LE GÉNÉRAL DE GAULLE ET LA GRANDE-BRETAGNE :
UNE PERCEPTION CHANGEANTE

Par Lord Williams of Elvel*

*Membre de la Chambre de Lords. Texte publié dans De Gaulle en son siècle, tome 5, L’Europe. Institut Charles de Gaulle, Plon, La Documentation française, 1992.

Mon propos consistera tout d’abord à montrer que la perception que le général de Gaulle eut de la Grande-Bretagne – et par conséquent la place de celle-ci dans le monde de De Gaulle – a évolué sensiblement selon le temps et les circonstances. Je veux ensuite montrer que ces différentes perceptions que de Gaulle put avoir, à différentes époques, ont résulté de trois éléments distincts et parfois conflictuels remontant à sa formation intellectuelle.

Examinons le substrat que de Gaulle reçut durant son enfance et sa formation. Il ne fait aucun doute que son père nourrissait une hostilité certaine à l’égard de la Grande-Bretagne. Il en était de même pour les pères jésuites de l’école de la rue de Vaugirard, profondément hostiles au protestantisme et au rejet de l’autorité du pape au moment de la Réforme, laquelle permit à la Grande-Bretagne de devenir un Etat-nation. Sous l’emprise de telles influences, de Gaulle, comme il devait l’écrire par la suite, fut très affecté par Fachoda. En Grande-Bretagne, le nom de Fachoda n’évoque pas grand-chose. En revanche, dans la France du jeune de Gaulle, ce nom était symbole de honte nationale, et il est fort possible que ce souvenir soit encore vivant aujourd’hui. Afin de montrer à quel point l’image que l’on se fait parfois de la réalité peut différer de cette dernière, il n’est pas inutile de rappeler les faits.

En eux-mêmes, les faits sont très simples. A la fin du XIXe siècle, lors de la rue vers les colonies africaines, la France et la Grande-Bretagne se disputaient une bonne partie des territoires du nord de l’Afrique. Globalement, les Français avaient les coudées relativement franches à l’Ouest, du fait de leurs positions en Algérie, les Britanniques concentrant leurs efforts sur l’Egypte et le Soudan. En 1890, une convention avait plus ou moins officialisé cet état de fait en définissant les sphères d’influence respectives des deux pays. Toutefois, en ces temps de piraterie généralisée, les conventions n’avaient de part et d’autre qu’une valeur limitée, et cette dernière ne fut pas longtemps respectée. En 1897, le colonel Marchand était parti du bassin du Congo, à la tête d’une expédition composée de quelques officiers français et d’à peine plus d’une centaine de tirailleurs sénégalais. Cette expédition avait traversé le désert de l’Afrique centrale et avait ensuite fait savoir qu’elle revendiquait pour la France le sud du Soudan. L’idée était audacieuse, l’exécution brillante. En juillet 1898, Marchand avait atteint Fachoda au Soudan et hissait le drapeau français, indiquant ainsi que la France prenait possession de ce territoire. Toutefois, en septembre, des troupes britanniques commandées par Kitchener firent leur apparition : celles-ci étaient dix fois plus nombreuses que celles de Marchand, et la victoire qu’elles venaient de remporter à l’issue de la bataille d’Omdurman les avait galvanisées.

Il n’y avait plus qu’une chose à faire. Il était en effet hors de question d’envoyer des renforts et la défaite militaire était certaine, ne serait-ce qu’à cause de cette disproportion numérique. Marchand reçut de Paris l’instruction de se retirer, ce qu’il fit. L’incident était clos. Tout cela ne mériterait en soi pas plus qu’une simple note dans un livre d’histoire si la presse française n’avait pas alors présenté cet incident comme une défaite majeure et si des bruits n’avaient pas couru quant à une éventuelle mobilisation générale contre la Grande-Bretagne.

Cela montre bien qu’en politique les émotions peuvent entraîner des répercussions sur le long terme, alors même que les événements en question, examinés sous un angle non passionnel, peuvent n’avoir en fait qu’une importance relativement mineure. Mais cela ne signifie pas pour autant que la perception de Fachoda et l’impact émotionnel qui en résulta ne furent pas puissants. Par ailleurs, de Gaulle ne fut pas le seul à éprouver durant son enfance une émotion aussi forte, qui, par la suite, devait modeler ses conceptions politiques. Après tout, Churchill présente un profil similaire. Il se trouve que Churchill avait été officier subalterne dans l’armée de Kitchener à Omdurman, sans toutefois participer ensuite à l’épisode de Fachoda (ce qui, après coup, aurait constituer une certaine ironie de l’Histoire) ; de plus, le fait qu’il avait été élevé dans le culte de l’Empire britannique exerça sur lui une influence telle qu’il prit parfois des positions tout à fait ridicules, notamment lorsqu’il s’opposa à l’indépendance de l’Inde, positions qui d’ailleurs éveillèrent chez de Gaulle en 1941 certains soupçons quant à ses intentions au Levant.

Une fois adulte, de Gaulle n’eut guère l’occasion de connaître la Grande-Bretagne et de nuancer peut-être par ce moyen la façon dont il voyait ce pays. Il fut prisonnier de guerre en Allemagne ; sa première langue étrangère fut l’allemand, et entre les deux guerres, il se rendit en Pologne, en Allemagne ainsi qu’au Liban.

Lorsqu’il effectua sa première visite au Royaume-Uni, le 9 juin 1940, il était ministre depuis 3 jours. Le moins que l’on puisse dire est que la connaissance qu’il avait de ce pays et de sa langue était minimale. En outre, il eut la malchance de rencontrer Churchill alors que ce dernier était dans une colère noire après avoir été tiré de sa sieste et s’être entendu dire que Mussolini venait d’engager l’Italie dans la guerre.

Cependant, il ne fallut pas plus d’une semaine pour que de Gaulle devienne le personnage central d’un projet tout à fait extraordinaire. Tandis qu’il se rasait, Monnet et l’ambassadeur français Corbin firent irruption dans sa chambre du Hyde Park Hotel. Monnet avait travaillé sur un projet qui ne proposait rien de moins qu’une union entre le Royaume-Uni et la France. Ce projet prévoyait une constitution fédérale, un Parlement unique, un gouvernement unique et une citoyenneté commune.

Le moins que l’on puisse dire était qu’il s’agissait d’un plan ambitieux, dont le principe même reflétait bien le désarroi qui prévalait alors. Chacun savait bien que la réalisation d’un tel plan nécessiterait du temps et de nombreux efforts, mais cela n’était pas totalement chimérique et, d’ailleurs, il n’y avait pas d’autres moyens pour maintenir la France dans la guerre. Ce fût là la première ébauche de supranationalité- mais en aucun cas la dernière – qui germa dans l’esprit fertile de Monnet. Ce fut toutefois la seule que de Gaulle approuva. Non seulement, ce dernier donna son accord, mais il ne ménagea pas ses efforts pour rallier d’abord Churchill, puis le gouvernement Reynaud, à cette idée. Ce fut le premier exemple, et peut-être le meilleur, de sa perception instinctive de la réalité politique.

Par la suite, de Gaulle nia évidemment avoir accordé quelque crédit que ce fût à ce projet et qualifia de « mythe » le compte rendu que Monnet en avait fait. Toutefois, d’autres récits de l’époque, et notamment ceux de personnes ayant participé à la réunion du 16 juin 1940 au Cabinet de guerre britannique donnent une version différente. De Gaulle, assurément, ne ménagea pas ses efforts pour persuader tout à la fois Churchill et Reynaud des vertus d’un tel projet. Face à Churchill, il pouvait avancer que c’était là l’unique moyen  pour que la Flotte française continue à prendre part à la guerre contre l’Allemagne ; face à Reynaud, l’argument était que cela permettrait au gouvernement français de gagner du temps avant de se ressaisir en Afrique du Nord. D’après certains rapports, de Gaulle aurait même laissé entrevoir à Reynaud la possibilité de devenir Premier ministre de cette nouvelle union. Il paraît toutefois improbable qu’une telle éventualité ait été avancée devant Churchill ou devant le roi George VI, ce dernier ignorant d’ailleurs que l’on décidait du sort de son Empire avec une telle désinvolture.

De toute façon, le projet échoua et de Gaulle retourna à Londres peu après. Ayant pris la décision déterminante, et à l’évidence historique, de rompre avec Vichy et d’instituer les Français libres comme les véritables successeurs de la légitimité française, il se trouvait désormais totalement dépendant du bon vouloir des Britanniques. La reconnaissance par Churchill de ce fait et le communiqué ultérieur du 28 juin fixèrent le cadre des relations que de Gaulle allait entretenir avec le gouvernement britannique ainsi que le cadre de l’ensemble des accords bilatéraux qui allaient s’ensuivre. Une nouvelle fois, de Gaulle avait clairement perçu la réalité politique.

A mesure que le mouvement des Français libres se renforçait, les relations que de Gaulle entretenait avec le gouvernement britannique devenaient plus équilibrées. Au moment où il quittait Londres pour Alger, en mai 1943, de Gaulle était en mesure de peser davantage quand il s’agissait de défendre les intérêts français. Avant cela, il avait eu plusieurs différends importants avec Churchill, notamment sur la question du Levant, et certaines de ses remarques ouvertement anglophobes avaient profondément offusqué les Britanniques. Toutefois, les querelles qui l’opposaient à Churchill ne duraient jamais longtemps, les adversaires se réconciliaient, et de Gaulle parvenait à ses fins. Comme lui-même, l’indiqua, l’intransigeance constituait une arme puissante. Par ailleurs, bien avant Roosevelt et probablement avant Churchill, il avait compris, d’instinct, dès 1942, que la guerre était gagnée, l’avenir de la France devenant alors pour lui la question à régler en priorité.

Durant la suite de la guerre, les conceptions de De Gaulle furent à la mesure de la force croissante des Français libres et de la sienne propre. Le 25 novembre 1941, à Oxford, il avait évoqué la nécessité d’une « collaboration d’un nouveau type, entre la Grande-Bretagne et la France après la guerre, collaboration qui, pour lui, devait être « plus franche et solide qu’elle ne le fut jamais ». En mai 1944, s’adressant à l’Assemblée consultative d’Alger, il parla d’un « groupement » occidental, essentiellement économique, dont la France serait le centre naturel, mais qui inclurait également le Royaume-Uni. Si ses Mémoires se font bien entendu l’écho de telle conceptions, ils n’en mentionnent pas moins le fait que la France n’ait pas été invitée aux conférences de Dumbarton Oaks et de Québec où s’était discuter le nouvel ordre mondial.

De Gaulle évalua lucidement la signification de cette exclusion. Cela l’incita à inviter Churchill et Eden à Pais pour le 11 novembre 1944, où, après les cérémonies d’usage, les deux dirigeants entrèrent dans le vif des problèmes. A la lecture des comptes rendus de leurs conversations – qu’il s’agisse des transcriptions ou des différentes versions se trouvant dans les Mémoires qu’ont pu écrire plusieurs des participants – , il est clair que, pour de Gaulle, l’objectif primordial était de faire en sorte, une fois pour toutes, que la France participe pleinement au règlement de l’après-guerre. Pour atteindre cet objectif, de Gaulle se devait de proposer à la Grande-Bretagne une relation privilégiée, car la France, dont il allait avoir la charge, sortait politiquement affaiblie de la guerre. En réalité, cette relation n’était pas très différente de la proposition d’Union franco-britannique de juin 1940, au moins pour ce qui concernait dans l’immédiat la politique étrangère mais aussi pour l’avenir inévitablement – aucun des deux dirigeants n’étant suffisamment stupide pour ne pas comprendre les réalités économiques et politiques sous-jacentes – en terme de développement constitutionnel ultérieur. Il n’y a pas d’autre façon d’interpréter la réponse de De Gaulle à la proposition de Churchill d’un traité d’alliance franco-britannique. De Gaulle définit alors les domaines où les deux pays avaient des intérêts communs majeurs. Il s’agissait non seulement de la paix sur le Rhin et de l’indépendance des Etats d’Europe orientale, ou encore de l’association des deux Empires par le biais d’une coopération, « l’équilibre de l’Europe » constituait en fait pour lui une priorité. A la lumière de l’expérience de l’entre-deux-guerres, « équilibre » ne pouvait signifier qu’équilibre politique et économique. De Gaulle poursuivit son propos, précisant qu’en l’absence d’une proposition en faveur d’une coopération de ce type, il ne pouvait y avoir accord sur un traité.

Il n’y eut donc pas d’accord, Churchill reconnaissant que quelles qu’aient pu être les conditions qui, en juin 1940, auraient pu permettre un accord de cette nature, celles-ci ne se présentaient plus en novembre 1944. En effet, aucun Parlement britannique n’aurait ratifié un tel accord après une victoire remportée à l’issue d’une guerre longue et coûteuses en vies.

Peut-être est-il bon de s’arrêter un instant afin de récapituler l’évolution – ou tout au moins mon interprétation de l’évolution – de la pensée du général de Gaulle à l’égard du Royaume-Uni, cela jusqu’au moment où il renonça à exercer le pouvoir en 1946. Il faut toutefois préciser que, même après 1946, durant l’année 1947 et la première moitié de 1948, il ne semble pas que ses conceptions aient sensiblement évolué. Ainsi, en juillet 1947, il continua à défendre l’idée d’un véritable accord entre la France et le Royaume-Uni, thème qu’il reprit dans la conférence de presse qu’il tint en novembre de la même année. En avril 1948, à Marseille, le Général reconnut que la solution de rechange qu’il avait envisagée, à savoir un accord général conclu avec l’Union soviétique, n’était qu’une « illusion ». Il nous faut attendre juin 1948 pour voir chez de Gaulle un changement d’approche.

Jusqu’alors de Gaulle, éduqué par les jésuites et élevé dans l’ombre de Fachoda par un père qui, par tempérament, était anti-britannique, avait atterri à Londres et avait accusé de trahison le gouvernement légitime de la France. En outre, malgré des difficultés initiales pour se faire connaître comme le chef incontesté d’une France qui n’avait pas renoncé à prendre part à la guerre et en dépit d’une suspicion profonde à l’égard des objectifs de guerre réels des Britanniques – suspicion alimentée par la rhétorique impériale de Churchill et par l’empressement manifeste de ce dernier à céder le premier rôle à Roosevelt après décembre 1941 – de Gaulle avait néanmoins continué à penser qu’une coopération, sur un pied d’égalité, entre la Grande-Bretagne et la France était l’unique moyen permettant de présider au nouvel ordre international après la guerre. Bien sûr, il y avait eu des moments difficiles entre lui et Churchill et, parfois, leurs relations personnelles s’étaient détériorées jusqu’à devenir marquées par une très forte animosité, mais, cependant, et en grande partie grâce à Eden, le point de non-retour n’avait jamais été atteint. Le souvenir commun de juin 1940 – la Grande-Bretagne n’ayant alors pour seul allié véritable que ce général à deux étoiles dégingandé arrivant à Downing Street et refusant d’accepter la défaite – fut en définitive assez puissant pour transmuer les différends politiques en admiration et en respect mutuels.

Cette situation se modifia radicalement en juin 1948. Il y eut alors le « communiqué de Londres » prévoyant la création d’un gouvernement fédéral en Allemagne de l’Ouest ; ce qui impliquait une révision complète de la politique étrangère de la France car, si l’Allemagne devenait en mesure de constituer une menace à l’Est, les vieilles craintes réapparaîtraient et la France devrait à nouveau y faire face. De Gaulle ne fut pas tendre dans sa dénonciation du communiqué de Londres, accusant le Royaume-Uni de tenter d’organiser la renaissance du Reich afin de pouvoir jouer son rôle traditionnel de balancier dans l’équilibre des puissances européennes. En octobre de cette même année, de Gaulle parle de façon significative de l’ « Angleterre » comme d’une « île » ; en février et en avril 1949, il commence à insister sur le fait que la France doit se trouver à la tête de toute organisation européenne, faute de quoi une telle entreprise n’aurait pas de moteur véritable. C’est alors qu’il déclara : « L’Angleterre s’éloigne ». Une nouvelle fois, le langage utilisé était celui de Fachoda.

D’un point de vue français, les circonstances politiques de l’époque exigeaient que l’Allemagne fût, d’une façon ou d’une autre, neutralisée, mais de Gaulle n’était toutefois pas disposé à accepter les abandons de souveraineté nationale que le plan Schuman inspiré par Monnet supposait. C’est à ce moment-là que commença à germer l’idée d’une grande réconciliation franco-allemande.

Après tout, il n’est pas très surprenant que de Gaulle ait eu une telle idée. Il avait en effet connu l’Allemagne comme prisonnier de guerre durant le premier conflit mondial, il y avait servi comme chef de bataillon dans les années vingt et, en outre, il avait une profonde connaissance de la langue et de la littérature de ce pays. Il s’agissait par ailleurs d’une terre partiellement catholique. A l’inverse, les deux années qu’il avait passées en Grande-Bretagne durant la guerre ne l’avait pas conduit à maîtriser la langue anglaise et l’intérêt qu’il avait manifesté à l’égard des habitants et de la culture de ce pays ne semble pas l’avoir beaucoup occupé.

Les choses suivirent ce nouveau cours jusqu’à la première demande britannique d’adhésion à la CEE en octobre 1961. Etant donné l’amélioration des relations avec l’Allemagne, cette demande britannique arrivait à un moment inopportun et constituait en outre un obstacle à la nouvelle orientation politique que de Gaulle poursuivait. En clair, il ne fallait pas qu’elle aboutisse. Cependant, elle ne pouvait pas être expressément repoussée tant que le poids politique de la France et celui du Général en personne ne permettraient pas de résister à la tempête qu’un veto allait immanquablement provoquer.  Avec un instinct infaillible, de Gaulle comprit qu’il lui fallait préalablement se libérer du fardeau algérien – ce que les accords d’Evian de 1962 concrétisèrent – avant de faire mine d’examiner en toute bonne foi la demande britannique lors des rencontres de Birch Grove et du château de Champs. Après cela, la voie était libre pour la rencontre de Rambouillet des 15 et 16 décembre 1962 et pour la conférence de presse du 14 janvier 1963.

L’attitude de De Gaulle à l’égard de la Grande-Bretagne ne se modifia pas, elle semble même s’être renforcée durant les quatre années suivantes. Si lors de sa conférence de presse du 23 juillet 1964, « l’Angleterre » n’est mentionnée qu’une fois et jugée comme n’étant pas européenne, au moment de la deuxième demande d’adhésion britannique – si l’on peut qualifier ainsi cet épisode – et de l’avis favorable de la Commission européenne de septembre 1967 pour l’ouverture de négociations avec le Royaume-Uni, le Général fut en mesure de repousser tout naturellement cette question lors de sa conférence de presse du 27 novembre et de tuer ainsi dans l’œuf ce projet. En soi, ce rejet n’aurait pas dû constituer une surprise ; la surprise véritable tint au fait que le Foreign Office conseilla au Premier ministre britannique et à son ministre des Affaires étrangères d’entreprendre sans délai une telle démarche.

Les choses en restèrent là jusqu’au 4 février 1969, quand un déjeuner intime réunit le Général et l’ambassadeur britannique de l’époque, sir Christopher Soames. Sur ce point également, les faits paraissent clairs. De Gaulle laissa entendre à Soames que la coopération franco-britannique pourrait être beaucoup plus substantielle, qu’il pourrait être possible de modifier le traité de Rome afin de faciliter pour le Royaume-Uni le règlement de certaines questions économiques, que les affaires de défense pourraient être réglées par les quatre principales puissances européennes – France, Grande-Bretagne, Allemagne et Italie – et qu’enfin, des discussions bilatérales secrètes entre la Grande-Bretagne et la France constituaient le moyen de résoudre l’ensemble de ces questions.

Cet événement, la méfiance du gouvernement britannique et les fuites organisées à propos des suggestions de De Gaulle provoquèrent, comme il était prévisible, un tollé général. Le Foreign Office pensait que les propos de De Gaulle pouvaient fort bien n’être qu’un piège adroit, d’autant plus que, deux jours auparavant, le Général avait annoncé l’organisation du référendum sur la participation qui, en l’occurrence, devait le contraindre à démissionner.

Cependant, au dire de tous, la façon dont les Britanniques avaient traité son initiative provoqua la colère du Général et, dans sa retraite, il allait citer cette conduite comme un exemple de la perfidie britannique. Faute de preuves permettant de prouver le contraire, il faut donc croire que cette initiative était sincère et l’on doit se demander si de Gaulle, dans ses dernières années, n’avait pas une nouvelle fois changé de tactique après en être arrivé à la conclusion que l’Allemagne était désormais devenue bien trop puissante pour pouvoir être contenue dans le cadre d’une Europe dominée par la France, en bref que les anciennes menaces faisaient leur réapparition. Par ailleurs, il était exact que la nouvelle génération de dirigeants politiques allemands était tout à la fois pro-américaine et fédéraliste et que l’unique puissance européenne qui se dérobait au fédéralisme, le Royaume-Uni, était le seul allié en mesure de prêter main-forte. La boucle était donc bouclée et l’Entente cordiale pouvait être ranimée.

Comme nous le savons, tout cela arriva bien trop tard. L’amertume qui, de Fachoda à l’affaire Soames, s’était accumulée, était bien trop importante et bien que le réaliste politique qu’était de Gaulle ait pu voir une solution à ce problème, les réactions qu’en digne fils de son père il avait provoquées avaient eu des effets bien trop puissants.

Je termine par une anecdote que lord Gladwyn m’a racontée dernièrement. Après le veto opposé à la première demande d’adhésion britannique, Paul Reynaud, personnage politique d’une époque révolue, écrivit à de Gaulle pour protester contre son attitude. Pour seule réponse, il reçut une enveloppe écrite de la main du Général et contenant une feuille vierge. Au dos de l’enveloppe était écrit : « En cas d’absence, faire suivre à Crécy, Azincourt, Waterlow, etc. ». Telle fut la revanche de Fachoda.

Traduit de l’anglais par Frédéric Jamain.

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