DE GAULLE ET EDWARD HEATH : À PROPOS D’UNE DÉDICACE

Par Arnaud Teyssier,
Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

Le général de Gaulle était un grand lecteur, et il aimait les livres. Pour autant, ce n’était pas un grand bibliophile, et il n’eut, de surcroît, ni assez de temps, ni assez d’argent pour le devenir. Mais féru de littérature et d’histoire, il savait la portée et l’importance que pouvaient avoir, dans certains cas, les « dédicaces » (les initiés préfèrent généralement parler d’« envois ») des auteurs à leurs lecteurs. Si les envois du Général sur ses ouvrages d’avant-guerre sont fort rares (les tirages étaient faibles, et les ventes plus encore), il n’en est pas de même pour ceux qu’il distribua généreusement lors de la publication des trois volumes des Mémoires de guerre, parus entre 1954 et 1959, puis plusieurs fois réédités de son vivant. Là, les volumes avec envoi sont assez nombreux – mais leur cote reste élevée, car ils circulent peu chez les libraires. De Gaulle procédait par séances longues et appliquées, comme s’il s’acquittait d’un devoir – surtout quand il s’agissait du tirage numéroté sur alfa Cellunaf « réservé aux anciens de la France Libre et aux membres des associations combattantes et résistantes de la guerre 1939-1945 ». En revanche, il usait, dans la plupart des cas, d’une formule toute faite : s’adressant au dédicataire, il ajoutait « en souvenir de la grande épreuve ». Il y eut des exceptions notables. Nous en parlerons bientôt.

Mais aujourd’hui, intéressons-nous à l’envoi du premier tome des Mémoires d’espoir à Edward Heath, Premier ministre britannique. Pour son ultime ouvrage, qu’il laissa inachevé, de Gaulle consacra des séances de dédicace épuisantes, à la Boisserie, en octobre 1970, avec le concours de Pierre-Louis Blanc. Après la période d’été, où il avait reçu sa famille et travaillé déjà au tome II, le premier volume des Mémoires, Le Renouveau, allait déjà paraître. Il allait rencontrer un considérable succès. Le Général en signa cinq cents exemplaires, dont un petit nombre, tiré spécialement sur les plus beaux papiers (vélin de Hollande et nominatifs), pour la reine d’Angleterre, Khrouchtchev, la veuve d’Eisenhower, les trois anciens Premiers ministres français, l’ancien Premier ministre britannique Harold MacMillan…

Il n’oublia pas – même s’il n’eut droit qu’à un tirage sur Alfa (le « troisième grand papier », après les Hollande et les Pur fil) – le nouveau Premier ministre de Grande-Bretagne, Edward Heath, qu’il gratifia d’un envoi plutôt aimable.

« Pour le très honorable Edward Heath, Premier Ministre de Grande-Bretagne, en témoignage de haute considération et en cordial souvenir. »

Edward Heath – qu’on appelait « Ted Heath » – avait pris la tête du gouvernement britannique le 19 juin 1970. Il devait conserver le pouvoir jusqu’en mars 1974. C’est lui qui négocia avec Georges Pompidou l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Ce fils de charpentier, qui avait obtenu une bourse à Oxford pour étudier le piano (il resta excellent musicien par la suite), était libéral en économie, mais progressiste sur le plan social. Il perdit les élections en 1974 et dut céder le pouvoir au travailliste Harold Wilson, puis fut définitivement écarté de la direction du parti conservateur par Margaret Thatcher, dont l’étoile montait et pour qui il éprouvait une vive antipathie – largement partagée, on s’en doute, par l’intéressée.

Heath avait rencontré de Gaulle au début des années 60, car Lord du Sceau privé dans le cabinet MacMillan (et en quelque sorte ministre sans portefeuille), cet Européen convaincu avait été chargé des négociations pour l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE.

Dans ses Mémoires, The Course of My Life (1998), texte passionnant qui, je crois, ne fut jamais traduit en français, Heath évoque longuement le veto finalement opposé par de Gaulle à l’entrée de son pays dans le Marché commun, et rappelle qu’il fut reçu à nouveau en 1965 à l’Elysée, quand il était devenu chef de l’Opposition à la Chambre des communes :

« A la fin de notre entretien, de Gaulle me dit : « Si vous devenez Premier ministre, vous serez l’homme qui fera entrer la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne ». » Nous restâmes en contact, puis je reçus, deux jours après sa mort, un exemplaire de son autobiographie, avec une dédicace chaleureuse. Ce doit être l’un des derniers documents qu’il ait signés. »

Heath admirait évidemment de Gaulle. Il avait été impressionné par sa visite officielle à Londres en avril 1960 et par le discours qu’il avait prononcé à Westminster. Dînant avec lui, un jour, chez Harold Macmillan – lors d’une visite privée des De Gaulle en novembre 1961 -, il avait été frappé par son attitude, assez différente de l’image habituelle qu’on lui prêtait : « le parler était calme, l’attitude réservée, presque timide, avec les allures d’un homme portant la marque des très lourdes charges qui pesaient sur lui et des décisions qu’il devait prendre. » Parlant de la question de l’entrée dans la Communauté – les pourparlers venaient alors de s’engager -, il avait gentiment interpellé Heath : « Quel est le sens de tout cela ? Est-ce sérieux, ou n’est-ce qu’un jeu ? » L’Anglais avait compris, ce jour-là, que de Gaulle, inspiré par sa vision de l’Histoire, était fort perplexe et éprouvait un profond scepticisme sur la réalité durable, sur l’authentique sincérité des intentions britanniques. Il semblait se demander s’il n’avait pas eu tort d’engager même les discussions.

Voilà qui donne matière à réflexion, à la lumière des événements récents… D’ailleurs, cet exemplaire des Mémoires d’espoir qui a appartenu à Edward Heath et se trouve maintenant dans une collection privée française, a une histoire. Il fut acheté, il y a peu, à un grand libraire britannique, réputé pour son sérieux et son honorabilité. Le rédacteur de la fiche qui avait été établie pour la vente du livre avait conté une étrange romance : selon lui, lorsqu’il avait reçu l’ouvrage juste après la mort du Général, Heath aurait refusé même de l’ouvrir et l’aurait rendu aussitôt à ses collaborateurs sans l’avoir lu. En réalité, s’il est exact que l’exemplaire est resté non coupé, cela n’a rien d’anormal. On ne « coupe » pas les pages d’un ouvrage précieux pour le lire : l’usage est plutôt de s’en procurer un exemplaire ordinaire pour respecter l’intégrité du « beau livre ».

Considérons plutôt l’objet lui-même : Heath fit acheter ensuite le tome 2 lors de sa parution, puis établir un assez bel emboîtage pour y conserver les deux ouvrages. Et nous avons vu, d’après son propre témoignage, qu’il fut touché, et non heurté de le recevoir.

Alors, la morale de l’histoire est simple. Interrogée, la grande et prestigieuse librairie londonienne reconnut avec un certain embarras que son collaborateur avait sans doute mal interprété les choses, et que cette histoire ne correspondait à aucune réalité. Preuve, s’il en était besoin à l’ère du Brexit, que les fantômes du passé rôdent bien des deux côtés de la Manche…

Arnaud Teyssier

(à suivre)

Trois photos du livre ci-dessous :

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