Simon CATROS, La guerre inéluctable. Les chefs militaires français et la politique étrangère 1935-1939,

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, 291 pages

Par Franck Roubeau

            L’Allemagne revenait à ses ambitions, à mesure qu’elle recouvrait ses forces. Tandis que la Russie s’isolait dans sa révolution ; que l’Amérique se tenait éloignée de l’Europe ; que l’Angleterre ménageait Berlin pour que Paris eût besoin d’elle ; que les Etats nouveaux restaient faibles et désaccordés, c’est à la France seule qu’il incombait de contenir le Reich[1]. Mais de la Rhénanie aux Sudètes, de l’Anschluss au pacte germano-soviétique, du 10 mai au 17 juin 1940, ce ne furent qu’hésitations, atermoiements, renoncements, puis effondrement. Un échec d’une ampleur telle que, depuis, parfois de manière téléologique, des milliers de pages ont été publiées, incriminant ou excusant les hommes, les circonstances, le matériel et traquant toutes sortes de complots (des ouvriers communistes sabotant les Morane et les Dewoitine aux hiérarques de l’industrie pariant sur la défaite car « mieux vaut Hitler que le Front Populaire »). Le livre de Simon Catros n’est cependant pas un livre « de plus » et démontre qu’il reste encore des pistes à explorer.

Ni procureur, ni avocat, mais historien, l’auteur braque le projecteur là où, curieusement, peu l’avaient fait avant lui : les états-majors des armées françaises (Terre, Air, Mer et colonies). Comment fonctionnaient-ils entre 1935 et 1939 (sous l’autorité nominale du général Gamelin et le magistère surplombant du maréchal Pétain) et quelles relations entretenaient-ils avec les « politiques » ? Quelles analyses livraient-ils et avec quelle portée ? Quelles réactions eurent-ils face à la « montée des périls » de la fin des années 1930 ? L’ouvrage, issu d’une thèse, est rigoureux, précis, nourri aux meilleures sources, sans complaisance mais sans parti pris. Il nous permet d’entrer dans le détail de cette intuition de Marc Bloch : Dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est, à lui seul, totalement responsable de ses propres actes. (…) Les états-majors ont travaillé avec les instruments que le pays leur avait fournis. Ils ont vécu dans une ambiance psychologique qu’ils n’avaient pas tout entière créée. Ils étaient eux-mêmes ceux que les milieux humains dont ils tiraient leur origine les avaient faits et ce que l’ensemble de la communauté française leur avait permis d’être[2]. C’est-à-dire des « Français de l’An 40 » (Jean-Louis Crémieux-Brilhac) : les plus vieux toujours traumatisés par les Uhlans de Bismark et la Commune de Paris (comme Pétain, né en 1856), les plus nombreux marqués au fer et au feu des tranchées de la Grande Guerre (la génération Agathon, née en 1890), les plus jeunes illusionnés que « la guerre de Troie n’aura pas lieu[3] » (les classes creuses de « l’entre-deux-guerres »), plus une poignée d’irréductibles qui avaient « une certaine idée de la France ».

L’organisme décisionnel de l’armée française des années 1930 était une hiérarchie étoilée et âgée, dépositaire de la victoire de 1918, avec par ordre de puissance et d’influence l’Armée (de Terre, mais on n’avait alors pas besoin de préciser), la Marine, l’armée de l’Air et la « Colo », le tout s’incarnant dans quelques personnalités comme le général Gamelin ou l’amiral Darlan. Chacun dans leur secteur, ces états-majors généraux entretenaient des relations inégales, distendues, méfiantes, voire hostiles, avec leur ministre de tutelle et la présidence du Conseil, dans un système parlementaire auto-immune par sa notoire instabilité gouvernementale. Il apparaît dès lors que les militaires répondaient tant bien que mal aux questions posées dans l’urgence d’une crise par des gouvernants en transit, tandis que les diplomates essayaient de faire tenir ensemble des alliances composées de pays aux intérêts discordants (le général Weygand, prédécesseur de Gamelin, se plaignait d’avoir « la tête dans un sac » à propos de la politique étrangère de la France[4]). A cela s’ajoutaient des louvoiements voire des insubordinations, pour des raisons de convictions politiques, de querelles de personnes ou « d’écuries », de promotions avancées ou retardées… Un exemple : l’amiral Durand-Viel refusa en 1938 d’appliquer la consigne de son ministre Gasnier-Duparc de faire escorter les cargos destinés aux Républicains espagnols ! En outre, ces relations avec les ministres étaient indexées sur leur capacité à obtenir un bon budget annuel du Palais Bourbon et qu’il fut bien affecté, et l’on aimait mieux avoir, rue Saint-Dominique, un militaire plutôt qu’un civil.

Très heurtées sous Blum, plus apaisées sous Daladier, ces modalités de fonctionnement (et de dysfonctionnement) révèlent une structure plus lourde que souple, plus laborieuse que productive, et dépensant son énergie à refaire en « mieux » la guerre d’avant puisque on l’avait gagnée… D’où des notes, des hypothèses, des exercices où il était surtout question d’un front principal pour contenir l’Allemagne avec la ligne Maginot, d’une stratégie d’alliances et de fronts périphériques en Europe centrale et orientale, d’un blocus maritime aux bons soins de la Royal Navy et d’un réservoir d’hommes et de ressources aux colonies. Bref une guerre statique, dans la durée, pour asphyxier, comme le boa. Sauf qu’à Berlin, on avait prévu de frapper vite, fort et à la tête, comme le cobra. Le général Gamelin, qui n’était pourtant pas notoirement incompétent, n’impulsa guère d’inflexions à tout cela, ni de près ni de loin. Ce que le colonel de Gaulle constatera en mai 1940 : dans sa thébaïde de Vincennes, le général Gamelin me fit l’effet d’un savant, combinant en laboratoire les réactions de sa stratégie[5].

Mâchant et remâchant des avis, le « cerveau » militaire national avait pourtant de bons outils à sa disposition afin d’évaluer les menaces à l’horizon, notamment des attachés militaires et des agents de renseignement. Ceux-ci proposèrent des informations et des analyses, bonnes comme mauvaises, précises ou exagérées, et relevant presque toujours de clichés raciaux anciens, tenaces et bien dans l’air du temps. Ainsi était-il entendu une bonne fois pour toutes que le «Boche » était un guerrier né. Qu’à l’inverse, les alliés ou potentiels alliés de la France étaient de moins bonne « disposition », Slaves (on établit néanmoins des hiérarchies entre le solide Polonais, l’opiniâtre Tchèque et le Russe de mauvaise réputation depuis Tannenberg) autant que Latins (l’Italien sous l’uniforme n’avait pas bonne presse, encore que nombre d’officiers louaient la thérapie mussolinienne, le Roumain non plus). Les questions d’évaluation du matériel venaient ensuite, de même que l’idéologie (comme élément de cohésion de la troupe) et les observations sur la fiabilité des chefs politiques (ce type d’analyse relevant davantage des diplomates cependant). A ce jeu-là, la pertinente alliance stratégique de revers franco-soviétique ne dépassa pas l’impulsion donnée en 1935 par Pierre Laval : personne n’y croyait militairement, personne n’en voulait idéologiquement (sauf le ministre Pierre Cot sous le Front Populaire) et les alliés se méfiaient tous de Staline. A l’inverse, les états-majors se désespéraient de ne pouvoir s’apparier avec l’Italie, la sœur latine, alors que des rencontres au sommet entre Gamelin et le maréchal Badoglio avaient été prometteuses. Et même quand adviendra l’Axe Rome-Berlin, on espèrera encore en un scénario façon 1915… Quant à l’inévitable « entente cordiale » avec Londres, compte non tenu de l’anglophobie des marins, elle s’imposa d’évidence à partir de la guerre d’Espagne mais plutôt comme un frein, un impératif préalable à toute entrée en guerre de la France contre une puissance majeure[6]. Enfin, concernant les alliés centre-européens, il fallait sans cesse surmonter leurs méfiances réciproques, plus particulièrement Polonais et Tchèques, enserrés dans la tenaille des deux totalitarismes hitlérien et stalinien et pourtant obnubilés par le différend territorial de la région de Teschen. Finalement, recevant commande de faire tenir militairement tout ensemble, le haut commandement ne fit pas mieux… que ce qu’il put. Dès « l’avant guerre », la guerre était mal engagée. Gamelin le notait, non sans un certain désarroi, dans son agenda le 27 décembre 1935 : Visite de M. François-Poncet puis visite chez M. Léger. (…) Si la France s’engage avec la Russie, l’Allemagne semble devoir occuper la rive gauche du Rhin ; si l’Italie s’affaiblit, c’est l’Anschluss. La guerre entre l’Angleterre et l’Italie : ce sont les traités signés par l’Allemagne qui cessent de valoir et l’Allemagne reprend sa liberté d’action. Seule une entente parfaite entre l’Angleterre et la France peut assurer la paix, et encore… Rien ne dit que dans ce cas, l’Angleterre ne laissera pas l’Allemagne agir à sa guise en Europe centrale[7]. Un casse tête !

Les crises diplomatiques s’enchainèrent à partir de 1936, soumises à des gouvernements tous différents et à une opinion publique viscéralement pacifiste. Pour n’avoir su établir une ligne de force claire, la France passa de la décadence à l’abîme, pour reprendre les titres des ouvrages de Jean-Baptiste Duroselle. Le haut commandement, dans ses différentes composantes, ne présenta jamais unanimement aux gouvernants un outil militaire en ordre de bataille et estimait qu’il ne le serait pas avant 1942. Intervenir était dès lors soit prématuré soit aventuriste, que ce soit pour défendre l’ordre du traité de Versailles ou un allié (remilitarisation de la Rhénanie en 1936, Anschluss et Sudètes en 1938) ou pour faire face à quelque chose d’imprévu (guerre d’Espagne). Sans doute est-ce là que le bilan s’avère cruel : on n’était jamais assez prêt, et notamment pas à sortir des sentiers battus. Et si, comme en septembre 1938, Gamelin avait entériné et préparé l’entrée en guerre, son homologue de l’armée de l’Air, le général Vuillemin, et le ministre des Affaires Etrangères, Georges Bonnet, sans même parler des Anglais, eurent raison des velléités de résistance de Daladier. A cet égard, les pages écrites par Simon Catros montrent un Gamelin valant mieux que ce que la Mémoire a retenu de lui. In fine, et il faut là aussi lire avec l’attention qu’il mérite pleinement le dernier chapitre du livre, le haut commandement changea de posture au cours de l’année 1939, incitant le chef du gouvernement à ne pas signer une nouvel accord de Munich à propos de Dantzig. Mais cette détermination à faire de la realpolitik et à utiliser la mobilisation des armées françaises autrement que comme un argument de négociation diplomatique se brisa sur le pacte germano-soviétique. Les stukas pouvaient décoller…

En définitive, le haut commandement français entre 1935 et 1939, sans pourtant cesser de travailler, n’a pas spécialement mérité de la Patrie reconnaissante. 1940 ne fut pas son échec exclusif, quand bien même le général Gamelin fut limogé dès le 18 mai. Ce dernier avait pourtant essayé : dans les limites d’un système imparfait, mais qu’il cherche prudemment à améliorer, de faire fonctionner le niveau de décision politico-stratégique. C’est-à-dire demander aux politiques ce qu’ils veulent, leur dire ce qu’il faut faire pour atteindre leurs objectifs, et les prévenir des conséquences militaires possibles des décisions politiques prises[8]. L’intérêt et la réussite du livre de Simon Catros est de l’avoir exposé avec clarté. Les événements qui suivirent prouvèrent hélas qu’il était trop tard, ce qui n’échappa pas au diagnostic lucide et impitoyable de Marc Bloch : à vrai dire, un très récent général de brigade fut bien appelé aux conseils du gouvernement. Qu’y fit-il ? Je ne sais. Je crains fort, cependant, que devant tant de constellations, ses deux pauvres petites étoiles n’aient pas pesé bien lourd. Le Comité de Salut Public eût fait de lui un général en chef. Jusqu’au bout, notre guerre aura été une guerre de vieilles gens ou de forts en thèmes, engoncés dans les erreurs d’une histoire prise à rebours : une guerre toute pénétrée par l’odeur de moisi qu’exhalent l’Ecole, le bureau d’état-major du temps de paix ou la caserne. Le monde appartient à ceux qui aiment le neuf[9]. Hier, aujourd’hui, et demain…

[1] Charles de GAULLE, Mémoires, Paris, Gallimard, collection « Pléiade », 2010, page 7

[2] Marc BLOCH, L’étrange défaite, page 159 de l’édition « Folio », Gallimard, 1990

[3] La pièce de Jean Giraudoux fut donnée pour la première fois au théâtre de l’Athénée le 22 novembre 1935

[4] cité in Simon CATROS page 61, lettre au ministre de la Guerre 25 novembre 1934

[5] Charles de GAULLE, Mémoires, Paris, Gallimard, collection « Pléiade », 2010, page 32

[6] Simon CATROS page 138

[7] Simon CATROS page 181

[8] Georges-Henri SOUTOU, Postface au livre de Simon CATROS, page 269

[9] Marc BLOCH, L’étrange défaite, page 158 de l’édition « Folio », Gallimard, 1990

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