LE CANADA ET LA FRANCE LIBRE

par Elisabeth de Miribel,
Chargée de mission par le général de Gaulle au Canada (1940-1943)
Témoignage publié dans Espoir n°72, septembre 1990

Par sa situation géographique et politique, le Canada est appelé à jouer en 1940 un rôle important sur l’échiquier international. En effet, le Canada occupe la moitié du continent américain. Il est divisé en quatre régions principales, qui englobent neuf provinces. La région de l’est avec les trois provinces maritimes : Nouvelle-Ecosse, Nouveau-Brunswick et l’île du Prince Edouard ; la région du Saint-Laurent et des grand lacs unissant les parties industrielles du Canada français (province du Québec) et celles du Canada anglais ( province d’Ottawa), la région des Prairies, composée des champs de blé du Manitoba, du Saskatchewan et de l’Alberta, enfin la région située au-delà des montagnes rocheuses, la province de la Colombie britannique ouverte sur le Pacifique.

Du point de vue politique, un lien profond unit le Canada et la France. Environ 30% de la population est d’origine française. En 1760, quelques 60 000 Français vivaient au Canada, en 1940, ils sont environ 5 millions se trouvant en majorité dans la province du Québec. En 1944, la population globale du Canada atteignait 11 500 000 habitants.

L’effort de guerre a été considérable au Canada. En quatre années, les effectifs sont passés de 1 700 à 80 000 hommes dans la marine et la flotte de 15 à 600 navires, la plupart construits au Canada dans des chantiers qui n’existaient pas en 1939. En septembre 1939, l’armée active comptait 4 500 hommes, en 1944, l’armée de terre au Canada et Outremer dépassait le chiffre de 480 000, y compris le Corps auxiliaire féminin. Dans le domaine de l’aviation, le chiffre des effectifs est passé de 4 000 à 207 000 et en 1942, le Canada possédait 42 escadrilles. De plus, environ 100 000 aviateurs du camp allié, y compris des Français, se sont entraînés au Canada.

Et pourtant, à la fin de l’été 1940, une grande partie – pour ne pas dire la majorité – des Canadiens français était hostile ou indifférente à l’action du général de Gaulle. Je me souviens encore de la conférence que j’ai faite en octobre 1940 à l’université de Laval de Québec devant des étudiants. J’ai évoqué le rôle du général de Gaulle qui maintenait le drapeau français dans la bataille et grâce auquel la France n’avait pas cessé un seul jour de combattre aux côtés des Alliés. A ma stupéfaction, la première question qui m’a été posée par un étudiant était de savoir ce que je pensais des « réformes intérieures » du maréchal Pétain. J’ai répondu qu’aussi longtemps que la France était coupée en trois : zone interdite, zone occupée, zone soi-disant libre, ces réformes ne m’intéressaient pas. Et l’étudiant d’affirmer : « Mais nous aussi, nous sommes occupés pas les Anglais depuis deux cents ans et nous nous préoccupons des réformes intérieures ».

A cette époque, la plupart des Canadiens français n’aiment pas l’Angleterre et se méfient d’une France anticléricale. Ils sont les lecteurs de Candide, de Gringoire et de l’Action française. Ils ont été travaillés avant-guerre par la propagande de l’Axe. L’esprit conservateur et religieux des réformes entreprises à Vichy est de nature à les séduire. Ils ont une admiration sans bornes pour le maréchal Pétain et feront leurs les paroles du cardinal Gerlier : « Pétain c’est la France et la France c’est Pétain ». D’aucuns voient dans notre défaite un châtiment mérité pour ce qu’ils appellent les « péchés » de la France. Pour eux, la vraie France c’est celle de Vichy, celle que représente le maréchal Pétain.

Une minorité d’entre eux admire le général de Gaulle et sa valeur militaire, mais une majorité le considère comme le « mercenaire des Anglais ». Quant aux ministres canadiens français, siégeant au Parlement d’Ottawa, ils se préoccupent en premier lieu de l’évolution du Canada en tant que puissance nord-américaine et du rôle que leur pays peut jouer comme intermédiaire entre l’ancien et le nouveau monde. Ils jugent inutile l’appel du général de Gaulle adressé au Canada, car l’effort canadien se poursuit aux côtés des Anglais et les Canadiens, disent-ils, se battent pour la France depuis octobre 1940. Ils redoutent également que le « sujet de Gaulle » n’éveille une polémique entre les Canadiens anglais et les Canadiens français. D’un point de vue pratique, disent-ils, l’effort de guerre ne sera pas augmenté par l’intervention du général de Gaulle.

Enfin, d’un point de vue sentimental, ajoutent-ils, nous avons du sang français dans les veines et nous ne pouvons renier et discréditer la France vaincue comme le font les journaux de langue anglaise. Nous ne voulons ni choisir ni juger. La France reste pour nous celle du maréchal Pétain. Ils regrettent enfin que le général de Gaulle soit entouré d’hommes « de gauche » qui profiteront éventuellement de sa victoire pour gouverner la France.

Restent les Français de France. Ils sont environ 10 000 au Canada. Les plus importants se trouvent à Montréal, 2 000 environ, et sont fort divisés. Le docteur Vignal a été provisoirement désigné pour représenter le général de Gaulle auquel il a télégraphié en juin 1940. Mais il est protestant et marié à une Roumaine, donc assez impopulaire au Canada français. Le baron de Roumefort, représentant du Crédit lyonnais, personnage ambitieux, qui a lui aussi télégraphié à Londres, s’oppose au docteur Vignal. De plus, il joue sur les deux tableaux, car il entretient de bonnes relations avec le consul de Vichy, monsieur Coursier. Ce consul, qui jouit d’une grande influence à Montréal, a refusé de prolonger mon passeport. Il m’a déclaré que mon arrière-grand-père, le maréchal de Mac-Mahon, se retournerait dans sa tombe s’il savait que j’étais au service des « judéo-communo-gaullistes ».

Au contraire, les petits Français, disséminés pour la plupart dans les provinces de l’ouest, sont totalement acquis au général de Gaulle et à son combat.

C’est dans ce contexte que nous avons réussi peu à peu à créer un service d’information de la France Libre avec une journaliste de la « Canadian Press », Gladys Arnold, récemment arrivée de Londres et quelques jeunes Françaises. Nous avons débuté à Ottawa, où se trouvait le représentant officiel du général de Gaulle, le colonel Martin Prével, dans un bureau prêté par le directeur des services de documentation, M. Mélançon. Un an plus tard, nous avons pu nous établir dans une demeure privée, Daly Avenue. Au départ, nous ne recevions guère de nouvelles en provenance de Londres. Nous nous sommes contentés de diffuser des extraits de lettres venant de France, que Jacque Maritain et le père Couturier nous faisaient parvenir de New York. Nous les diffusions sur un papier grand format orné d’une croix de Lorraine et de la devise de sainte Thérèse d’Avila : « Mourir oui, capituler jamais ». Puis, au bout de quelques mois, durant l’été 1941, nous avons commencé à recevoir régulièrement des nouvelles de Londres.

Grâce à l’appui du général Vanier, qui commandait la place de Québec, de hauts fonctionnaires canadiens anglais du gouvernement fédéral, d’amis canadiens qui, les uns après les autres, ont reconnu l’importance du rôle joué dans la guerre par le général de Gaulle, de l’intérêt que des journalistes de langue française ou anglaise ont porté à notre action, notre influence s’est étendue à travers le pays. Bientôt 85 comités de la France Libre ont été spontanément créés par des Canadiens ou des Français. Dans l’ouest, la formation de ces comités a été particulièrement émouvante. Ils ont été fondés par des Français groupés en hameaux de 600 à 800 âmes, qui avaient quitté la Bretagne, la Normandie ou la Franche-Comté, curés en tête, au moment des lois Combes. Leurs hameaux s’intitulaient : Saint-Brieuc, Saint-Claude, Notre-Dame-de-Lourdes.

Je ne puis m’empêcher de citer ici les paroles par lesquelles un vieux paysan de Notre-Dame-de-Lourdes m’a accueilli au printemps 1942 : « Mademoiselle, Ceux qui sont venus ici fonder cette paroisse l’ont appelée Notre-Dame-de-Lourdes, nom symbolique d’une foi que le monde chrétien d’aujourd’hui ne partage pas encore. Vous y êtes venue, précédée d’un signe, la croix de Lorraine de Jeanne d’Arc, croix des petits comme nous qui sommes rassemblés ici. Croix des humbles qui, sans compter recevoir, donnent ce qu’ils ont. Sans grands moyens, nous avons quand même grandis. Malgré la rareté de vrais chefs, l’amour de la France a survécu en nous ».

C’est à l’occasion de ce voyage dans l’ouest que de nombreuses femmes m’ont remis leurs alliances pour le général de Gaulle. Et c’est à l’issue de cette tournée, fort émouvante, que j’ai été arrêtée à l’aéroport de New York, où je me rendais pour faire prolonger la « Border crossing card » que j’avais obtenue grâce à Jacques Maritain. Cette pièce d’identité me donnait le droit de circuler entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique. Mais, lors d’une récent voyage à Saint-Pierre et Miquelon en février 1942, je n’avais pas résisté au désir de faire porter sur mon passeport français périmé le visa de Saint-Pierre par Alain Savary. Cela m’a valu d’être enfermée trois jours à Elis Island avec des femmes allemandes et italiennes. Et de reprocher avec véhémence au juge qui m’a fait remettre en liberté, de traiter les Français libres comme des ennemis et non comme des alliés !

Malgré les divisions et les intrigues des Français de France au Canada, malgré quelques oppositions tenaces et la propagande entretenue par les représentants du gouvernement de Vichy qui conservait des relations diplomatiques avec le Canada, notre mouvement des Français libres a continué de grandir. Les canadiens français ont partagé notre enthousiasme pour les victoires remportées à Koufra et Bir Hakeim, pour les exploits des généraux Leclerc et Koenig.

La France Libre est alors devenue la France Combattante.

De Québec à Vancouver, disséminés dans des fermes, des hameaux ou des villages, des milliers de Français ont vécu unis avec les Canadiens, dans une même pensée, celle de la lutte pour la liberté.

Je ne puis en un article évoquer la diversité des provinces et des villes canadiennes, ni rapporter fidèlement tous les témoignages reçus qui allaient à la France. Pourtant, je voudrais savoir dire le charme bien français de Québec, Trois-Rivières, Grand-Mère et celui de l’île d’Orléans où chaque chapelles recèle des trésors d’art français. Laissez-moi aussi traverser avec vous les provinces maritimes aux grands lacs boisés et poissonneux, l’Ontario avec ses richesses minières et ses villes laborieuses, Ottawa, capitale fédérale, dont la silhouette se dessine dans le ciel doré et se réfléchit, un peu comme à Prague, dans le fleuve qui entoure la ville. Enfin l’ouest, l’espace infini des prairies déroulées au soleil, prairies fertiles étendues sous un ciel bien plus grand que la terre. Seules les hautes silhouettes des élévateurs à grains viennent rompre le déroulement de la plaine et de grands nuages aux formes changeantes donnent au ciel son caractère et animent le paysage. Enfin, la côte ardente du Pacifique, l’océan d’un bleu intense, les arbres en fleur, alors que le reste du pays est encore couvert de neige. Et l’île de Vancouver et ses bois de pins immenses, plusieurs fois centenaires, qui se dressent comme des piliers de cathédrale !

Pour finir, une impression, l’impression la plus profonde que j’ai gardé du Canada : celle d’avoir reçu bien davantage que j’ai pu donner.

Il m’a suffi de venir en « témoin » parler de la résistance des Français et de la lutte ininterrompue de la France Libre. Bientôt l’accueil des Canadiens s’est montré chaleureux. Nous nous sommes compris à demi-mot lorsque nous avons parlé des souffrances de la France occupée, de la honte de la capitulation et de l’immense espérance qui nous rassemblait autour du général de Gaulle.

Et les Canadiens ont fait leur ces paroles prononcées par le général de Gaulle le 14 juillet 1941 : « Soyons fermes, purs et fidèles : au bout de nos peines, il y a la plus grande gloire du monde, celle des hommes qui n’ont pas cédé ».

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