REGARD INTERNATIONAL
Questions à Valérie Terranova,
Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle, diplômée de l’Institut des Langues et Civilisations Orientales, Valérie Terranova travaille, depuis vingt ans entre Asie et Afrique, d’abord aux côtés de Jacques Chirac à la mairie de Paris puis à la présidence de la République, et depuis 2007, à la tête d’un cabinet international de conseil stratégique.

La crise du coronavirus sonne-t-elle le glas de la mondialisation ou annonce-t-elle une transformation en profondeur de nos sociétés ?

Franchement, bien malin qui peut s’avancer sur le sujet.

La faculté d’oubli de l’homme est très grande. Je ne crois pas trop au « monde de demain » mais je ne suis ni anthropologue ni sociologue. La mondialisation est la somme de tous nos comportements individuels et collectifs, la résultante aussi de la révolution numérique. En corriger les manques et les effets pervers est un impératif qui n’a pas attendu la crise du Covid pour être débattu. Celle-ci va-t-elle nous conduire à changer nos comportements, notamment de consommation ou liés au tourisme de masse, de manière sensible ? J’ai un doute. Et puis, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la mondialisation a permis de sortir des centaines de millions de nos contemporains de la grande pauvreté, à un rythme inédit dans l’histoire de l’humanité.

On assiste à un regain de tensions entre la Chine et les États-Unis. Faut-il s’en inquiéter ?

On assiste à une conjonction préoccupante de périls.

Ces dernières années, l’affirmation de la puissance chinoise, matérialisée entre autres choses par le programme des nouvelles routes de la soie, s’est accompagnée de percées spectaculaires dans le champ des technologies les plus avancées. Ses dépenses de Recherche et de développement représentaient en 2017 20 % des dépenses de R&D globales, derrière les États-Unis. Son effort en la matière excède celui des États-Unis et hélas de l’Europe. La Chine est ainsi devenue une compétitrice redoutable dans les secteurs de pointe comme l’énergie nucléaire, l’intelligence artificielle, les véhicules de demain ou la robotique. Son empreinte scientifique a été multiplié par trois en 15 ans si l’on en juge par le nombre de publications les plus citées, ce qui la place là aussi juste derrière les États-Unis. Dans le domaine digital, les chiffres donnent le tournis ; la Chine a près de 800 millions d’utilisateurs d’internet, soit plus que les États-Unis et l’Europe réunis. 68 % de ces utilisateurs utilisent des moyens de paiement dématérialisés, via we chat ou Alipay, quand le taux n’est que de 15 % aux États-Unis. Dans les big datas, dans les fintech, dans l’intelligence artificielle, ses écosystèmes sont les plus dynamiques au monde. Si vous ajoutez à cela l’annonce récente faite par la Chine de la mise en œuvre d’une monnaie digitale, cela fait beaucoup pour les États-Unis qui voient leur puissance défiée sur un terrain où ils régnaient jusqu’à présent en maîtres… Et ce d’autant plus que la crise du Covid agit comme un révélateur de certaines faiblesses américaines qui apparaissent, aux yeux du monde, comme fragilisés, tout comme l’Europe d’ailleurs mais cela n’a pas le même impact.

Dans le même temps, la crise du Covid, on en voit le frémissement, pourrait conduire un certain nombre de pays à relocaliser une partie de leur industrie afin de diminuer leur dépendance à la Chine qui doit par ailleurs affronter un certain nombre de problèmes intérieurs. Son modèle de développement tourné vers l’exportation pourrait en être affecté.

Quelles peuvent être l’issue et les conséquences de ce duel de géants ?

Ces deux grandes puissances se retrouvent fragilisées en même temps. L’une pourrait chercher à prendre l’avantage sur l’autre. On est en face de deux projets impériaux concurrents qui ne se résolvent pas pour l’un à se contenter d’être numéro deux dans un monde éternellement dominé par les États-Unis, pour l’autre à céder une part de sa suprématie… C’est hautement conflictuel.

Est-ce que ça peut déraper ? Assurément.

Est-ce que ça va déraper ? Le pire n’est jamais sûr mais on ne peut exclure, sinon un conflit ouvert, du moins de sérieux accrochages en mer de Chine méridionale où les États-Unis déploient patrouilleurs et destroyers. Sans oublier que la justice américaine pourrait chercher à faire condamner la Chine pour le Covid comme un juge américain avait fait condamner l’Iran après le 11 septembre, et décider de saisies d’actifs chinois aux États-Unis…

L’Afrique pourra-t-elle faire face à cette pandémie ? N’est-elle pas menacée d’effondrement ? Et que doivent faire l’Europe et la France pour lui venir en aide ?

Pour le moment, les scénarios sanitaires les plus pessimistes ne se sont pas vérifiés : alors qu’elle représente 17 % de la population mondiale, l’Afrique ne compte que pour 1 % des personnes atteintes par le Covid, avec moins de 2000 morts pour un continent qui compte un milliard trois-cents millions d’habitants. Les Cassandre ont beau jeu de dire que l’Afrique est en retard du fait de son isolement relatif des grands flux de voyageurs et que le virus va finir par y faire des ravages mais pour le moment, ce n’est pas le cas. Un certain nombre de gouvernements africains ont pris des mesures énergiques en termes d’accès de leurs populations aux tests ou aux masques. Le Maroc se paie même le luxe de commencer à exporter sa production de ces derniers. Rappelons au passage que l’Afrique n’est pas un tout homogène et qu’il y a de grandes disparités entre les régions et les pays qui la composent. Alors, un effondrement général, je ne crois pas.

Il reste qu’un certain nombre de pays africains, aux économies déjà fragiles, vont connaître, tout comme nous, un regain de problèmes économiques : D’abord, la chute du prix du baril de pétrole va mettre sous forte tension le budget des pays producteurs comme le Nigeria, le poids lourd de l’Afrique de l’Ouest, ou l’Angola. Ensuite, les produits d’exportation qui constituent une ressource importante est quasiment à l’arrêt, c’est le cas, par exemple, de l’exportation de fleurs du Kenya ou d’Ethiopie. A cela s’ajoutent le rapatriement ou la fuite de capitaux, dont les premières estimations montrent qu’ils sont trois fois plus élevés qu’en 2008, l’arrêt du tourisme et la forte baisse des transferts d’argent des Africains établis hors d’Afrique, qui représentent en temps normal, il faut le rappeler, une contribution supérieure à l’Aide publique au développement. Avec le ralentissement global et local de l’économie, ce sont des millions de personnes qui pourraient ainsi replonger dans la grande pauvreté.

Face à cela, l’Europe et la France ont pris des initiatives pour annuler les dettes africaines. Je suis partagée sur de telles annonces. Le niveau de dette de la plupart des pays africains est plutôt bas par rapport aux nôtres, autour de 60 %. Annuler la dette risque de rendre plus compliquée la possibilité d’emprunter dans le futur. Or, tous les pays africains ont besoin d’emprunter pour rendre leur économie plus productive. Cela peut également décourager les investisseurs qui ont besoin de garanties fortes que les États ne sont déjà plus en mesure de donner pour la plupart. En Afrique, il faut sortir une fois pour toutes du discours compassionnel. Et laisser agir les Africains. Il est temps de trouver les termes d’une coopération qui ne soit ni fondée sur le misérabilisme ni complaisante.

Propos recueillis par Philippe Goulliaud.

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