Les pionniers du refus

par François Broche

A propos de l’ouvrage de Guillaume Piketty, Français en Résistance, carnets de guerre, correspondances, journaux personnels. Edition établie et présentée par Guillaume Piketty. Editions Robert Laffont, collection Bouquins, 2009.

Extrait d’espoir, n° 157, juin 2009

Guillaume Piketty, historien de la Résistance, a regroupé des textes issus de « carnets de guerre, correspondances et journaux personnels ».

… « Qu’il s’agisse de rester en France ou de rallier l’homme du 18 juin, écrit-il, les auteurs parvinrent à surnager au fil de la débâcle, puis à résister à l’abattement après que le désastre avait été consommé. Ces personnalités optèrent très tôt pour le « non », s’engagèrent effectivement et maintinrent leur engagement contre vents et marées. (…) Tous éprouvèrent au plus haut point la solidarité, voire la fraternité, qui anima les milieux résistants ou français libres. Au service de la liberté, tous s’élevèrent au-dessus d’eux-mêmes et risquèrent ce qu’ils avaient de plus cher, au point que cinq d’entre eux ne virent pas la libération. Enfin, leurs écrits ressortissent tous au for privé. Par essence, ils offrent de se glisser en deçà de la production légendaire qu’afin de survivre puis de se développer, la Résistance intérieure et la France Libre ont suscitée au fil des années de guerre, et dont certains pans demeurent, aujourd’hui encore, bien vivaces ».

C’est d’abord à un voyage intérieur vers le « non intransigeant » que nous convient ces écrits. Commencé lors de la débâcle, devant le « gouffre » (Brossolette) où la France a été précipitée, alors que l’occupation allemande, servie par un régime fondé sur la lâcheté et la servilité, prive les Français de leur liberté et de leur honneur, ce voyage est placé sous le signe de toutes les incertitudes. Certains passent par Vichy sans s’y attarder mais en fortifiant leur résolution de s’opposer à l’ordre nouveau ; d’autres mettent à profit la solitude ou l’éloignement pour suivre le « premier mouvement » dont parle Jean Cassou dans La Mémoire courte, « le seul qui compte et qui fut celui de tout honnête homme quelle qu’ait été son appartenance politique, sa classe, sa croyance, sa tendance, sa nature ». Qu’il procède d’un premier mouvement ou d’un raisonnement, d’un refus primaire, viscéral, ou d’une motivation plus complexe, l’engagement est fondé sur des sentiments élevés, y compris lorsqu’il se réduit à la formule mise en avant dans le premier numéro de Résistance, organe du Réseau du Musée de l’Homme, daté du 15 décembre 1940 : « faire quelque chose ».

Cette volonté d’action passe par une rupture avec les « tranquillités du conformisme » selon le mot de Charles d’Aragon, avec un entourage souvent sceptique, sinon hostile, avec un ordre (politique, militaire, religieux). Tous les résistants se trouvent placés devant le débat « entre la discipline et l’honneur » dont parle Diégo Brosset (Carnets, 6 juillet 1940), et aussi devant la tentation de ne pas se dresser contre la « légalité » sur laquelle prétend s’appuyer le régime issu du vote du 10 juillet 1940 : « Tout le monde, remarquait naguère Maurice Agulhon, n’a pas la capacité de se transformer en rebelle, surtout dans cette société formée par la IIIe République, et dans laquelle le respect proprement civique de la légalité et des choses officielles était plus répandu que de nos jours » (La République de 1880 à nos jours, Hachette, 1990).

Cette capacité est d’autant plus remarquable que les « pionniers du refus » (Piketty) sont rarement des marginaux. Ce sont des hommes et des femmes menant des vies régulières, parfaitement insérés dans la société, guidés par des principes et des valeurs, héritiers de traditions familiales : « Gardons-nous de les considérer comme des sortes de demi-dieux, recommande Piketty. Héroïques, ils le furent souvent, mais ils n’en demeurèrent pas moins des êtres de chair et de sang, avec leurs travers et leurs défauts, capables d’erreurs, d’obstination et d’emportements, d’ambitions irrépressibles et de rivalités inexpiables ». Ce qui fait la différence avec les Français de leur temps, c’est sans doute ce que Charles de Gaulle appelait dans Le Fil de l’épée « le caractère ». Tous portent en eux, comme le jeune François Jacob, « sculptée depuis l’enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à [leur] vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de [leur] caractère » (La Statue intérieure, p. 24). Cependant, dire « non » une fois ne suffit pas – encore convient-il de mettre ses pensées, ses gestes, ses actes, en phase avec ce refus initial –  d’organiser ce que Piketty appelle « le refus au long cours » : pour les résistants de l’intérieur, recruter amis et personnalités, préparer les premières actions anti-allemandes ; pour ceux de l’extérieur, s’efforcer de rejoindre Londres ou un territoire rallié à la France Libre.

Qui sont les onze ? Onze textes sont donc présentés, sans que l’éditeur nous informe comment a été opéré ce choix. Un équilibre a-t-il été recherché entre résistants de l’intérieur (d’Aragon, Brossolette, Claire Girard, Martin-Chauffier, Rachline) et combattants de l’extérieur (Brosset, Sairigné, Génin, Leclerc) ? Le dernier des onze, Pleven, peut être mis à part puisqu’il a siégé sans discontinuer au Comité national français, au Comité français de Libération nationale puis au Gouvernement provisoire de la République française, où il a constamment en charge les « colonies », c’est-à-dire l’Empire, cette mosaïque de peuples sans lesquels la France Libre n’eût sans doute pas existé.

On peut également se demander pourquoi quatre documents déjà publiés – même s’ils sont, à l’exception des célèbres Carnets de Gabriel de Sairigné, peu connus : les lettres de François Garbit, de René Génin et de Claire Girard – se trouvent ici réédités. Et pourquoi ces quatre-là et non d’autres, dont l’intérêt ne leur cède en rien : les Carnets de Mouchotte ou les lettres de Tom Morel, par exemple. Cela dit, les quatre textes en question – dont chacun est précédé d’une très utile présentation de l’auteur – font l’objet d’une annotation si riche et si précise qu’à elle seule elle justifie cette réédition.

Le choix de Guillaume Piketty peut inspirer une autre réflexion, fondée sur l’équilibre entre résistants de l’intérieur et de l’extérieur : 507 pages pour les cinq combattants de l’extérieur, 389 pour ceux de l’intérieur – les 171 pages réservées à Pleven étant mises à part. Mais cette remarque chiffrée doit être pondérée par l’importance accordée aux Carnets de Brosset (307 pages) et aux écrits de Martin-Chauffier (218 pages) – eu égard à la modestie des contributions de Claire Girard (23 pages), Leclerc (29 pages) et Rachline (10 pages). A eux seuls, ces deux importants documents représentent la moitié (525 pages) des quelque 1 100 pages de textes contenues dans ce mémorable « Bouquin ». Quant aux lettres adressées par René Pleven à sa femmes, Annette, elles occupent une place significative, permettant de découvrir, derrière le masque austère et impassible de ce grand serviteur de la France Combattante, un homme sensible et chaleureux.

Une autre distinction peut être faite entre les onze : sept d’entre eux sont Compagnons de la Libération, dont les cinq combattants de l’extérieur ; le seul Compagnon de l’intérieur est Brossolette – un envoyé de Londres, au demeurant.

Une révélation : les Carnets de Diégo Brosset. Mais qu’importe ces rapprochements et ces comparaisons. Tous ces écrits apportent non seulement une foule d’informations sur les faits et gestes et sur les pensées de leurs auteurs, mais permettent de découvrir certains aspects peu connus de la vie quotidienne et des motivations des hommes de la France Combattante. A cet égard, il faut, de toute évidence, insister sur le prodigieux intérêt des Carnets de Brosset. En tout premier lieu, parce que cet homme était une « militaire sachant écrire » – il l’avait montré en publiant un roman intitulé Sahara, un homme sans l’Occident (Editions du Moghreb, 1935, réédité en 1945 avec une préface de Vercors) et plusieurs articles d’ethnologie dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française et dans L’Illustration.

Très jeune, il possédait déjà une culture littéraire, artistique et scientifique exceptionnelle : familier de Stendhal, de Gide, de Mozart, de Bach, de Freud, d’Einstein, il ambitionnait de « saisir la vie » et se donnait pour devise : « ne pas craindre de mourir, mais moins encore, mais moins surtout de vivre ». C’est dire si le jeune Diégo était tout le contraire d’un pur esprit : homme complet, il avait fait la guerre à 18 ans, avant de se donner à fond à l’étude et au sport (champion de France militaire du 800 et du 1 500 mètres) ; méhariste au Soudan, en Mauritanie, puis dans le Sud algérien, il avait fait l’émerveillement de ses proches par l’étendue de sa culture et par sa puissance de travail. Capitaine à 32 ans (1930), responsable de la section « Etudes » au ministère de la Guerre, il avait épousé la fille du général Mangin (1931), obtenu le diplôme de l’Ecole des langues orientales, reçu à l’Ecole de Guerre (1939), avant d’être affecté, comme chef de bataillon, à la Mission militaire française en Colombie. Il ne s’y était pas fait de vieux os ; dès le 27 juin 1940, il s’était rallié au général de Gaulle, qui l’avait immédiatement nommé à son état-major.

Officier sachant, en outre, penser, doué d’une autorité et d’un charisme hors du commun, qui l’eussent sans doute placé dans l’histoire militaire et dans l’imaginaire national sur le même plan que Leclerc, Brosset sera, jusqu’à ce qu’il reçoive le commandement de la toute nouvelle 1ère DFL (août 1943) ; hanté par l’idée que tout pourrait être terminé avant qu’il ait fait ses preuves, avant que la division, « sa fille », soit entré en ligne. Tous ses adjoints seront frappés par son époustouflante énergie, par son impatience de faire ses preuves, par son envergure intellectuelle. Parfaitement conscient de la stratégie gaullienne et de ses difficultés, observateur lucide des conflits de personnes au plus haut niveau du commandement (voyez entre cent exemples la très fine analyse des incompatibilités entre Catroux et Larminat, à la date du 31 juillet 1943), capable, au premier coup d’œil, d’apprécier une situation ou de juger un homme (sur de Lattre, le 4 juillet 1944 : « Ses ‘très grandes qualités’ effaceront-elles ‘ses très grands défauts’. La confiance en soi doit être une espèce de solidité massive ou une création volontaire et contenue ; quand elle est une certitude d’avoir raison par le fait même qu’on exprime, elle m’inquiète »).

On n’en finirait pas de souligner tout l’intérêt de ses Carnets. Son auteur, avant tout, dont la personnalité et le rôle sont trop souvent négligés dans les histoires de la France Libre ; sur sa division qui lui inspire des sentiments nuancés : elle l’amuse pour la confiance qu’elle lui témoigne, « pour l’exagération de ses exigences, pour la vivacités de ses réactions » ; elle l’irrite « par son esprit romanesque, son refus de comprendre, son manque de souplesse » ; sur le déroulement des opérations de guerre, décrites avec la concision exigée par les circonstances et aussi avec la précision qui est la marque d’une cervelle bien ordonnée, ce texte bondissant[1] apporte mille informations, obligeant à revoir l’histoire de la DFL, de son importance, de son poids dans l’histoire de la France Libre et à accorder enfin à celui que ses hommes surnommaient « le Centaure de Dieu » la place dont sa mort prématurée l’avait jusqu’ici privé.

Cet ouvrage étant une mine de révélations sur les résistants de l’intérieur et de l’extérieur, on me pardonnera, je l’espère, d’avoir tant insisté sur celui qui méritait le plus d’être redécouvert. Mais il va de soi que les dix autres méritent également l’intérêt du lecteur. Le choix de Guillaume Piketty constitue, en somme, une première anthologie de ces textes inédits ou oubliés. Je suis certain de ne pas être le seul à souhaiter que d’autres soient bientôt mises en chantier.

[1] Mais était-il vraiment nécessaire de maintenir tous les lapsus dus, précisément, à une écriture au grand galop de ses Carnets ? Il finit par être lassant de lire « de gaulle » (ou même « degaulle »), « giraud », « delattre » sous la plume de Brosset comme s’il avait ignoré l’orthographe exacte de ces noms. Dépourvus de toute signification propre, ces lapsus auraient dû être rectifiés.

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