REDONNER UN VRAI SENS AU « RÉGALIEN »

Par Arnaud Teyssier,
Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

La crise sanitaire, qui déstabilise si profondément notre système économique et social, notre conception des libertés ainsi que nos modes de vie les mieux installés, remet au cœur de l’actualité des questions qui avaient été jusqu’ici maintenues au second plan, ou livrées depuis longtemps au flou et à l’incertain : la notion de souveraineté sous toutes ses formes et dans tous les domaines ; le rôle stratégique de l’État ; l’idée du salut collectif, qui n’est que la mise en abîme du principe de primauté des intérêts publics sur les intérêts privés. Tous les éléments, en somme, qui ont été au cœur de la reconstruction française, telle qu’elle fut entreprise par Charles de Gaulle en deux étapes : en 1944-1945, dans le cadre du Gouvernement provisoire de la République française ; à partir de 1958, avec l’installation du régime de la Vème République. Le mot « régalien », à cet égard, est devenu depuis la somme de tous nos oublis et de toutes nos ambiguïtés, au point de n’être employé, toujours, que dans un sens restrictif, pour circonscrire et donc limiter les fonctions jugées essentielles de l’État.

Dans Vers l’armée de métier, en 1934, on peut lire, déjà, des jugements très affinés sur notre psychologie collective. Bien sûr, les temps ont changé, nous ne subissons plus la menace du nazisme, notre peuple n’a plus à  se relever d’une première guerre mondiale destructrice. Mais si le danger est moins grave, les faiblesses, les peurs, les angoisses, les ferments de dispersion face à un ennemi invisible qui sème le doute sur la cohésion et la solidité de nos sociétés, sont bien présents aujourd’hui avec tous leurs effets, qui sont destructeurs d’une autre manière. Que dit le lieutenant-colonel de Gaulle, en 1934 ? Il parle de ce « rêve français par excellence, celui d’un monde organisé, où la rigueur des lois, la modération des désirs, l’ubiquité des gendarmes garantiraient à tous la paix et à chacun son domaine ». Il s’interroge : « cette nation, si mal protégée, du moins se tient-elle en garde ? … Chaque Français tient trop à son indépendance… La solidarité, la discipline ont chez nous quelque chose de frémissant, de contenu, d’instable, qui rend l’action en commun inégale et malaisée. D’ailleurs, ce peuple doctrinaire court à l’épreuve nouvelle tout bardé de principes… Puis, déconfit… se trouve face à face avec la réalité et lui arrache ses voiles. »

Tant de faux départs, dit de Gaulle, qui, dans l’Histoire ont produit tant de revers, mais aussi, grâce à de stupéfiants sursauts physiques et moraux, tant d’étonnants « retours du bord de l’abyme. » Dans son esprit, la cohérence de l’organisation institutionnelle, la force de structuration et de mobilisation de l’Etat sont les armes qui doivent préparer la démocratie aux crises de toutes natures, ces crises qui, pour ce grand connaisseur de l’Histoire, sont plutôt la règle, et non l’exception.

Préjugés tenaces et faux débats

Le « régalien », en réalité, c’est l’arme. Nous sommes donc loin du sempiternel et théorique débat sur le partage entre le « régalien » et le « non régalien », sur l’opposition entre le libéralisme et l’étatisme, sur les mérites comparés de l’Etat et de l’entreprise privée. Il s’agit bien plutôt de souplesse, de réalisme et de réactivité, toutes qualités essentielles à une action efficace de l’Etat, notamment en temps de crise.

Car dans le débat public français, la notion de « régalien » est un marqueur puissant qui tient lieu, pour les libéraux ou « néo-libéraux », de frontière entre le domaine d’intervention présumé « légitime » de l’Etat et celui de « la société civile » – là où le secteur privé est présumé agir de manière plus efficace et rationnelle, plus économe, aussi. Dans le jeu d’images complexe et instable de nos temps ordinaires, le « régalien » semble une sorte de « domaine réservé » et exclusif qui serait éternellement reconnu à l’Etat, et de ce fait, jugé d’une extraordinaire stabilité dans sa définition même. Mais à l’intérieur des limites ainsi dessinées, et comme figées dans leur supposée permanence, le « sens de l’Histoire » serait, de l’avis presque unanime, celui d’une délégation ou d’une fragmentation chaque jour plus accusée. Le mode de raisonnement « installé »en ce domaine est celui d’une évolution globale et linéaire vers une puissance publique toujours plus décentrée et privilégiant le « faire faire » par rapport au « faire » – malgré tout ce qu’il permet en termes d’impulsion aux décisions véritables. Le débat actuel – parfois surréaliste – sur les leçons à tirer de la crise sanitaire montre que, passé un premier moment de stupeur ou d’affolement, ce schéma reste incroyablement dominant : pour beaucoup, bardés de tant de préjugés et de tant de certitudes, il n’est question, plus que jamais, que de déconcentrer, décentraliser, déléguer ce qui forme pourtant le cœur du régalien – la mobilisation des forces face au danger [1].

Mais les faits sont têtus, il arrive même qu’ils s’emparent du gouvernement des choses. Le régalien, comme domaine exclusif ou dominant de l’action de l’Etat, semble offrir une forte résistance en France, et sous le jeu des apparences, incarner une réalité toujours très concrète, même si cette réalité est devenue extraordinairement mobile, ou mouvante – et même si les acteurs de l’Etat eux-mêmes n’en ont pas toujours clairement conscience – car il arrive que les appareils de décision en viennent à perdre de vue les principes et les enjeux, tant il est vrai qu’ils sont égarés par l’idéologie dominante et indéracinable du New Public management. Pour user d’une image empruntée à l’Histoire et qui renvoie, là encore, au concept de souveraineté, le régalien, en France, est littéralement devenu « mouvant » comme l’était cette partie du comté de Bar, en Lorraine, sur la rive gauche de la Meuse, dont l’empereur avait abandonné la suzeraineté à Philippe le Bel en 1301. Et nous ne jouons pas ici vraiment sur les mots : cette partie du Barrois était passée sous la suzeraineté du roi de France, donc, avant la lettre, dans sa « mouvance » et dans le cadre d’une hiérarchie féodale qui le plaçait au sommet. Mais la souveraineté du roi n’était pas entière, car les ducs de Lorraine avaient conservé par la suite un pouvoir législatif sur cette partie de leur duché afin de soumettre leurs domaines à l’inaliénabilité – clause qui avait été confirmée par les traités de Ryswyck en 1697. Cette question de droit se posa encore bien après la Révolution française…

Cette nuance, empruntée au passé, entre « suzeraineté » et « souveraineté » ouvre directement sur les incertitudes actuelles du « régalien », dans un contexte marqué par des partages ou transferts de l’exercice de l’autorité, aux frontières indécises, entre Etat et collectivités territoriales. Il y aurait beaucoup à dire, par exemple, sur ces fondament aux oubliés qui définissent le double statut du maire – agent de l’Etat et exécutif d’une collectivité. Or les crises n’aiment ni le flou, ni l’indécision qui en résulte.

Le régalien, une réalité mouvante

Avec les évolutions majeures qu’a connues la constitution administrative française depuis les premières lois de décentralisation et l’affirmation de l’ordre juridique européen, les frontières du régalien se sont sensiblement modifiées. Un certain nombre de compétences ont été transférées ou partagées, brouillant parfois les lignes et suscitant des redondances, se technicisant de plus en plus et perdant leur substance et leur capacité directrice. Mais ces mouvements ne sont pas unilatéraux, ou du moins, si l’on s’en tient à un pays comme la France, ils ont cessé de l’être : ils ne se traduisent pas tous, désormais, par une rétraction de l’Etat central. Ils participent certes d’un rapport avec la re-féodalisation à l’œuvre dans notre société, mais qui est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît et peut ouvrir, en réalité, de nouveaux territoires à l’action de l’Etat. Ils sont en outre étroitement corrélés avec une tension devenue pour ainsi dire constante dans la vie des démocraties occidentales, et dont l’illustration la plus criante, en France, est l’inscription de « l’état d’urgence » – dispositif conçu pour les circonstances exceptionnelles – dans une durée qui peut être remarquablement longue. Deux années entières après les attaques terroristes (2015-2017) pour l’état d’urgence classique, plusieurs mois déjà – jusqu’à quand ? – pour ce nouveau régime de l’urgence sanitaire que façonne l’Etat sous l’empire de la nécessité. Faut-il l’état d’urgence pour que l’État se remobilise lui-même et se souvienne de ce qu’il est et de ce qu’il doit ? Et qu’il le fasse admettre à tous ? Cette pression longtemps oubliée – et d’autant plus forte ici que le régime exceptionnel devient durable, tout en étant changeant ou évolutif (il suffit de penser à la trilogie nouvelle du confinement / déconfinement / reconfinement) -, qui s’exerce sur la société des individus donne une nouvelle dynamique, encore difficilement perceptible, mais indubitable, au champ du régalien.

Il faut donc reprendre le concept à la base. Le Littré donnait au XIXème siècle la définition suivante, toute simple, du mot « régalien » : qui appartient à la royauté. Et le même définissait ainsi les « droits régaliens » : droits qui sont propres aux rois et aux souverains, tels que faire des lois, accorder des grâces, battre monnaie, etc. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, rappelle que le mot « régalien » est un dérivé savant (1413) du latin regalis (du roi), et qu’il servait, en droit ancien, de « doublet » spécialisé à « royal » « pour qualifier ce qui est afférent à l’exercice de la souveraineté, ce qui appartient au roi. » Mais le même dictionnaire (édition de 1992) indique curieusement que « le langage politique moderne l’emploie à propos d’un pouvoir absolu, sans contrôle démocratique. » Cette dernière incise, passablement surprenante, traduit sans doute une certaine charge politique ou idéologique qui s’est attachée à la notion de « régalien » dans les années quatre-vingt. Et explique une méfiance qui demeure présente aujourd’hui, conduisant parfois le débat public dans les impasses multiples du déni.

Pendant longtemps, l’extension progressive du champ du régalien s’est accomplie chez nous de manière presque naturelle. Privée de constitution politique stable ou durable, la France s’est développée grâce à une constitution administrative d’une force et d’une cohérence sans égales, en extension continue. Ce mouvement historique a été couronné, en quelque sorte, par la création de la Ve République [2]. Comme l’écrit Charles de Gaulle au début des Mémoires d’Espoir : « Aussi l’Etat, qui répond de la France, est-il en charge, à la fois, de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain. » [3] Joignant en quelque sorte le geste à la parole, le fondateur du régime renforce la constitution administrative héritée du passé tout en dotant le pays d’institutions politiques exceptionnellement fortes et privilégiant ouvertement le pouvoir exécutif. Il suffit de lire l’ensemble des écrits ou déclarations publiques du général de Gaulle pour en déduire qu’à ses yeux, tout, ou à peu près, entrait dans le champ du régalien. Mais cette conception des choses ne relevait pas d’une vision purement absolutiste du pouvoir. Il est important, pour notre analyse, de noter que dans son esprit l’exercice du pouvoir en démocratie, ainsi que sa dramaturgie, obéissait à une pétition de principe : la fragilité. Fragilité des institutions – dont l’histoire de France offrait selon lui de multiples exemples, pour certains vécus par lui-même de fort près -, mais aussi fragilité du tissu social et de la cohésion territoriale. Les cycles de vie heureuse en démocratie étaient à ses yeux toujours extrêmement courts, en raison même de la faiblesse humaine face aux incertitudes et aux menaces – une faiblesse qu’aucune forme d’institution, même la plus étudiée, ne pouvait complètement conjurer.  L’Etat était donc pour lui l’incarnation de la nécessité : « nécessité vitale, qui en cas de péril public s’impose tôt ou tard à la collectivité ! »

« Point d’affaire qui dure sans une incessante rénovation »

Nous touchons ainsi à une définition du régalien qui nous semble peut-être la plus juste, dans la mesure où elle déborde le champ strictement juridique et s’articule avec l’essence même de l’histoire de France : le régalien, au-delà des limites traditionnellement identifiées et de compétences présumées naturelles, serait le champ d’intervention que l’État est susceptible d’investir ou de réinvestir en fonction des circonstances – celui dont, en tout état de cause, il ne saurait se dessaisir de manière irréversible.

Nous ne saurions donc nous en tenir à une conception des choses trop linéaire, une sorte de théorie de l’irréversible, qui soutiendrait, à gros traits, que nous sommes entrés depuis trente ans, avec la construction européenne et la décentralisation, dans une phase nouvelle de notre histoire démocratique, marquée par une rétraction constante du champ du régalien dont le droit public serait simplement chargé de sécuriser (imparfaitement et bon an mal an, cela va de soi) les contreforts. Il existe des indices qui montrent que le « régalien mouvant » se définit aujourd’hui par des mouvements autrement plus complexes. La crise sanitaire aujourd’hui, mais aussi, par exemple, les enjeux beaucoup plus lourds que portent le réchauffement climatique et la nécessité impérieuse d’une action environnementale à grande échelle, conduisent à d’autres conclusions. Les politiques liées à l’environnement peuvent devenir un champ d’action privilégié pour l’État, dans la mesure où, au-delà du discours convenu et unanimiste sur « le développement durable » et sur le thème – laissons libre cours aux initiatives de la société, que cent fleurs s’épanouissent -, la nécessité d’un cadre législatif et réglementaire contraignant, tant pour les particuliers que pour les entreprises et les collectivités publiques, ne va cesser de s’affirmer. Cette extension du régalien pourrait même prendre une ampleur nouvelle si l’Europe parvenait à prendre une vraie dimension politique qui dépasse le seul champ du monétaire – ce fleuron traditionnel de la souveraineté et du régalien auxquelles les démocraties ont accepté déjà de renoncer dans l’espoir d’une solidité accrue de leurs économies.

Toutes ces évolutions sont en cours, mais leur perception est brouillée par la situation de crise, l’état d’urgence, une certaine désorganisation du système institutionnel, enfin le désordre réel qui règne dans le débat public au sujet du rôle de « l’Etat », que plus personne ne s’attache vraiment à définir et qui connaît une véritable crise de confiance, imprégnée de l’esprit du temps et propagée par des institutions de formation publique qui veulent s’affirmer aussi comme des « business schools » à la française. Nous assistons à un double mouvement paradoxal : le périmètre de l’Etat et des grandes administrations régaliennes est susceptible de s’étendre encore… mais l’État lui-même continue, faute de moyens et de pensée stratégique, d’organiser son propre démantèlement. On lisait, ici ou là il y a peu, que l’Etat pourrait cesser d’être régalien pour devenir un « réseau social »… ou que l’on s’achemine vers une démonopolisation totale des fonctions régaliennes – sous les formes les plus diverses – contractualisation, européanisation… Tout ceci tient aussi à la structure particulière de nos institutions actuelles : l’Etat, en France, a les inconvénients d’un système fédéral – la perte de substance en termes de centralité – sans les avantages – un partage clair de la souveraineté étatique, comme en Allemagne (où les länders, par exemple, partagent le fardeau de la politique d’immigration).

Mais les jeux sont loin d’être faits. Le « régalien » n’est ni passé de mode, ni liberticide, ni réservé aux temps exceptionnels : il représente la dimension non seulement protectrice, mais aussi active et dynamique de l’Etat. Il n’est pas résiduel, il est vivant et à géométrie variable. L’Etat n’est pas l’ennemi. Il doit être fort et fidèle aux principes qui fondent sa substance démocratique, mais il doit aussi s’adapter à la nécessité, se rénover en permanence, en s’étendant ou se rétractant pour se redéployer en fonction des circonstances et des impératifs que l’avenir dessine, loin de tout préjugé idéologique, avec un seul objectif, maintenir le pays et le préparer aux défis du futur. Les décideurs politiques, dans cette perspective, doivent avoir une vision de long terme et se montrer capables de la faire partager à leur administration : c’est le rôle de l’élite telle qu’elle est définie dans Le Fil de l’épée, une élite qui, pour de Gaulle, doit être le meilleur rempart contre le recours à toute forme de dictature ou de démagogie conquérante.

Puisse la crise sanitaire actuelle nous affranchir des idées préconçues, des faux débats et des schémas pré-établis, en renouant avec le précepte gaullien : « Point d’affaire qui dure sans une incessante rénovation. »

[1] L’exemple impressionnant de la gestion du stock de masques au cours des dix dernières années est pourtant, en elle-même, bien instructive. Il faut lire la remarquable étude d’Arnaud Mercier : « La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d’État », parue sur le site The Conversation le 22 mars 2020.

[2] Nicolas ROUSSELLIER, La force de Gouverner, Paris, Gallimard, 2015 p. 589 : « C’est ici que se place le vrai changement introduit par de Gaulle. La raison d’être du pouvoir exécutif est de s’assurer que les principaux intérêts de l’Etat pourront inspirer les décisions publiques dans leurs décisions essentielles ».

[3] Charles DE GAULLE, Mémoires, éditions de La Pléiade, Paris, 2000, p.881.

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