interrogeai aussitôt, sur sa personnalité. C’est un très brillant officier : il vient d’écrire un livre passionnant, sur l’Armée de métier ».

Amateur de paradoxe, après m’en avoir fait l’éloge, il en contestait les conclusions : partisan d’un budget militaire entièrement consacré à l’aviation, il ne croyait donc pas à l’efficacité des chars de combat. Docteur en Droit, attiré par les questions sociales, je ne m’intéressais guère aux problèmes militaires. J’acquis, cependant, le volume ainsi que le précédent, « le Fil de l’épée » paru en 1932. Je les lus avec avidité : j’adressai mes félicitations à l’auteur en lui disant mon intention d’en rendre compte dans la « Revue de l’Ecole des Sciences politiques » où je tenais rubrique.

Le 11 juin suivant, il vint me les dédicacer avec une cordiale spontanéité. Quelques semaines plus tard, l’article parut : je rendais hommage au style lapidaire, incisif, où les descriptions techniques s’exprimaient sous une forme imagée, parfois éblouissante. Du coup, j’adhérais à la conception de l’armée de métier, non sans l’assortir de certaines réserves. Je niais, notamment, que l’épée fût « l’axe du monde » et que le corps militaire est « l’expression la plus complète de l’esprit d’une société », rappelant qu’à mon avis, les grands courants spirituels avaient pesé d’un poids plus lourd sur l’évolution du monde que la force des armes.

Dans sa lettre de remerciements, le colonel de Gaulle m’écrivit « qu’il acceptait, sans protester aucunement, la haute leçon de la fin. Peut-être, attribuez-vous, ajoutait-il, à mon culte des armes une fureur exclusive qu’il n’a pas. Mais, c’est fort bien ainsi. Le monde est fait d’idées qui se compensent. Faute de cet équilibre, où irions-nous ? Il faut un frein d’autant plus fort que le char est plus rapide ». Tout de Gaulle tient, dans ces lignes : compréhension des idées d’autrui, nuances de sa propre pensée, envol vers l’universel.

L’ouvrage prophétique n’intéressa qu’un nombre restreint de lecteurs ; quant aux hautes autorités militaires, elles s’y montraient résolument hostiles. Dès le 15 juillet 1934, dans la « Revue des Deux Mondes » le Général Debeney, principal rédacteur des Lois de 1927-1928 sur notre Organisation militaire, explique que des obstacles tels que routes, clôtures et arbres, ravins profonds réduiraient vite les possibilités manœuvrières du Corps spécialisé. Il estime que ces divisions motorisées, on les fait et qu’avec l’adoption du service de deux ans, et l’augmentation du nombre des rengagés, un texte législatif est inutile. Il ajoute qu’il serait impossible de recruter les militaires de carrière requis. Soyons de notre époque, concluait-il, en saluant l’armée de métier dans les salles glorieuses au Musée des Invalides ».

Nous évoquions ensemble, quelque temps auparavant, ce problème qui lui tenait tant à cœur. Je l’entends encore me dire que la pâte militaire était lourde à soulever : il plaidait pourtant pour ses détracteurs, soldats comme lui. Et de développer ses arguments : « Ce n’est pas au militaire comme tel qu’il appartient de réformer le système en vigueur, même s’il n’est plus, suivant une de ses expressions, adéquat aux nécessités de l’heure. C’est au politique dans la plus haute acception du terme. Les grands corps constitués sont, en effet, par nature, conformistes. A cette époque, tous les professionnels de la Finance étaient hostiles à la « dévaluation » du franc que préconisait, seul ou à peu près, Paul Reynaud. L’Etat-major, le Conseil supérieur de la guerre, l’Ecole de Guerre peuplés de chefs glorieux qui s’étaient élevés aux plus hauts niveaux de la hiérarchie, dans le cadre d’une doctrine inentamée depuis 1918, comment, en dehors de rares cas isolés, pouvaient-ils admettre des conceptions aussi « révolutionnaires » ?

Pour étayer son argumentation, de Gaulle a recours à l’histoire : la France a connu, me disait-il, deux systèmes militaires accordés aux besoins de l’époque — conçus, discutés, imposés par des civils contre les militaires. L’un, « l’amalgame », a été, durant la période révolutionnaire, instauré par Carnot qui mérita ainsi son titre « d’organisateur de la victoire ». Et c’est Thiers qui, au lendemain de la défaite de 1870, a présidé à l’édification de la loi de 1872, malgré l’avis de la Commission militaire.

C’est, d’ailleurs, normal. Le chef de guerre doit gagner la bataille, avec le système militaire existant. Le politique, ministre de la guerre digne de ce nom, doit envisager la guerre future, donc proposer, s’il en est besoin, la modification de ce régime. Or, de cette urgence, le colonel de Gaulle m’avait aisément convaincu. Et, il avait décrit, dès janvier 1935, dans un article de la « Revue hebdomadaire » les modalités que devait revêtir le « Corps Spécialisé » : nombre de chars lourds, moyens et légers, recrutement des spécialistes, coût de l’opération, — 3 milliards — à répartir sur les exercices 1935-1940. Comme c’est moi qui, à la demande du Directeur de la Revue, devais initialement écrire l’article, de Gaulle a la délicatesse de m’adresser le manuscrit de cette « note technique » intitulée « Comment faire une armée de métier ? ».

Pouvait-on, en effet, estimer que la législation n’avait pas besoin d’être adaptée à la situation créée par l’accession de Hitler au pouvoir ? 1927-1928, c’était l’époque où, de l’aveu même de Foch, le désarmement de l’Allemagne était une réalité. En 1935, il n’était question que d’avions, de chars, de forces mécaniques, de divisions blindées. Il fallait donc, de toute évidence, remplacer un système aussi désaccordé aux circonstances. Mais, pour aboutir, fis-je observer à de Gaulle, il fallait un parlementaire qui dépose une proposition de loi en ce sens : le Gouvernement et ses conseillers militaires étaient hostiles à toute rénovation. Il me suggéra le nom de Paul Reynaud, bien qu’il soit en train, ajoutait-il avec une pointe d’humour, « de se dévaluer ».

Je le connaissais de longue date ; j’allai donc lui porter un exemplaire de « Vers l’Armée de métier » ainsi dédicacé « Hommage d’admiration et de sympathie et avec l’espoir qu’il voudra distinguer ces quelques idées. Et les faire siennes ». « Huit jours plus tard, je reçus un appel téléphonique d’un Paul Reynaud enthousiaste qui souhaitait rencontrer de Gaulle le plus tôt possible. J’en avertis ce dernier : rendez-vous fut pris le 4 décembre. Mon emploi du temps ne me permit pas d’assister à cette entrevue qu’on peut qualifier « d’historique » si l’on entend, parce mot, un fait qui eut, suivant la formule de Frédéric II, une postérité. Sa conception, nous en discutions encore quelques jours plus tard et il me précisait sa pensée en m’écrivant qu’« Il n’y a qu’un moyen pratique de réaliser, un jour, à la fois, une limitation contractuelle des armements et, éventuellement, une action commune, c’est de changer de base quant aux institutions militaires, de renoncer au système des masses, incontrôlables, désavantageux à la France et, par surcroît, inhumain et d’adopter universellement le régime « Armée de métier ».

Pour ne pas nous limiter à un seul parlementaire, si éminent soit-il, et montrer qu’il s’agissait d’un problème national — ni de droite ni de gauche — je proposai à de Gaulle de prendre contact avec d’autres personnalités politiques ; suggérai le nom de Marcel Déat, classé, certes, à gauche, mais qui venait de quitter la S.F.I.O. pour fonder le parti néo-socialiste. La rencontre eut lieu à mon domicile : l’entretien fut concluant. Les jours suivants, Déat publia un article laudatif et adhéra sans réserves aux thèses du colonel de Gaulle.

Poursuivant ma campagne, je me fis l’ambassadeur itinérant de l’armée de métier auprès des hommes publics les plus divers : Léo Lagrange, futur ministre des Loisirs de Léon Blum ; Frédéric Dupont, P.O. Lapie, Paul-Boncour, Philippe Serre, Camille Chautemps, Alexandre Millerand, enfin Léon Blum. Je menai également campagne dans des revues. Cependant, à l’occasion d’un changement de ministère, ou de tel événement de la vie politique, il commentait la situation en invoquant des souvenirs personnels. C’est ainsi qu’en réponse à l’envoi du livre d’un ami commun, pacifiste ardent, il m’écrit avoir connu un « vieux commandant qui croyait que les événements de la guerre de 1870 avaient été réglés dans une cave, d’accord entre Bismarck, le Pape et le Comte de Chambord ». Puis, confrontant cette analyse à la situation du moment, il ajoutait que « l’auteur se représenterait, volontiers, la politique de l’Europe quant au désarmement, bâtie par le général Weygand, Schleicher et M. de Wendel méconnaissant, ainsi, au profit de son idéologie propre, des faits hélas ! immenses et terribles. Fureurs et ambitions allemandes qui ne peuvent être niées, agitation des nationalités, appétits italiens, bref trouble profond et général d’un monde en pleine rupture d’équilibre ».

Cependant, la noria ministérielle se poursuit : après l’échec de la tentative de réforme constitutionnelle ébauchée par Doumergue, c’est Pierre-Etienne Flandin qui prend la relève. Un débat militaire s’instaure le 15 mars 1935. Le nouveau Gouvernement propose d’élever à deux ans la durée du service militaire ; c’est, en effet, la période des classes creuses. Il faut donc, face au réarmement allemand, maintenir sous les drapeaux les soldats du contingent — faute de proposer une refonte de notre législation militaire : Léon Blum et Daladier s’y opposent. Paul Reynaud s’en déclare partisan, mais c’est pour lui l’occasion d’y ajouter la création des divisions blindées. Avec la force de l’évidence, il démontre que notre politique étrangère impliquait une force d’intervention pour soutenir le « chapelet » d’Etats auxquels nous liaient des pactes d’assistance. Les divisions blindées constituaient donc, par excellence, l’instrument efficace de la sécurité collective. « Sur ce point, il a raison », devait écrire dans ses Mémoires, Léon Blum qui eut l’impression que Reynaud s’adressait particulièrement à lui… Il devait, pourtant, combattre le projet, en faisant appel à la sécurité collective.

Surtout, pour les adversaires du projet, l’armée de métier impliquait l’offensive ; or, nous avions bâti, à coups de milliards une ligne Maginot. C’est ce que rappela le général Maurin, ministre de la Guerre : « Serions-nous assez fous pour aller en avant de cette barrière, à je ne sais quelle aventure ? » Comme si dans une guerre éventuelle, le commandement pouvait, à l’avance, se limiter à la défensive ! Mais, ce n’était, sans doute que prétexte à l’inaction.

Le 3 avril suivant, de Gaulle m’écrit « qu’on est obligé de maintenir sous les drapeaux, le demi-contingent libérable normalement en avril. C’est une preuve de plus de l’inconsistance chronique de notre système. Simple question : les choses ne seraient-elles pas tout autre si nous avions l’armée de métier ? »

Cependant, les péripéties extérieures se précipitent : Hitler, violant, une fois de plus le Traité de Versailles, rétablit le service militaire obligatoire. Platonique protestation de notre gouvernement. Le ministère Flandin mis en minorité, après une éphémère tentative de Buisson, Pierre Laval accède au pouvoir le 7 juin. L’agression italienne contre l’Ethiopie, membre de la Société des Nations, nous oblige à y voter des sanctions — tout en s’employant à les rendre inefficaces. Mais, la politique déflationniste suscite une telle vague de mécontentements que s’ouvre une crise ministérielle. Le nouveau président du Conseil Albert Sarraut se décide à faire ratifier le pacte franco-soviétique.

Dès le lendemain, Hitler stigmatise une alliance militaire qu’il estime exclusivement dirigée contre l’Allemagne, dénonce le Traité de Locarno et rétablit la souveraineté du Reich sur la zone démilitarisée. Ce nouveau coup de force parut surprendre nos dirigeants ; le Conseil des ministres, réuni en hâte le lendemain, décide pourtant de ne rien faire. On se borna à échanger des généralités : c’est que le général Gamelin exigeait la mobilisation. Or, Marcel Déat, ministre de l’Air, lui-même hostile à toute intervention, m’a conté peu après, que seuls y étaient favorables Guernut, ministre des Postes et Georges Mande/, ceux-là précisément qui n’avaient pas fait la guerre de 1914, ajoutait-il, goguenard. Tous les historiens s’accordent, sur ce point : c’était la dernière occasion de résister à ce qui ne constituait, dans les circonstances du moment, que chantage hitlérien. Preuve : les régiments allemands ne devaient occuper Trêves, Landau, Sarrebruck, que le 11 mars.

Les jours suivants, je pouvais écrire dans une revue, « l’Homme Nouveau » : « Tandis qu’une poignée de troupes allemandes occupaient, avec une lente prudence, la rive gauche du Rhin, marche ultime de la sécurité française, notre armée devait se borner à tenir passivement et bien inutilement, les organisations de notre frontière de l’Est. Qu’on ne s’y trompe pas : cette preuve d’impuissance entre pour beaucoup dans l’incontestable éclipse du prestige de la France même chez nos plus fidèles amis ». Faut-il avouer que le colonel de Gaulle avait « inspiré » cet article ! De son côté, il en tire la leçon et m’écrit : « L’acte hostile du 7 mars a montré quelle méthode va suivre, désormais, la force pour accomplir son œuvre : surprise, brutalité, vitesse. Un peuple qui veut vivre doit donc, non seulement, s’assurer, de la part des autres, des garanties de secours (assistance mutuelle) mais encore organiser sa propre défense de manière à pouvoir réagir dans les mêmes conditions que l’agresseur agira Or, nous n’en avons pas les moyens ».

En mai 1936, le Front populaire gagne les élections : Léon Blum devient chef du Gouvernement. Comme il le conte dans ses « Mémoires », de Gaulle va s’entretenir de la situation avec le nouveau Président du Conseil. Auparavant, j’avais découpé dans le « Populaire », quotidien du parti S.F.I.0. des articles, précisément, de Léon Blum, hostile à l’armée de métier, il écouta, avec attention, le colonel de Gaulle lui exposer ses conceptions. Le surlendemain, de Gaulle résume ses impressions sur son interlocuteur : « Une puissance de compréhension égale à cent ; un pouvoir d’action, à… un ! »

En effet, cet entretien fut stérile et il n’en ressortit rien : pourtant, dès le début de l’année 1937, un nouveau débat s’instaure au Parlement, sur la « défense nationale ». A Paul Reynaud qui réitère, en les actualisant, ses arguments en faveur de la réforme, un jeune député de gauche, Philippe Serre, élargissant le débat, suggère que l’armée de métier soit le « dénominateur commun entre la force allemande et la force française ». « Pourquoi la France ne ferait-elle pas de cette armée l’armée-standard de l’Europe ? ». Mais Daladier y oppose un refus formel : impossibilité de recruter les spécialistes requis, d’une part, inconvénient de « couper en deux l’armée nationale ».

Il est vrai que les plus hautes autorités militaires condamnaient le contre-projet Reynaud. Dans la « Revue Militaire Générale » de janvier 1937, le général Weygand avait, lui aussi, rejeté la création d’une armée de choc. Il reconnaissait, certes, que cette « armée privilégiée » serait une troupe de « premier ordre ». Mais, en regard, rectifiait-il, que serait la « pauvre armée formée d’hommes du contingent… » armée de second choix » qui « tomberait bien vite à l’état de milice résignée, sans fierté et sans vie ». Aussi, concluait-il, fallait-il s’en tenir à notre armée nationale « une et indivisible » comme la France elle-même ».

La discussion reprit, à la Chambre des Députés, le 2 février ; le président de la Commission de l’Armée, Guy La Chambre, réitère les arguments du ministre de la Guerre en ajoutant : « Un conflit moderne ne se réglera pas, dès l’origine, sur le coup de dés d’une bataille de chars », laissant entendre que les promoteurs du corps de choc lui avaient prêté cette « vertu de pouvoir, à lui seul, tenir lieu d’armée nationale ». Et comme Paul Reynaud fait des signes de dénégation, Guy La Chambre invoque des « ouvrages connus ». Paul Reynaud précise, alors : « Le colonel de Gaulle a dit expressément le contraire ». Il avait, en effet, écrit dans : « Vers l’armée de métier » : « Le moment est venu d’ajouter à notre masse de réserves, etc. » … Rien n’y fit et la confusion persista malgré une nouvelle réplique de Reynaud, précisant que le corps mécanique et l’armée nationale agiraient en étroite union.

De même le Corps Spécialisé n’excluait pas, mais bien au contraire, impliquait la fortification permanente. « On ne saurait estimer trop haut l’appoint que les ouvrages permanents peuvent fournir à la résistance » avait écrit de Gaulle. En réalité, l’un complétait l’autre. On voit à quel point sa pensée est loin de ce manichéisme élémentaire auxquels se complaisent les simples. Aussi bien, Philippe Serre, abordant, à nouveau, le problème lors d’une nouvelle discussion parlementaire, souhaitait donner « un double bouclier à la patrie : la ligne rigide du béton, puis la ligne souple de l’acier ». Et il conclut en évoquant la « perspective d’unir dans une seule force de défense, l’armée de Louvois et l’armée de Jaurès ».

Eloquent, mais vain appel. La confusion persista. Il m’a été donné, en effet, de m’en rendre compte quelques mois plus tard. Senac, rapporteur du contre-projet Paul Reynaud de mars 1935, avait conclu au rejet du « Corps Spécialisé », l’estimant « impossible, non souhaitable, ayant contre lui, la logique et l’Histoire ». Battu aux élections législatives de 1936 Senac fut, peu après, nommé vice-président du Tribunal militaire.

Avocat à la Cour, j’avais l’occasion d’y plaider assez souvent. Un jour, au sortir d’une audience, j’abordai le Président Senac. Je m’étais muni du nouveau livre que venait de publier de Gaulle, « La France et son armée », par mon ami Daniel-Rops, directeur de la Collection « Présence » aux éditions Pion. « Raccourci de mille ans d’histoire de notre patrie, militante souffrante et triomphante ». Ainsi le résumait son auteur. « Connaissez-vous le livre que vient de publier le colonel de Gaulle », demandai-je à Senac. « Non, me répondit-il, mais ce doit être intéressant. — Pourtant, répliquai-je, vous avez fait repousser comme rapporteur, le contre-projet Paul Reynaud sur le « Corps spécialisé » en 1935. — Oh certes, répliqua-t-il avec vivacité, c’était vraiment trop dangereux ».

Et comme je manifestais ma surprise, il ajouta : « Vous comprenez, jouer tout le sort de la France sur un coup de dés !». Il s’était servi de la même comparaison que Guy La Chambre, lors du débat, à la Chambre des Députés en 1937.

 C’est sur ce malentendu persistant volontaire, ou prétexte à l’immobilisme, ou pour d’autres motifs — qu’avorta la doctrine salvatrice qui, si on l’avait adoptée, en temps opportun, aurait peut-être changé la face des choses. En dotant la France de l’armée du siècle, peut-être aura-on rallié les hésitants, prévenu les défections, découragé et même fait reculer Hitler : notre statisme ne pouvait que l’inciter à l’aventure, indirectement même la provoquer puisqu’elle promettait d’être victorieuse. Son agressivité n’en demandait pas tant…

Quelque temps plus tard, de Gaulle m’écrivait que la « force des choses nous contraint à réaliser deux divisions légères mécaniques. Mais, nous n’en aurons pas tiré le profit « politique » qu’elles offraient (7 mars 1936) et nous ferons des choses médiocres et tardives quand l’Allemand, sous notre nez, « applique intégralement le système dont nous n’avons pas voulu (Panzer kops) ».

Pourtant, toujours avaient été votés les crédits afférents à la Défense Nationale. Dans son livre : « De Washington au quai d’Orsay », Georges Bonnet rappelle que « l’armée n’eut jamais à se plaindre d’une insuffisance de crédits, puisque, ni en 1937, ni en 1938, elle ne put dépenser les crédits extraordinaires mis à sa disposition » ; et Georges Bonnet m’a confirmé depuis lors, qu’il avait fait droit à l’ensemble des demandes de la Défense nationale. Il avait, d’ailleurs, prévu, m’a-t-il précisé, pour l’Aviation, des crédits supérieurs à ceux de la Marine. Et il s’était étonné, auprès du chef du Gouvernement, que, lors de la répartition, ces proportions fussent inversées. Tout s’expliqua : dans la discussion relative à la fixation des crédits respectivement aux armées de Terre, de Mer et de l’Air, l’Amiral Darlan s’était révélé plus persuasif que le général Féquant, chef d »État-major de l’armée de l’Air. Comme on comprend, à la lumière de ces précisions, la pertinence de la remarque du colonel de Gaulle à Léon Blum, lors de leur entretien d’octobre 1936 : « La Défense nationale est affaire de Gouvernement ».

L’année 1938 restera marquée par un nom qui a valeur de symbole : Munich. Après le court intermède d’un ministère Blum, Daladier prend la relève. A peine le ministère constitué, une agitation fomentée par Hitler, jette le trouble en Tchécoslovaquie. Le 17 août, le général Vuillemin, chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air, était solennellement reçu à Berlin. Au cours de son séjour en Allemagne, il va visiter un Centre d’Essais tactiques. A la bibliothèque, le commandant montre à ses visiteurs, raconte l’attaché de l’air adjoint, futur général Stehlin, une série de livres français et, notamment, des livres signés Camille Rougeron et Charles de Gaulle : de ce dernier, personne n’a entendu parler, sauf l’attaché de l’Air et son adjoint ; à l’occasion de la publication d’un ouvrage militaire allemand sur l’arme blindée, la presse a parlé d’un colonel de Gaulle en donnant des extraits abondants de ce qu’il a écrit. « Nous en avons fait état dans un rapport resté sans réponse ».

De cette tournée dans des usines allemandes, bases aériennes, à Barth où se déroule une série d’exercices aériens, le général Vuillemin rentrera atterré — il avait même expressément déclaré au Comité permanent de la Défense nationale qu’en cas de guerre avec l’Allemagne, « en quinze jours, l’aviation serait anéantie ». Dans ces conditions, comment, avec une aviation squelettique, sans grandes unités blindées, devant la dérobade anglaise, pouvions-nous éviter la capitulation, avec ce « lâche soulagement » dont a parlé Léon Blum ? Le crime c’est la politique d’aveuglement, d’inertie, d’immobilisme qui l’ont fait apparaître comme inéluctable à nos coupables dirigeants !

Pour se justifier, a posteriori, Daladier n’a-t-il pas déclaré, en 1945 devant le Parti radical : « Vous auriez voulu que je jouasse le destin de la Patrie sur un coup de dé ! ». Il s’est, à nouveau, servi de la formule qu’avaient utilisée Guy La Chambre, et Senac pour refuser de constituer le Corps motorisé…

Que serait-il advenu si les alliés étaient entrés en guerre en refusant Munich ? La Tchécoslovaquie eût-elle résisté plus longtemps que la Pologne ? Il n’appartient pas aux historiens — trop souvent prophètes du passé — de se prononcer : ce n’est plus de l’histoire mais de l’achronie ou de l’histoire-fiction. En tout cas Munich n’est qu’une courte trêve. A peine séchée l’encre des signatures qui y furent apposées, l’ancienne Tchécoslovaquie n’est bientôt plus qu’une Fédération de trois états autonomes. C’était encore trop.

Le 15 mars 1939, Hitler entre à Prague. Quelle fut notre réplique ? Le Gouvernement décide d’élever les crédits au titre de l’armement de 25 à 41 milliards. Avec les 15 milliards que coûte l’entretien des armées c’est à la somme totale de 56 milliards que s’éleva le budget de la Défense nationale. Mais on ne regroupe pas pour autant nos chars en divisions blindées. Comme il le rappelle dans ses « Mémoires de guerre », de Gaulle assistait à ces événements « sans surprise sinon sans douleur ». Car, il sentait la guerre inéluctable. En réponse à mes vœux de nouvel an 1939, il me répondit que « les siens ne vont pas sans quelque anxiété, car nous aurons une année 1939 très agitée sinon sanglante ».

On sait ce qu’elle fut : hargne de l’Italie ; manifestations des députés italiens proférées en présence de notre nouvel Ambassadeur M. André-François Poncet « Corsica I Savoia I Tunisia ! ». Tournée de Daladier outre-Méditerranée pour affirmer que la France ne cédera pas un « pouce de son territoire ». Renforcement de nos liens avec l’Angleterre. Menaces de Hitler sur la Pologne qui amènent la Grande-Bretagne à voter le service militaire obligatoire. Envoi d’une mission militaire franco-anglaise à Moscou.

Et, tandis que les négociations piétinent— et pour cause — des tractations secrètes se nouent entre Soviets et Allemands. C’est, enfin, dans une atmosphère de stupeur angoissée qu’éclate la conclusion du pacte germano-soviétique. Raidissement polonais : le colonel Beck ne prétend-il pas défier à la fois l’Allemagne et l’Union Soviétique ! Exaspération du Gouvernement britannique résolu, cette fois à aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la guerre. Le Ier septembre Hitler envahit la Pologne. Le 3 septembre, c’est, en effet la guerre.

De Gaulle, commandant des chars de la 5e Armée, vit, sans étonnement, raconte-t-il dans ses « Mémoires », nos forces mobilisées s’établir dans la stagnation. Il m’écrit, le même 3 septembre : « Voici venir cette inévitable guerre. Pour la France ce ne peut être que la victoire ou l’anéantissement. Mais ce sera la victoire ».

Il ne soupçonnait pas, à ce moment, au prix de quelles vicissitudes, après une épopée dont il serait le prestigieux héros.

Il ne perd pas, pour autant, courage. C’est ainsi que le 8 janvier 1940, il m’écrit au morose cantonnement où je me morfondais ; « J’ai la confiante certitude que l’année verra se dessiner la réforme d’activité dont notre politique militaire a plus besoin que jamais et qui implique la création et l’organisation de moyens nouveaux, mécaniques bien entendu ». Et si intense est son désir de voir se réaliser ce vœu qu’il ajoute : « A cet égard, les idées font de grands progrès et j’en reçois, maintenant, de toutes parts des témoignages ». Enfin, concluant sur une promesse amicale, il ajoute que « s’il lui advenait de jouer un rôle dans leurs réalisations, il m’appellerait auprès de lui ».

Une dernière fois, tandis que les « officiels » de tous bords se félicitent de l’attentisme qui caractérisa ce qu’on a appelé la « drôle de guerre », de Gaulle lance un suprême appel à l’action : le 26 janvier 1940, il adresse à 80 personnalités — et à moi-même — un mémorandum ronéotypé. Une phrase en résume l’esprit : « Les mêmes institutions militaires qui, le 7 mars 1936, nous contraignaient à l’immobilité, qui, en septembre 1938, puis en mars 1939, nous imposaient d’abandonner les Tchèques, devaient fatalement nous contraindre, en septembre dernier, à assister de loin, à la ruée allemande sur la Pologne, sans pouvoir rien faire d’autre que suivre, sur la carte, les étapes victorieuses de l’ennemi ».

Il concluait en demandant que nos chars existants — nous en possédions 3 000, outre 800 automitrailleuses— presque autant que les Allemands — fussent groupés en grandes unités qui seules, permettraient les « larges ruptures, les manœuvres de grande envergure, les exploitations profondes, qui constituent la tactique des formations mécaniques à condition qu’elles soient concentrées ».

Ce document, j’eus l’occasion de le prêter à un colonel en retraite, breveté de l’Ecole de Guerre. Il le couvrit de commentaires. A l’affirmation qu’une masse d’engins blindés appuyés par une masse d’avions possède « l’immense avantage de poursuivre la progression rapidement et profondément », il oppose : « Et le ravitaillement, il tombe du ciel, et il n’y a pas d’obstacles ? » Puis, encore : « Comment alimenter en essence les chars, et cent mille voitures transportant les fantassins qui, seuls, tiennent le terrain ». Enfin, une conclusion lapidaire : « Un daltonien qui parle des couleurs » !

En haut lieu, l’étude prémonitoire n’avait pas été jugée moins sévèrement. Le général Georges la commente ainsi : « Intéressant mais la reconstitution n’est pas à la hauteur de la critique ». Plus catégorique, le général Dufieux estimait que les « conclusions sont, dans l’état actuel de la question, à rejeter ». D’autres encore: «La France n’est pas la Pologne ». Le 23 mars 1940, Paul Reynaud succède à Daladier à la tête du gouvernement.

Un Comité de guerre est formé dont Paul Reynaud avait songé à confier le Secrétariat au colonel de Gaulle. Mais, Daladier demeuré ministre de la Défense nationale et de la Guerre s’y oppose. Il rejoint donc son poste de Commandement à Wangenbourg où il reçut, narre-t-il dans ses « Mémoires » la visite de personnalités. Le président de la République Albert Lebrun lui dit que « se idées lui sont connues, mais que, pour qu’on les applique, il semble qu’il soit trop tard ». Mais, lui, veut espérer contre toute espérance.

Le 2 mai 1940, il m’écrit encore qu’il doit prendre le commandement d’une Division cuirassée — comme le lui avait promis le généralissime Gamelin quelques semaines auparavant. Et il commente les événements : « L’affaire de Norvège est une victoire de plus à l’actif de la force mécanique. Hélas ! une fois de plus, c’est une victoire allemande. Nous vaincrons seulement quand nous aurons compris ».

Nommé au commandement de la 4e Division blindée, c’est à son poste de combat que l’offensive-ouragan saisit le colonel de Gaulle. Et, malgré la médiocrité du matériel dont les éléments sont dispersés et qu’il s’agit de regrouper, il s’efforce de faire face et réussit à progresser d’une vingtaine de kilomètres en direction de Montcornet. Cette brillante action lui vaut une élogieuse citation de Weygand successeur de Gamelin, comme généralissime : « Chef admirable de cran et d’énergie… »

Il est nommé général de Brigade à titre temporaire. Le Ier juin, il a un entretien avec Weygand dont il prend congé, « l’âme lourde », désormais persuadé que la capitulation est inéluctable. Le 5 juin, étant allé se mettre à la disposition du général Frère, il s’entend dire : « Le bruit court que vous allez être ministre. C’est bien tard pour la guérison I Ah I du moins, que l’honneur soit sauvé ». Sous-secrétaire d’Etat à la Défense nationale, il le devenait, en effet, dans la nuit du 5 au 6 juin.

Tenant ses amicales promesses, il m’appelle à son Cabinet. Modeste soldat de deuxième classe, je ne pouvais y figurer qu’à titre civil. Le directeur du Cabinet était Jean Laurent, inspecteur des Finances que lui avait recommandé Paul Reynaud. Jean Laurent m’a raconté qu’il avait d’abord refusé le poste. « Que ferait-il au Cabinet d’un général dont il n’avait jamais entendu parler». Il passa la nuit à lire « Vers l’armée de métier ». Dès lors, conquis, il accepta.

Le lendemain, un ami lui conseilla : « Lisez aussi Chauvineau ». Le général Chauvineau, ancien professeur à l’Ecole de Guerre était l’auteur d’un livre paru en 1938 intitulé : « Une invasion est-elle encore possible », Préface du maréchal Pétain. Qu’affirmait l’auteur ? « Qu’en France la guerre d’invasion à vive allure, que l’on appelle encore guerre de mouvements, a vécu ». Ainsi « le front continu devient la plus sûre protection d’une nation contre l’invasion de son territoire ». Plus loin encore : « Le fantassin doit comprendre que son duel avec le char est un corps à corps dont il se tirera souvent à son honneur ». « Enfin, il est violemment hostile à la construction de « chars offensifs » car ils feront, à l’épreuve, comme c’est maintenant sûr, « piteuse figure » …

Dans sa préface le maréchal Pétain fait siennes les conclusions du général Chauvineau en indiquant que les « précautions terrestres… interdiront le franchissement de la zone fortifiée de la frontière aux hommes et aux engins blindés ». Et il conclut : « Couverte par les fronts continus, la nation a le temps de s’armer pour résister d’abord, pour passera l’attaque ensuite. Cette perspective n’a rien de réjouissant pour un agresseur éventuel : elle est le meilleur gage de paix ».

 L’ordre d’affectation me parvint à la Caserne Sully où nous étions consignés depuis le 10 mai. La nouvelle, rapidement connue, suscita, on s’en doute, curiosité et envie chez les gradés et soldats. Le lendemain, je me rendis au ministère de la Guerre. L’agitation y régnait. Dans un incessant remue-ménage, de petits groupes se formaient et se dissociaient. A voix basse, on commentait les événements que chacun assaisonnait de commentaires personne/s. A brefs intervalles, la sonnerie du téléphone suspendait les propos dans un silence relatif. Des visiteurs se faisaient annoncer. J’accueillis Philippe de Gaulle que j’introduisis auprès de son père. Un quidam vint même me supplier de le faire recevoir, sans délai, par le général ; car il avait, affirmait-il, trouvé le moyen d’arrêter l’avance des « Panzers ».

Soudain, une porte s’ouvre sans bruit : dans l’entrebâillement s’encadre une haute silhouette. Les murmures cessent. Le nouvel arrivant s’avance, lentement, vers une carte murale où se détachent, en pointes fléchées, les positions avancées des Divisions blindées allemandes. C’est le général de Gaulle. La plupart le voyaient pour la première fois. Aussitôt reçu le télégramme officiel lui annonçant son affectation, il avait rejoint la rue St Dominique.

Avec Paul Reynaud ce fut, on s’en doute, un dialogue permanent. Le 9 juin, il se rendit à Londres, pour y rencontrer Churchill et lui demander le concours de l’aviation anglaise. Mais, le Premier ministre ne croyait plus à notre volonté de résistance : aussi, le refusa-t-il… Le 10 juin fut une journée d’agonie : dislocation de nos armées coupées en tronçons, déclaration de guerre de l’Italie. L’animation grandissante marquait l’imminence du départ. Une jeune femme, fort bien renseignée, nous désignait, sur une carte routière, les lieux de repli prévus, soulignés d’un trait rouge.

Le soir même, le général de Gaulle et Paul Reynaud quittèrent Paris. Après la conférence de Briare au cours de laquelle Churchill, Pétain, Weygand, Reynaud, de Gaulle s’opposèrent, sans se convaincre, le Général fut accueilli au Château de Beauvais, chez M. Le Provost de Launay, ancien Président du Conseil municipal de Paris. Les membres du Cabinet, Jean Laurent, le colonel Humbert, moi-même, échangions, faute de tâches précises, des propos désabusés. J’eus l’occasion de voire un plan manuscrit de repli en Afrique du Nord qu’avait rédigé le général de Gaulle en accord avec le général Colson. Le lendemain, Paul Reynaud dit son intention d’adresser un suprême appel au président Roosevelt. Puis, de Gaulle s’enquiert, « non sans vivacité » écrit-il, d’une possibilité d’armistice dont la seule perspective le fait frémir. Et malgré la réponse de Paul Reynaud, il commence à rédiger sa lettre de démission ; sur les objurgations de Mandel, il y renonce, et rentre, atterré, au Château de Beauvais.

C’est le soir même que nous eûmes un pathétique entretien. La capitulation, c’est avec horreur qu’il la rejette. Mais, comment sommes-nous parvenus à cette extrémité, lui demandai-je, dans un souffle ? « Par le triomphe de la seule force mécanique « me répliqua-t-il ». Alors, la guerre est perdue, crus-je pouvoir conclure. « Il y a encore de l’espoir à condition de tenir » fut sa réponse. Mais qu’entendez-vous par là ? « Car, reprit-il avec toute sa force de conviction, si la guerre est perdue dans la métropole, du point de vue de l’Empire, tout peut encore être sauvé.

Plus j’y songe, plus j’estime que la seule issue c’est le retrait en Afrique du Nord ». Et comme je le fixais du regard pour en savoir plus, il continua : « A l’abri de la mer, nous pouvons reconstituer un matériel abondant. La semaine dernière encore, l’Amérique nous a livré 900 canons ». J’objectai les difficultés du débarquement : « Avec une aviation puissante pour protéger le territoire et la zone de débarquement, il n’y a pas de difficultés techniques insurmontables. Nous pourrons, ainsi, reconquérir la Métropole, à partir de l’Empire. En tout cas, jamais je ne signerai l’armistice. Ce serait contraire à l’honneur et l’intérêt français. Je reprendrai un commandement, n’importe lequel, murmura-t-il, cela n’aura, d’ailleurs aucune importance ».

J’évoquai les horreurs d’une occupation totale. « Il se passera de très vilaines choses, mais l’armistice y changera-t-il quelque chose ? Et nous aurons contre nous, non seulement l’Allemagne et l’Italie, peut-être l’Amérique et l’Angleterre et un jour la Russie et le Japon ».

Je crus devoir insister : « Mais, pour imposer cette solution, ne faut-il pas aller jusqu’à la dictature ? —Ah ! non il y faut le concours de l’opinion publique et le Gouvernement est là pour la galvaniser. Avec la presse et la radio… » Et, comme je laisse percer mon scepticisme, face à des politiciens retors, il conclut : « L’enjeu en vaut la peine ». Et dans cette plainte exhalée, je sentis une résolution farouche. Le lendemain, il quitta le château de Beauvais. J’allai le saluer dans la cour d’honneur. La nuit suivante, il partit pour l’Angleterre en passant par la Bretagne.

A Londres, notre ambassadeur Corbin et Jean Monnet lui suggèrent le projet de fusion France/Grande-Bretagne. Sans illusion sur les possibilités de réaliser pareil projet, il n’en téléphona pas moins sa teneur à Paul Reynaud, y voyant une manifestation de solidarité accrue de nature à renforcer sa position. On sait la suite. Revenu à Bordeaux, ce fut pour y apprendre la démission de Paul Reynaud et la constitution du gouvernement Péta in. Dès lors, la décision du Général s’affirme : il rejoindra Londres. Jean Laurent me conta qu’à deux reprises, au cours de la nuit (« ma logeuse a dû me trouver un locataire remuant » ajouta-t-il dans un demi-sourire) le Général le fit appeler pour l’en informer. Mais, il vous faut quelque argent, insinua-t-il ? Oui lui répondit de Gaulle… Peut-être 20 000 francs…. je vous établirai une délégation de solde. Jean Laurent parvint à réunir un peu moins de cent mille francs qu’il lui remit.

Après ce pathétique colloque avec lui-même, le patriote clairvoyant comprend que s’achève la première phase du rôle qu’il a joué, dans le cadre régulier de nos institutions et qu’après m’avoir laissé cet émouvant message, s’amorce, après d’angoissants auspices, sa mission historique. Et quand il quitte enfin le territoire national désormais asservi à l’ennemi, il peut s’enorgueillir d’avoir emporté la Patrie à la semelle de ses souliers.

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