Elisabeth Barker, journaliste à la BBC, désignée pour accompagner le général de Gaulle au studio de la BBC
J’étais assistante à l’United Record European News Talks, avec quatre camarades qui s’occupaient surtout de l’Allemagne. Moi, j’étais une sorte de bonne à tout faire. On m’a désignée pour accompagner le général de Gaulle au studio.
Dans ces cas-là, d’habitude, je descendais à la salle d’attente. Je cherchais la personne qui devait faire l’émission et je l’accompagnais au studio. Mais lorsque le Général est arrivé, ce sont des gens importants qui ont été le chercher. Moi, je l’ai rencontré au quatrième étage.
C’était un homme immense, avec de grandes bottes brillantes, qui marchait en faisant de grandes enjambées et parlait d’une voix grave. On a écrit que je m’attendais à lui voir un menton à la Mussolini. C’est vrai que je lui ai trouvé un menton faible.
Le studio d’où il a adressé son appel à la France n’existe plus. C’était le 4 C ou le 4 D. Dans un livre anglais, on a prétendu qu’il s’y trouvait un micro suspendu auquel le Général se serait heurté. C’est inexact. Dans le studio, il y avait une table ronde recouverte de tissu. Au milieu, un micro. D’un côté de la table, le speaker français, le professeur Maurice Thierry, qui est mort depuis. Quand il a vu entrer le Général, il s’est levé à demi, comme surpris par cette immense présence. Un autre speaker français, M. de Valençais, est entré avec nous. C’est lui sans doute qui a annoncé le Général. Moi, je me tenais debout près de la porte d’entrée. A côté se trouvait une table en fer à cheval, avec des tourne-disques de chaque côté et un micro. C’était la place du speaker anglais qui, entre les émissions, annonçait qu’il s’agissait de Radio-Londres et lisait les bulletins. C’est grâce à lui que j’ai pu reconstituer le plan du studio aujourd’hui disparu. Quelques mois plus tard, en effet, une bombe à retardement est tombée au milieu des studios, mais sans détruire le bâtiment.
C’était la première fois que je voyais le général de Gaulle. Il paraissait très calme, mais assez tendu. Il ne voyait absolument rien autour de lui. Je suis sûr qu’il ne distinguait personne dans le studio, rien que le micro qu’il regardait fixement, comme s’il voyait au-delà de l’appareil.
C’était un événement important que cet appel. Pendant l’été 1940, il était très pénible à Londres de voir ce qui se passait en France. Certains Français, pas tous, en voulaient aux Anglais, qu’ils accusaient de les avoir abandonnés. Ce reproche venait surtout de ce que Churchill avait refusé de faire stationner en France les avions de chasse anglais.
L’appel m’a impressionnée plus que le désastre militaire. C’était un soulagement d’entendre un Français dire : » Nous allons continuer à nous battre aux côtés de l’Angleterre. » Mais l’importance politique de cet événement, je ne la voyais pas. De l’appel proprement dit, on n’a rien enregistré sur disque. On a su trop tard que le Général allait parler pour prendre les dispositions nécessaires.
J’ai traduit le texte du général de Gaulle en anglais pour la presse et pour nos émissions. Il a paru dans le Times du 19 juin et tout le monde le demandait. Je n’aime pas du tout la traduction que j’en ai faite. Elle n’est pas inexacte, mais tellement plate ! Elle ne garde rien de l’esprit du texte français.
Les journaux de Londres ont accordé beaucoup de place à cet appel et l’ont commenté. Mais l’Europe s’écroulait et les paroles du Général constituaient un événement parmi bien d’autres. De plus, nous commencions à penser à nous, car nous étions peut-être sur le point d’être envahis par les Allemands.
J’ai revu le général de Gaulle une dizaine de fois au cours de cette période. Et puis, en 1960, au cours d’une grande réception : il avait alors acquis quelque chose de royal dans l’allure. Tout le monde s’écartait devant lui. Au cours de ces rencontres, en 1940, je le vis prendre vite conscience des difficultés qu’il allait rencontrer de la part des Anglais.
Après la troisième ou quatrième émission du général de Gaulle, nous avions reçu des instructions. Nous devions obtenir du ministère de l’Information et du Foreign Office une autorisation avant de le laisser parler. Un soir, un dimanche, on me téléphona qu’il était là, dans la salle de réception, avec quatre officiers. Et je n’avais pas l’autorisation. C’était terrible. Je lui ai dit : « Je regrette, mais il me faut l’autorisation avant de vous mener au studio. C’est l’affaire de trois minutes. » Mais il était difficile d’obtenir les communications à cette époque-là. Je téléphone à lord Vansittart. Je ne parviens pas à avoir le contact. Un de mes supérieurs du ministère de l’Information m’a dit alors : « J’en prends la responsabilité. Conduisez le Général au studio. »
Pendant tout ce temps, le général de Gaulle était demeuré calme et courtois. Ses officiers, de grands gaillards, étaient furieux. Je pense qu’en la circonstance le Général dut quand même être malheureux. Il a dû, oui, savoir qu’il aurait des difficultés.
in Le Figaro littéraire du 17 juin 1965