VIRUS ET NORMATIVITE
par Claude Lion

Haut fonctionnaire

En 1943, Georges Canguilhem, philosophe et médecin, relevait que pour acquérir un statut scientifique, l’art médical définit l’état pathologique par des variations quantitatives de constantes biologiques établies statistiquement comme normales. Il s’interrogeait ensuite sur l’existence des sciences du normal et du pathologique. Il soulignait que toute déclaration d’un état comme pathologique procédait d’un jugement normatif.

Une nouvelle normativité pandémique

Dans le cadre de la gestion sociale de la pandémie due au Covid 19, les pouvoirs publics ont fait appel au statut scientifique de la médecine pour arrêter et justifier les mesures qu’ils adoptaient. Mais, face à un nouvel agent pathogène contre lequel il n’existait aucun traitement et aucun vaccin, les jugements normatifs ne pouvaient être pleinement assurés. Les incertitudes sur la fréquence et les modalités de la transmission du virus, les inconnues initiales sur sa dangerosité, la variation des appréciations sur l’exposition au risque des plus jeunes, la découverte progressive de la multiplicité des atteintes liées au virus, les différences observées quant à la gravité de la maladie en fonction de l’âge, de facteurs individuels de risques ou de la prise de médicaments, rendaient impossibles l’expression de certitudes médicales et, par voie de conséquence, l’adoption de dispositions exclusivement fondées sur la science.

Pour autant, les gouvernants ne pouvaient rester inactifs. La croissance exponentielle du nombre de malades recensés et pris en charge à l’hôpital, en particulier dans les services de réanimation, ainsi que du nombre de victimes, les a conduits à décider de confiner la plus grande partie de la population à son domicile et à stopper les activités économiques jugées non essentielles, entraînant une perte de richesse nationale évaluée actuellement à plus de 8 % du produit intérieur brut, soit à plus de 190 Md€. Les libertés individuelles de circuler, mais aussi d’entreprendre, ont été fortement restreintes, les libertés collectives de se rassembler ont été suspendues.

Il est frappant d’observer que les pays occidentaux, qui ont construit à travers l’histoire leur expansion et leur domination sur le primat de l’économie, ont tous, à des degrés divers, fait le choix d’une mise entre parenthèses de la majeure partie des activités de production et de consommation, pour faire face à la pandémie. Si la rapidité et l’ampleur de la réaction des gouvernants ont pu varier, les mesures restrictives se sont imposées pratiquement partout.

Le virus pandémique a ainsi produit une « normativité » plus sociale que médicale. Celle-ci est appelée à se prolonger au cours du « déconfinement » progressif décidé, en France à compter du 11 mai, et dans les autres pays à des dates et selon des rythmes variables. Des normes individuelles ou collectives de comportement, de déplacement, d’organisation des activités professionnelles ou de loisirs sont mises en place pour une durée indéterminée. Certaines relèvent de l’obligation, d’autres de recommandations pressantes. Elles sont destinées à organiser durablement la vie sociale en fonction de la circulation du virus et du risque de résurgence de l’épidémie. Chacun est invité à s’y soumettre, par la contrainte parfois, mais surtout par l’acquisition de nouvelles habitudes manifestant son sens des responsabilités.

Le virus comme révélateur

La remise en cause du primat de l’économie peut être vue comme le sursaut d’une civilisation qui, face au risque d’expansion d’une pandémie mortelle, a fait le choix de l’humain contre l’économie productive. C’est en tout cas dans les pays de culture chrétienne et qui sont les héritiers de la Renaissance et des Lumières, que l’attention aux personnes, et notamment aux plus fragiles d’entre elles, semble avoir été la plus fortement exprimée. Néanmoins, c’est dans les pays d’Europe occidentale (à des degrés cependant divers) et aux Etats-Unis qu’a été enregistré le plus grand nombre de victimes. Des pays comme la Corée du Sud ou le Japon ont mieux réussi à protéger leur population tout en préservant leur économie.

Nos sociétés matérialistes et postmodernes ne conçoivent plus guère la mort comme ouvrant sur un au-delà possible et une espérance. Chacun pourrait se sentir aspiré par le néant s’il ne s’efforçait de repousser les représentations de la mort au moyen d’une agitation permanente. Pascal, déjà, dénonçait le divertissement comme une distraction de l’essentiel. L’hyperactivité et la consommation frénétique constituent des défenses usuelles contre l’angoisse de la finitude quand il n’est pas fait appel aux refuges illusoires d’univers virtuels ou de paradis artificiels. Le XXIème siècle est celui de l’oubli du spirituel pour la grande masse des Occidentaux et ceux-ci se retrouvent dépourvus devant la mort lorsque le tourbillon de l’activité s’arrête. De façon significative, les cultes ont été suspendus et considérés comme non essentiels tandis que les victimes du Covid-19 se trouvaient privées d’assistance spirituelle et de rites de passage. Le combat entre la vie et la mort ne relevait plus que de la technique qui, fût-elle servie par des professionnels admirables, se révélait impuissante à arrêter la vague qui s’apprêtait à déborder les hôpitaux.

L’alternative pour infléchir les courbes fut de s’en remettre à l’Etat et de lui reconnaître le droit de suspendre des libertés acquises au fil de l’histoire et entrées dans nos mœurs. L’Etat, jusqu’alors contesté dans son autorité, déconsidéré en raison de son impuissance, critiqué pour l’excès de fiscalité, vilipendé pour sa soumission aux forces du marché, se trouvait soudain investi de la mission suprême de nous protéger du risque viral. Chacun pouvant porter le virus et le transmettre sans même présenter les signes de la maladie, et représentant par-là même un danger potentiel, l’Etat redevenait légitime, tel un Léviathan postmoderne investi de tous les pouvoirs, pour arrêter les mesures de contrainte destinées à juguler l’épidémie qui se propageait.

Les valeurs de la postmodernité se trouvèrent soudainement remises en cause. La génération qui les avaient incarnées et diffusées tout au long de son existence était principalement frappée par le virus. Après avoir interdit d’interdire, appelé à jouir sans entrave, déconstruit les savoirs, ruiné les institutions et proclamé la mort de l’homme, elle se retrouvait confinée, privée de la liberté d’aller et de venir, soumise à des injonctions multiples de ne pas faire. Après avoir subverti l’Etat et l’autorité avec constance, elle s’en remettait au ministère de l’intérieur pour préserver sa sécurité individuelle et collective. Consciente d’être exposée plus que d’autres, elle fit de sa fragilité une force pour demander à l’Etat de n’être pas discriminée en devant supporter seule les contraintes de la rétention domiciliaire.

En dépit de certains avis contraires, l’Etat normatif, qui se plaît pourtant parfois à raffiner ses normes en fonction des situations particulières, ne put pas ou ne sut pas le faire. Faute de tests, faute de structures médicales suffisantes et faute de moyens pour organiser l’isolement des malades identifiés, il n’eut d’autre ressource que d’imposer des normes généralisées à l’ensemble du pays. Curieusement, le peuple, usuellement considéré comme réfractaire, se soumit dans son écrasante majorité à celles-ci. La peur du virus aidant, les mesures de contraintes et les interdits divers furent collectivement acceptés. Alors que toutes les disciplines avaient été dénoncées et combattues depuis soixante ans comme des instruments de pouvoir et de domination, la France a fait preuve d’une soumission qui, pour n’être pas totale, n’en était pas moins surprenante.

On pourrait voir dans l’acceptation très majoritaire des mesures de confinement une vigueur collective, voire nationale, augurant bien de la résilience future de la société française. Cela n’est malheureusement pas certain. Le souci de protéger les siens l’emporte sans doute largement sur le sentiment de préserver la nation d’un drame. L’appel qui fut effectué au sentiment national, au début de la crise sanitaire, a très vite fait place à un discours invitant chacun à protéger ses proches. Le sens du collectif se manifeste d’ailleurs sans doute davantage dans la discipline spontanée des individus que dans leur soumission à des normes dont la méconnaissance est sévèrement sanctionnée. A cet égard, la mise en place d’attestations de déplacement et la multiplication des contrôles attestent surtout la méfiance des gouvernants envers l’indiscipline des gouvernés. Au demeurant, le sentiment d’appartenance à la collectivité nationale se manifestera davantage demain dans l’acceptation d’un effort individuel et collectif pour relancer le pays que dans la soumission passive à des contraintes dictées par la crainte.

Un impossible retour à l’état antérieur

Tout malade aspire à recouvrer la santé, appréciée par la disparition des signes de la maladie, et au retour à un état « normal ». Mais certaines pathologies sont chroniques et il convient alors d’apprendre à vivre avec, quitte à brouiller alors la frontière entre le normal et le pathologique. Il en va de même au plan social. Les aspirations à un retour à la vie antérieure, identifiée à la normalité, sont fortes. Pourtant, les avertissements ne manquent pas pour souligner que la vie ne pourra pas reprendre son cours comme avant. Au demeurant, l’horizon d’une reprise de certaines activités commerciales ou de loisirs, pourtant parfaitement naturelles il y a peu, est loin d’être dégagé, tandis que la reprise des échanges internationaux, caractérisés par la libre circulation des biens et des personnes, est différée. La normativité imposée comme conséquence de la circulation du virus n’est pas prête de disparaître.

La suspension de l’activité économique, nationale et internationale, n’est pourtant pas supportable sur le moyen ou le long terme eu égard à son coût vertigineux tant sur le plan financier que social. Nos sociétés réalisent que les structures économiques sur lesquelles reposent leur organisation et le bien-être de la population ne pourraient supporter une suspension prolongée de l’activité. Bien que l’épidémie ne soit pas entièrement jugulée, en dépit de son ralentissement, il apparaît nécessaire de retrouver progressivement le chemin du travail, de l’école et, plus généralement, de la vie sociale. Les dommages de toute nature provoqués par le confinement risqueraient de devenir irréversibles si celui-ci se prolongeait. Il convient dès lors de surmonter individuellement et collectivement la peur qui avait contribué à faire admettre les mesures de restriction d’activité et de déplacement.

Pour autant, les comportements individuels et collectifs continueront à être observés afin de s’assurer qu’ils restent de nature à prévenir le retour du Covid 19 ou, ultérieurement, de toute autre pandémie. Le rapport aux autres, que ceux-ci soient proches ou plus lointains, en sera durablement modifié, de même que le rapport à l’Etat. Si la multiplication des droits avait considérablement amplifié l’activité normative de celui-ci, les normes contraignant les désirs individuels étaient, de façon croissante, perçues comme difficilement supportables. Seules les obligations qui étendaient l’égalité des conditions paraissaient tolérables et admises. A sa manière, la pandémie annonce le retour d’une forme de contrainte sociale et de la valorisation de la discipline. Les sociétés occidentales individualistes et libertaires accepteront-elles la résurgence d’un ordre disciplinaire ? Tel est l’enseignement à venir de l’actuelle pandémie. De façon significative, la reprise de l’école se traduit pour les élèves par le retour de la stricte application de règles de comportement dont l’individualisation des places au sein de la classe constitue une sorte de symbole.

Déjà confrontés, au plan géopolitique, au contre-modèle des sociétés holistes, les pays occidentaux se trouvent interpelés par la crise sanitaire sur la validité de leur propre modèle. Les sociétés où la force du groupe s’impose aux individus prétendent, et à vrai dire paraissent, avoir mieux affronté la crise que la majeure partie des démocraties occidentales. Celles-ci devront donc manifester dans l’après-crise leur capacité à s’organiser pour faire face à de nouveaux risques tout en préservant les libertés individuelles et l’autonomie des personnes qui leur sont consubstantielles. Cette perspective n’est sans doute pas hors de portée mais elle présuppose que ces démocraties, et tout particulièrement la France, aient conservé suffisamment d’attachement à l’idée nationale pour donner du sens aux efforts collectifs qui devront accompagner la responsabilité individuelle de chacun. Pour cela, il lui faudrait avoir entretenu un vrai patriotisme soit, comme le soulignait le Général de Gaulle, un véritable amour du pays et non la détestation des autres qui caractérise le nationalisme.

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