TÉMOIGNAGE POUR UN DOCUMENT EXCEPTIONNEL RESTÉ INCONNU
de Michel de Lombarès

Archives de la Fondation Charles de Gaulle

Les armées allemandes qui avaient mis fin, le 10 mai 1940, à la situation de « drôle de guerre » avaient franchi, trois jours après, la Meuse moyenne. Courant alors de Sedan à la Manche, leurs divisions blindées avaient encerclé les forces alliées engagées en Belgique ; puis elles les avaient jetées à la mer ou capturées. Pendant ce temps, ce qui restait de l’armée française s’efforçait de reconstituer un front en maintenant sa droite appuyée à la région fortifiée (intacte) et en accrochant sa gauche à la Somme avec l’aide de la quatrième, et dernière, de ses divisions blindées.

Car, contre de nombreuses divisions blindées qu’un gouvernement allemand dictatorial avait pu se donner en vue d’élargir ses frontières, le peuple français, saigné par la guerre mondiale, avait cru pouvoir assurer sa sécurité par une ligne d’infanterie qui, en cas de menace, s’étalerait le long de la frontière (en partie fortifiée) avec, à ses ordres, de bataillons de chars blindés pour les contre-attaques de colmatage qui pourraient être nécessaires.

Le commandement français avait, du moins, obtenu, dès le temps de paix, un essai de division blindée capable de contre-attaques puissantes. Il en avait dissimulé les capacités offensives, d’ailleurs limitées [1], notamment par la désignation de DCR (Division cuirassé de réserve). Au début des opérations actives, trois DCR étaient plus ou moins en cours de formation et d’instruction.

La 1ère DCR fut envoyée, le 14 mai, au secours de l’armée Corap prise dans un combat de rencontre inégal contre une armée blindée dont les gros avaient atteint (et franchi) la Meuse moyenne avant les siens, le 13 mai. Engagée le 15 au matin avec ses chars mal ravitaillés en essence faute de moyens de transport tous terrains donc paralysés, elle disparut.

Le même 14 mai, la 2e DCR est envoyée à la rencontre des divisions blindées allemandes venant de la Meuse moyenne dont des éléments très légers se sont manifestés à l’important carrefour de Montcornet. Le 15 mai, il lui est précisé que ses chars doivent, par petits paquets, assurer la défense, jugée prioritaire, des ponts de l’Oise pendant que ses autres éléments, portés en avant, s’efforceront de ralentir la progression ennemie. Les deux lignes, ainsi isolées, seront brisées l’une après l’autre.

La 3e DCR, qui était à l’instruction en Champagne, avait été mise à la disposition du général Huntziger (IIe Armée) pour rejeter immédiatement dans la Meuse de Sedan les éléments légers ennemis qui, au soir du 13 mai, avaient forcé le front établi sur ce fleuve. Arrivée à la IIe Armée le 14 mai, elle y avait reçu l’ordre, contraire, de s’installer en défensive sur une position arrière le soir-même en plaçant sur chaque itinéraire pénétrant [2] un char lourd et deux chars légers. Ainsi désorganisée et dispersée, elle n’avait pas pu être regroupée lorsque, le lendemain à l’aube, le Commandant en chef avait fait rappeler vivement au général Huntziger son ordre d’attaque.

Une quatrième DCR avait été presque improvisée, le 15 mai, et confiée à celui qui, après le général Etienne, avait été l’apôtre en France, de l’emploi des engins blindés par le choc des grosses masses, le colonel de Gaulle. Cette 4e DCR avait d’abord été envoyée contre des divisions blindées allemandes signalées comme passant maintenant en force à Montcornet. Elle devait, se portant seule en avant, donner à cet adversaire un coup capable de gagner le temps nécessaire pour la mise en place d’un front défensif sur l’Aisne et l’Ailette. Deux raids (17 et 19 mai) sur le flanc de ces divisions blindées paraissaient avoir réussi, mais au prix de très fortes pertes, surtout en chars. Repliée en forêt de Compiègne, reconstituée et sérieusement renforcée, la 4e DCR est envoyée alors à l’armée Altmayer qui doit s’installer sur la Somme. En attendant une mission correspondant à la situation et à ses moyens, elle est répartie en trois sections dans grandes unités de l’armée. Elle va être regroupée, en vue de la réduction de la tête de pont ennemie » qui se forme au sud d’Abbeville.

Le caractère de son chef (qui avait été promu général le 25 mai) s’est mal accommodé des ordres reçus du général Altmayer. Sa DCR, pense-t-il, va être employée maintenant aussi mal que les autres. Or, son chef d’état-major, le chef d’escadron Chomel, ex-professeur au cours d’artillerie de l’Ecole de guerre, a passé l’hiver au Grand Quartier Général. Il y était encore le 14 mai. Dès lors, une idée se forme : Chomel pourrait aller attirer l’attention de ses anciens collègues et chefs sur la situation de la 4e DCR. C’est ainsi que le 27 mai, alors que cette division blindée va recevoir l’ordre de préparer son attaque, le général de Gaulle décide d’envoyer le commandant Chomel au Grand Quartier avec une note qui précisera sa pensée :

Quand Chomel arrive au GQG, il expose sa mission en présentant la note du général de Gaulle. Cette note va remonter jusqu’au commandant en chef, le général Weygand. Celui-ci, sans en discuter autrement, ni le fond, ni la forme d’envoi, écrit dans la marge :

« Le général en chef appelle l’attention du général commandant le groupement sur l’inconvenance d’une telle communication. Que le général de Gaulle exécute de son mieux les missions qui lui sont données par ses chefs. La situation du moment exige de tous l’effort fervent et non la critique

Weygand

28.05.1940 »

Il décide de renvoyer au général de Gaulle la note ainsi annotée. Elle lui sera remise par un officier qui lui dira que le général commandant en chef la considère comme n’ayant pas existée. Mais cet officier devra en juger sur place d’après la situation qu’il trouvera. Si l’annotation risquait de troubler inopportunément le jeune général, la note pourrait ne pas lui être remise, à moins cependant qu’il reprenne ses contestations contre les ordres reçus. Pour cette mission, Weygand désigne le chef d’escadron Georges Deleuze.

Ce polytechnicien avait choisi, en 1921, de consacrer sa vie à l’armée. Il y avait réussi en tout, s’offrant même, pour commencer, la fantaisie de sortir major du cours d’équitation des lieutenants d’artillerie et d’aller servir ainsi dans l’artillerie d’une division de cavalerie [3]. Il avait ensuite préparé et obtenu le brevet technique des études et fabrications d’armements, mais il avait préféré rester officier et, après avoir commandé une batterie [4], il avait été affecté à l’Ecole d’application de l’artillerie comme professeur d’histoire militaire au Cours d’emploi des armes [5]. Reçu à l’Ecole de guerre, breveté en 1938 et affecté alors à l’état-major de l’armée, il avait été très vite pris au cabinet du général Gamelin qui, à la mobilisation, l’avait emmené à Vincennes. Le général Weygand, en devenant commandant en chef, l’avait gardé avec lui, et c’est lui qu’il envoie au général de Gaulle [6].

Quand Deleuze arrive au PC de la 4e DCR, il trouve un général de Gaulle détendu, ayant exécuté les ordres reçus et heureux de l’opération qui paraît en cours de réussite. Il estime qu’il ne doit pas troubler ces excellentes dispositions. La note annotée restera dans sa serviette.

Revenu à Vincennes, il pense, avec ceux auxquels il en parle, que cette pièce n’a pas sa place dans les archives de l’opération. Elle n’y a joué aucun rôle. Certains disent même qu’elle devrait être détruite. Avec les autres, l’ancien professeur d’histoire juge que, pour prendre une telle décision, on peut attendre des jours meilleurs ou une occasion d’en parler au général Weygand. IL n’y eut ni jours meilleurs ni occasion. Weygand partit brusquement pour d’autres destinées. De Gaulle aussi.

Son retour, 4 ans plus tard, allait annoncer des jours meilleurs, mais aussi déchaîner des passions déraisonnées [7] dont le feu n’avait pas besoin d’être entretenu par un tel papier. La note resta à l’abri d’une destruction.

Lorsqu’il a paru que le moment était venu de se débarrasser de ce document en donnant les renseignements faute desquels il n’aurait pas eu de sens, Deleuze m’a demandé de m’en charger et m’a donné une photocopie. Mais tant qu’il a vécu, je n’ai pas voulu me substituer à son témoignage direct. Il est mort le 8 janvier 1995. Ses volontés ont été exécutées, en ce qui ne dépendait que de moi, par ce témoignage.

[1] 50 km de rayon d’action. Aucun organe de reconnaissance.

[2] Selon le « plan » que le général Huntziger répétait alors à tous : « Faites tête partout ».

[3] Où j’ai fait sa connaissance.

[4] A la tête de laquelle je lui ai succédé.

[5] Où deux après, je l’ai rejoint.

[6] Après l’armistice de 1940, le général Gamelin demanda et obtint l’aide de Deleuze pour la mise en ordre de ses archives en vue de sa défense. Après l’ORA, la victoire et l’Indochine, on ne cacha pas au colonel Deleuze qu’on oublierait difficilement qu’il avait été trop proche des chefs vaincus… Il démissionna et reçut les étoiles. Il fut alors pris par le groupe Schneider et devint le directeur technique de la société d’études nucléaires et avancées.

[7] Vingt-cinq ans plus tard encore, le général de Gaulle a refusé la chapelle des Invalides pour les obsèques de Weygand.

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