DISCOURS DU 9 JUIN 1951 À LEVALLOIS-PERRET DU GÉNÉRAL DE GAULLE
« LE GOUVERNEMENT DOIT ÊTRE RESPONSABLE DEVANT LE PARLEMENT,
PAS DEVANT LES PARTIS ! »
commenté par Éric Branca,
Membre du Conseil d’administration de la Fondation Charles de Gaulle

Salle des fêtes de Levallois, samedi 9 juin 1951. Huit jours avant les élections législatives du 17 juin qui offriront au RPF une victoire sans lendemain, de Gaulle pressent-il que « les délices et les poisons du régime » auront bientôt raison de l’aventure du Rassemblement ? Devant les têtes de listes du mouvement réunies à huis clos, il tient en effet à rappeler que celui-ci n’est pas un parti comme les autres, mais bien l’instrument d’un changement de régime, dans la droite ligne du schéma institutionnel dessiné à Bayeux, le 16 juin 1946.

Pour briser la relégation qu’impose à son mouvement le système de la Troisième force (alliance électorale des socialistes, des radicaux, des démocrate-chrétiens du MRP et des « modérés »), de Gaulle sait alors qu’il devra ramener au minimum 200 députés. Il n’en fera élire que 120, en raison notamment du mode de scrutin proportionnel et du système des apparentements permettant à des partis opposés de présenter des listes communes pour barrer la route aux adversaires de leur choix.  En l’espèce, le RPF ou le Parti communiste.  On connaît la suite : en mars 1952, 27 des 121 députés RPF élus voteront l’investiture au gouvernement Pinay contre l’avis du Général, ce qui entraînera leur exclusion. Ils seront suivis, en juillet, par 45 autres qui choisiront de se rallier au régime, avant que, l’année suivante,  de Gaulle rende leur liberté aux parlementaires élus sous son nom et, qu’en 1955, il mette définitivement en sommeil le Rassemblement.

D’où l’intérêt exceptionnel de cette intervention destinée à prendre date et dont un fragment seulement nous est parvenu. Elle exprime, sur un registre familier, la conception de la démocratie qui a toujours été celle du Général et que, sept ans plus tard, Michel Debré exposera dans son célèbre discours devant le Conseil d’État [1] sur le « parlementarisme rationalisé».

« N’oubliez pas… N’oubliez pas, s’il vous plaît, que ce que nous entreprenons  n’est pas seulement, et j’insiste là-dessus, une opération d’un moment. Nous ne prétendons pas du tout, en faisant le Rassemblement, réaliser simplement un coup électoral, mettre de Gaulle au pouvoir, comme on dit, et puis après on verra, et c’est fini…  Pas du tout ! Naturellement, nous voulons remporter la victoire électorale et je suis prêt à prendre le pouvoir, je ne le cache pas… Mais ce que nous faisons est une affaire qui dépasse cela, c’est une affaire de longue haleine, c’est une affaire essentielle, capitale.  Nous avons à renouveler complètement tout l’encadrement politique et  moral – car nous ne séparons pas les deux choses, nous – tout l’encadrement politique et moral de ce pays ! Nous avons à le renouveler, naturellement devant le Parlement, et nous allons le faire, car on ne peut pas avoir de gouvernement autrement, on ne peut pas en avoir, mais il faut séparer les pouvoirs. Cela ne veut pas dire que le gouvernement ne doit pas être responsable collectivement devant le Parlement, si ! Il doit l’être. Il doit être responsable devant le Parlement, mais pas devant les partis, ou devant l’un ou l’autre de ces partis ! Ce n’est pas tolérable ! Il n’appartient pas à un parti de dire : « J’ai des ministres dans ce gouvernement, je les y mets, je les en retire. » C’est inadmissible ! Dès lors qu’on en est là, on n’a pas de gouvernement. C’est ce que nous voyons, c’est évident,  ça crève les yeux !  Il faut donc la séparation des pouvoirs. Néanmoins, je le répète, et même à cause de cela, le gouvernement doit être responsable devant le Parlement. Ce qui n’est pas le cas ! Il est actuellement  responsable devant les partis ! Combien avez-vous vu tomber de gouvernements dans cette législature, qui aient jamais été renversés par le Parlement ? Ils ont été renversés parce que les partis les ont renversés ! Ils ont retiré leurs ministres, ils ont fait des trucs à l’intérieur du gouvernement, et alors le gouvernement est par terre, il est détruit sans avoir été responsable, et sans avoir été jugé par le Parlement qui doit le contrôler ! C’est la fin de tout ! Vous n’avez plus de démocratie et de cette manière vous n’avez même plus de pouvoir législatif ! Vous n’en avez plus… Les partis se sont mis d’accord, ils ont réglé la question, et le Parlement n’a plus son mot à dire… Ce n’est plus un Parlement ! Il est tout à fait inutile d’avoir 120 députés, à l’heure qu’il est, pourquoi faire ? Si toute la question est réglée entre douze personnes… C’est pas la peine d’avoir 120 députés, il suffit d’en avoir douze !  D’ailleurs les débats même du Parlement perdent tout intérêt puisque chacun de ceux qui montent à la tribune exprime le même point de vue que son collègue, n’est-ce pas, et cela n’ajoute rien à rien… Il n’est applaudi, d’ailleurs, que par ses co-partisans et cela ne change rien au débat, cela n’apporte rien au débat.

Il faut la séparation des pouvoirs, qui implique d’ailleurs, non seulement la responsabilité du gouvernement devant le Parlement, mais la possibilité de renvoyer le Parlement devant le juge, devant le peuple, c’est indispensable. Vous ne pouvez pas faire fonctionner un régime parlementaire autrement. Il est nécessaire, quand il n’y a pas moyen de faire autrement, que le Parlement s’en aille devant les électeurs, et qu’on renouvelle le Parlement, et que le Parlement soit jugé. C’est indispensable. Le gouvernement doit être constitué séparément des partis, par celui qui est mandaté pour le faire, c’est-à-dire par le chef de l’État qui doit avoir ce mandat d’après la Constitution, et qui doit avoir le mandat d’y veiller, à ce que cela reste séparé, cela doit même être sa principale fonction, elle est essentielle. Il n’y a que lui qui puisse le faire, parce qu’il est en dehors du coup, il n’est pas responsable, lui, devant les partis, il n’est pas jugé tous les jours par l’Assemblée. Il peut le faire, il doit le faire parce que cela fait partie de son mandat ! Et alors vous avez un gouvernement qui en est un, qui est responsable devant un Parlement qui en est un, et s’il n’y a pas moyen que ça marche, eh bien ma foi le pays tranche, et on reprend ! Voilà la réalité de la séparation des pouvoirs. Vous ne pouvez pas avoir de démocratie autrement. Sans ça, vous avez la dictature des comités, c’est pas la démocratie, ça ! »

[1] 27 août 1958

Écouter le discours du général de Gaulle du 9 juin 1951 à Levallois-Perret

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