« UNE TRAGEDIE ANGLAISE »

A PROPOS D’UNE DEDICACE DE DE GAULLE A LEO AMERY

par Arnaud Teyssier

 

 Qui se souvient aujourd’hui de Leo Amery ? Ce fut pourtant l’une des figures importantes de la politique britannique, et de celles qui se montrèrent les plus dignes au moment décisif où son pays fit le choix d’affronter enfin le nazisme et la menace universelle qu’il faisait peser sur la démocratie et sur le monde. Un personnage plutôt churchillien, on l’aura deviné, que semble avoir bien connu le couple de Gaulle pendant la guerre, et notamment pendant la période londonienne.

C’est pourquoi le Général lui dédicaça, en octobre 1954, peu avant la mort d’Amery, le premier tome des Mémoires de guerre en ces termes, peu ordinaires chez lui : 

« Au très honorable M. L. Amery, en souvenir de notre guerre avec le témoignage de la très haute estime et de la fidèle amitié de Charles de Gaulle ».

« En souvenir de notre guerre »… Une formule riche de sens quand on connaît l’auteur, dont il faut toujours un peu décrypter les émotions…

Leopold Charles Maurice Stennett Amery était né en Inde en 1873, d’un père anglais, fonctionnaire, et d’une mère juive, originaire de Hongrie. Il étudia brillamment à Harrow School, à la même époque que Winston Churchill, puis à Ballliol College, à Oxford, et fut élu fellow of All Souls College. Le plus beau « parcours d’excellence » possible, en somme… Connu déjà comme « Leo Amery », il maîtrisait l’usage de nombreuses langues (français, allemand, hindi, italien, turc…) Correspondant du Times pendant la guerre des Boers, il se lança en politique à la veille de la guerre de 1914 et fut élu à la Chambre des Communes comme représentant de Birmingham. Il devait garder ce mandat jusqu’en 1945, siégeant dans les rangs du parti conservateur où il fit valoir des idées constamment originales en matière de politique internationale, de politique coloniale et de protectionnisme. Membre du gouvernement Lloyd George, il avait contribué à l’élaboration de la Déclaration Balfour en 1917.

Premier Lord de l’Amirauté après la guerre, puis ministre des Colonies, il se révéla aussi excellent connaisseur de l’Allemagne (il rencontra même Hitler en tête à tête) et devint très vite un opposant irréductible à la politique d’appeasement. Lorsqu’en 1938 Chamberlain annonça, sous les acclamations de la Chambre, qu’il partait pour Munich, Leo Amery fut l’un des quatre parlementaires qui restèrent obstinément assis (avec Churchill, Eden et Harold Nicolson). Il resta célèbre dans son pays pour avoir interpellé, dans un discours extraordinaire, le même Chamberlain à la Chambre des Communes, en avril 1940 : « Cela fait trop longtemps que vous siégez parmi nous sans aucun bien pour votre pays. Partez, je vous le dis, nous en avons fini avec vous. Au nom de Dieu, partez ! » C’est le débat qui suivit qui enclencha la chute du gouvernement Chamberlain et devait aboutir à la nomination de Winston Churchill comme Premier ministre.

Pendant la guerre, Amery fut ministre pour l’Inde, et eut des relations parfois assez tendues avec le Premier ministre. Battu aux élections de 1945, il laissa le souvenir d’une personnalité fortement impliquée dans les affaires de l’Empire. Dès les années vingt, il rêvait de conserver l’unité de l’Empire britannique, pour en faire une force de justice et de progrès dans le monde : dans son esprit, les dominions deviendraient des Etats indépendants, unis à la Grande-Bretagne par des principes communs et protégés par des accords douaniers. Contrairement à Churchill plus tard, il estimait que la grandeur britannique ne pourrait survivre que dans un cadre mondial, grâce à des liens étroits avec les anciennes colonies et un système de protection douanière commun et efficace. En 1945, il se méfiait d’autant plus des Etats-Unis et de leurs projets de libéralisation commerciale généralisée qui, selon lui, ne faisaient que préparer l’émergence d’un nouvel impérialisme plus conquérant et plus hypocrite.

Les de Gaulle avaient fait sa connaissance pendant la guerre et leurs liens semblent avoir été assez étroits. Le Général continua d’adresser les tomes suivant de ses Mémoires à la veuve de Leo Amery, et lorsque bien plus tard, en juin 1968, elle lui écrivit pour l’assurer de son admiration et de son soutien après qu’il eut triomphé de la crise de mai, il lui répondit d’une belle et émouvante lettre manuscrite : « Chère Madame, Combien j’ai été touché de votre si encourageant témoignage ! Permettez-moi de vous dire que je reste, ainsi que ma femme et les miens, fidèle au souvenir que nous vous gardons et reconnaissant de tout ce que vous-même, et le cher et regretté Monsieur Amery, avez fait pour nous dans les moments les plus difficiles… »

La forte personnalité de Amery, sa culture, son indépendance d’esprit qui le fit remarquer de longue date dans le milieu parlementaire britannique et n’épargna pas ses relations avec Churchill – qu’il admirait mais dont il déplorait parfois l’intransigeance et les failles – lui valurent un grand respect de De Gaulle. Il faut lire son journal, monumental et saisissant témoignage de 1200 pages qui a été publié en 1988 par son fils Julian : The Empire at Bay. The Leo Amery Diaries 1929-1945. C’est une mine d’informations, avec un regard juste, précis et acéré sur les faits, sur les choses et sur les êtres.

Une autre raison explique sans doute la sympathie particulière du Général pour l’homme, et pour sa famille. Leo Amery et son épouse connurent une véritable tragédie. Ils avaient deux fils. Le plus jeune, Julian (1919-1996) fit une belle carrière politique au sein du parti Conservateur dans les années soixante, détint plusieurs portefeuilles ministériels et épousa la fille du Premier ministre Harold Macmillan. Mais l’aîné, John (1912-1945), fut leur croix. Sympathisant nazi, il gagna l’Allemagne pendant la guerre, d’où il anima des programmes de propagande radiodiffusés, incitant même quelques prisonniers de guerre britanniques à rejoindre les rangs de l’armée allemande. Arrêté en Italie, jugé pour trahison après la guerre, il plaida coupable avec ostentation et fut pendu. Son père le renia et fit retirer son nom de sa descendance. Cette histoire tragique est connue en Angleterre, et a même fait l’objet, récemment (2008), d’une pièce de théâtre, écrite par Ronald Harwood et jouée au Watford Palace Theatre : elle restitue, vers la fin, un dialogue imaginaire entre le père et le fils, un affrontement déchirant et assez psychanalytique où l’on perçoit, en arrière-plan, le rôle des origines juives de Leo Amery, qu’il aurait longtemps dissimulées, et où le père tente désespérément de comprendre, puis de sauver le fils. La pièce s’appelle An English Tragedy. Et elle tente d’expliquer l’inexplicable : la trahison d’un tel père, et d’un tel pays, par un fils exalté et à l’âme torturée.

Dans le volume dédidacé des Mémoires de Guerre, Leo Amery a marqué au crayon quelques passages, tout particulièrement celui, si beau, où de Gaulle décrit ses sentiments en arrivant à Londres, le 17 juin 1940 : « je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »

Entre les pages du livre, un petit morceau de tissu tricolore a été glissé : par de Gaulle ?

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