DE GAULLE ET LA RÉPUBLIQUE OU LA DOUBLE RECONNAISSANCE, 1940-1944

Par Jean-Paul Cointet

 

« La République ! Il fut un temps où elle était reniée, trahie par les partis eux-mêmes. Alors, moi, j’ai redressé ses armes, ses lois, son nom. J’ai fat la guerre pour obtenir la victoire de la France et je me suis arrangé de telle sorte que ce soit aussi la victoire de la République. Je lai fait avec tous ceux, sas aucune exception, qui ont voulu se joindre à moi. A leur tête, j’ai rétabli la République chez elle [1].

Cette suite d’exclamations proches de l’indignation, en réponse à la question d’un journaliste, est du 19 mai 1958. Quatre jours plus tôt, le Général s’était déclaré « prêt à assumer les pouvoirs de la République » suscitant par là un certain émoi dans divers secteurs de l’opinion, tout près de crier au coup d’État.

On pourrait s’étonner – voire s’indigner – de cette suspicion jetée sur l’authenticité des sentiments républicains de l’homme du 18 juin, du fondateur de la Ve République, et de celui qui, au lendemain d’un référendum perdu, abandonnait avec dignité le pouvoir. Mais parce qu’il avait accepté de devenir un homme public, de Gaulle ne saurait échapper au jugement de ses contemporains ni à ceux de l’histoire.

C’est donc une réflexion historique que nous proposons ici sur la nature et l’expression des rapports entre Charles de Gaulle et l’idée républicaine à la faveur d’une crise décisive, celle de mai-juillet 1940 qui vit, justement, l’effondrement du plus long des régimes républicains qu’ait connus la France. Mais auparavant, nous aurons remonté, avant 1940, le cours du temps.

De Gaulle et la République avant 1940

Nous ne reviendrons pas ici sur une dimension déjà évoquée de la genèse de la personnalité de Charles de Gaulle, à savoir ses origines familiales et la nature de la formation reçue. Nous nous attacherons délibérément à l’expression d’une pensée et de sentiments chez un homme parvenu à l’âge de l’affirmation.

Un nationalisme personnalisé

Ce nationalisme premier est la traduction d’une vision de l’histoire qui privilégie la France comme valeur suprême. L’histoire française n’est jamais retracée chez lui en termes métaphysiques ou idéologiques, mais en termes d’intérêt national. Cet aspect a été naturellement bien vu par les observateurs mais la plupart ont commis l’erreur de croire que cet attachement conduisait logiquement à une quasi-déification de l’État conçu comme défenseur de cet intérêt national. C’est une vision inexacte ; de Gaulle, quoique ayant cité Hegel, n’est pas un zélateur de l’État absolu.

« L’État, écrit-il dans ses Mémoires d’espoir, répond de la France [2] ».

L’État n’est donc pas premier mais simplement au service du pays.

Ainsi reçoit tout son éclairage la lecture de l’histoire de France chez de Gaulle. Elle est vécue comme une et indépendante des régimes, sans qu’il soit tenu compte des oppositions entre les conceptions idéologiques et entre les systèmes politiques. À la république comme à la monarchie ou aux deux empires, il ne reconnaît ni mérites propres, ni fautes spécifiques. Grande dans son œuvre d’unité nationale et de continuité de l’État, la monarchie le trouve sévère envers elle dans ses phases de corruption et ses périodes d’anarchie. Forte à ses yeux quand elle prend en mains le destin national, la république le déçoit quand elle verse dans l’esprit partisan ou la démagogie destructrice de l’État. Quant aux régimes impériaux, s’il se montre sensible à leur volonté d’affirmation nationale, il est sans illusion sur leur capacité de mesure et sévère pour leur mépris de l’esprit public.

Ce nationalisme personnalisé se situe dans le prolongement du nationalisme émotionnel et populaire de Barrès, de Péguy et de Michelet. Les œuvres de Barrès, en particulier, figurent en bonne place dans la bibliothèque de Colombey. Lors des assises du RPF, en 1951, son président était accueilli par Philippe Barrès et logé à Sion-Vaudémont. On sait aussi l’admiration que vouait de Gaulle à Michelet : « Il y a bien longtemps que je suis la France, vivant jour par jour deux milliers d’années ; nous avons vu ensemble les plus mauvais jours [3] ».

Un accord intime s’est noué entre de Gaulle et Péguy. Le premier n’avait pas, certes, la « tripe » républicaine du second, mais combien ils apparaissent proches par la place centrale qu’occupe chez tous deux l’histoire, par leur vision commune de l’histoire française où la diversité des régimes se trouve transcendée par la même référence à l’exigence de salut national. Avec Péguy, de Gaulle partage une conscience aiguë de ce que la France n’est comptable envers elle seule de ses actes mais qu’elle a une mission à remplir face au monde et, notamment, envers les plus faibles.

La méditation sur l’histoire militaire

On a trop dit trop écrit que de Gaulle, plus encore qu’un soldat, était un politique. C’est aller trop loin et, de toute manière, se méprendre sur la nature et l’exercice de son imperium politique qui empruntent forcément à l’art du commandement militaire. Le Fil de l’épée, tout comme La France et son armée et Vers l’Armée de métier témoignent de la même approche nationale et pragmatique aux antipodes de l’idéologique et du systématique. Tout régime, tout gouvernement, porte la marque de la légitimité qui privilégie dans sa philosophie et son action l’intérêt du pays et la défense de son sol. S’il admire souvent l’œuvre de la monarchie sur ce plan, il reconnaît au Comité de Salut public, dans une phase particulièrement critique, le mérite d’avoir su recréer un instrument de pouvoir et d’avoir su insuffler, dans la fusion des deux armées, un esprit de résistance nationale. A ses yeux, la république jacobine est revêtue des attributs de la légitimité nationale. Des mérites comparables sont reconnus par lui au gouvernement de Défense nationale en 1870-1871 et au gouvernement républicain d’Union sacrée de l’été 1914 [4].

Traduction politique de cette lecture historique : pour de Gaulle, la réforme de l’État et la réforme de l’Armée sont confondues. Ainsi qu’il l’écrit : « L’instrument de la politique est la conjonction d’un pouvoir fort et d’une armée solide » (Le Fil de l’épée).

Catholique social ou démocrate-chrétien ?

La dimension religieuse ne saurait être minimisée chez de Gaulle. Élevé dans une famille pieuse, formé dans un collège de jésuites, catholique pratiquant, il a acquis une formation chrétienne dont il ne s’est jamais dépris tout au long de sa vie. Or, entre la fin du XIXe siècle et les années trente, l’Eglise a été parcourue de mouvements violents, traversée de courants divers la sollicitant entre la tradition et le renouveau. De nouvelles générations ont grandi, aussi bien dans le clergé que dans le milieu des responsables laïcs d’associations. L’installation et la consolidation du régime républicain ont donné lieu, chez ces catholiques, a bien des enquêtes de légitimité. De Gaulle a été le contemporain de ces querelles et de ces interrogations.

A bien des égards proche d’un catholicisme traditionnel, animé des sentiments du catholique social, le futur général de Gaulle – notons-le – n’a pas été élevé dans la haine du régime républicain. Il n’a pas eu, sur ce plan, de révision déchirante à opérer. De la même manière, si le maurrassisme a pu être, pour lui, une école de rigueur intellectuelle, il n’a jamais adhéré à son credo de politique reposant sur la haine en soi du principe républicain, pas plus qu’il ne pouvait accepter l’agnosticisme et l’indifférentisme religieux du vieux maître. Bien plus, de Gaulle, qui appartient à la génération postérieure, a été fortement marqué par le dynamisme nouveau de la pensée catholique dans les années trente symbolisé par le mouvement Esprit et orienté par Jacques Maritain, réintroducteur du thomisme et, par là, du retour à la primauté de la personne par rapport à l’État, ce même Maritain dont le rôle fut décisif dans le détachement de nombre d’intellectuels catholiques vis-à-vis du maurrassisme. Écrivant dans L’Aube, ami de Temps présent, de Gaulle tend même à se rapprocher du groupe spécifique des démocrates-chrétiens [5]. De manière plus générale, par son ouverture et sa curiosité d’esprit, comme par son souci, après 1930, de diffuser ses idées sur la modernisation de l’instrument militaire, de Gaulle se trouvait répandu dans des milieux d’une extrême diversité mais caractérisés tous par leur non-conformisme. Il suffira, ici, de rappeler sa participation à certaines des réunions organisées autour du colonel Mayer qui, chaque dimanche matin, chez son gendre le conseiller d’État Grünebaum-Ballin, rassemblait un cercle d’hommes aux origines très diverses [6].

Le dépassement de la querelle monarchie-république

Au terme de cette brève analyse, et avant d’aborder l’épisode capital de l’été 1940, il semble permis de dégager quelques conclusions provisoires. A la veille de la guerre, de Gaulle n’est certes habité d’aucune mystique républicaine particulière ; il n’est pour autant pas possible de le présenter comme un non-républicain, oins encore faut-il voir en lui un antirépublicain de principe. S’il ne reconnaît, à la lumière de l’histoire, aucune légitimité particulière à la république, c’est qu’aucun régime, à ses yeux, ne s’identifie réellement à la France, seule réalité qui vaille. Ce qui compte, c’est un pays, c’est-à-dire un espace, un peuple, une civilisation, un ensemble de valeurs sous réserve que ces dernières soient fidèles à un idéal de défense des libertés.

Chacun des régimes qui se sont succédés a représenté un moment de la vie de ce pays. Ce qui compte c’est que la France ait survécu à tous les engagements idéologiques, d’où qu’ils soient venus. Parce qu’il n’existe qu’une histoire de France, tout régime a pu se trouver à un moment ou à un autre en situation de légitimité dès lors qu’il prenait en charge les intérêts nationaux et se trouvait en accord avec un état de sensibilité commune. C’est précisément parce qu’il ne s’est animé d’aucune mystique idéologique – il n’en éprouve aucune à l’égard de la monarchie – que de Gaulle n’est animé d’aucune hostilité de principe à l’égard du régime républicain. De ce point de vue, ses dures critiques envers le régime des partis ne doivent pas être identifiées à une attaque contre le principe républicain en soi. On chercherait en vain, sous sa plume, aucune condamnation, fut-elle atténuée de celui-ci.

La seule réserve, on pourrait la trouver chez lui dans le doute qu’il peut entretenir dans l’aptitude d’un régime républicain à résoudre le problème de l’exécutif. Ne rejoint-il pas, en cela, les craints, au siècle dernier, d’un Charles de Rémusat, nullement hostile par principe à l’idée républicaine ? Ce dernier s’interrogeait ainsi, au soir du 24 février 1848 : « La république, entre autres impossibilités, ou du moins entre autres problèmes, en offrait un jusqu’à présent non résolu, celui de la constitution du pouvoir exécutif. Or, comme c’est précisément par là qu’elle se distingue de la monarchie, il suit que ce qui la spécifie est un vide énigmatique ; il lui manque justement ce qui pour le vulgaire fait l’énoncé du gouvernement et en reçoit le nom. Cette difficulté seule justifiait la réputation qu’elle avait assez communément d’être impossible [7] ».

C’est précisément l’inaptitude des institutions à faire face au choc extérieur qui allait, au printemps de 1940, ouvrir une ère nouvelle à la faveur de laquelle de Gaulle aurait l’occasion d’affirmer et d’affiner ses engagements.

Le choc de la guerre. De Gaulle et la République ou la double reconnaissance

Les bases

Signification du 18 juin. La carence généralisée des responsables en mai-juin 1940 est à l’origine du 18 juin. Il prend sa décision le 16 mai 1940. « Ah ! C’est trop bête ! La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu’elle continue. Il y a pour cela de l’espace dans le monde. Si je vis, je me battrai où il faudra, jusqu’à ce que l’ennemi soit défait et lavée la tache nationale. Ce que j’ai pu faire par la suite, c’est ce jour-là que je l’ai résolu [8] ».

En lançant son appel du 18 juin, de Gaulle n’obéit pas à un réflexe de défense républicaine ; la cause de la République n’apparaît pas en jeu alors t il ne saurait, comme Gambetta en 1871, faire figure de fondateur de régime. C’est alors un pur réflexe patriotique qui le meut.

Réflexion sur la signification de la défaite. De Gaulle a vécu, sur les bords de la Loire où il a rejoint Paul Reynaud, l’agonie politique d’un régime, celui de la IIIe République. C’est en vain qu’il a tenté – son poids personnel comme son poids politique sont trop faibles – d’influencer le président du Conseil et de l’isoler de la houle pacifiste qui le ballotte. Des ouvrages récents comme La Rupture de 1940 de Dominique Leca et le Journal d’une défaite de Paul de Villelume sont accablants : Paul Reynaud était le jouet d’un entourage pacifiste qui devait se manifester pleinement lors du vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain et de la publication des Actes constitutionnels [9].

Devant l’effondrement, de Gaulle pouvait se détourner de la République en lui imputant la responsabilité du désastre. C’est le contraire qui devait se produire. La défaite, sa décision de poursuivre le combat, l’action ultérieure de la France Libre le conduiraient à identifier son combat à celui de la défense des principes républicains. Or, à y bien réfléchir, le XXe siècle se caractérise par l’action de combattants contre les milieux politique accusés d’avoir préparé les défaites et paraphé les armistices. C’es le mythe fameux, au si prodigieux succès historique, du « coup de poignard dans le dos ». Après tout, de Gaulle aurait pu être tenté de réagir de cette manière et de prétendre à sauver l’honneur militaire en arguant de la trahison des civils. Mais si d’autres l’ont fait, ce ne fut pas son cas. Comment d’ailleurs en eût-il eu la tentation – ô valeur éducative de l’histoire ! – sachant, pour l’avoir étudié, sur quelle erreur historique de base reposait la légende du coup de poignard ; il connaissait ls responsabilités de l’état-major allemand en 1918, comme l’atteste La Discorde chez l’ennemi. Pour Weygand, les responsables politiques sont coupables et les chefs de l’Armée innocents ; il fat donc à l’Armée refuser de capituler pour contraindre le pouvoir politique à solliciter l’armistice. Il en va tout autrement chez de Gaulle. On touche là à un point essentiel de sa pensée politique

Qui n’en fait pas l’homme de droite traditionnel trop hâtivement peint. Pour lui, le peuple français n’est pas, à travers ses dirigeants, responsable de la défaite. N’a-t-il pas tenu à ce que, sur le monument du Mont Valérien, figure la date de 1940, associant ainsi les combattants de 1940 à ceux de la Résistance et aux vainqueurs de 1945 ?

« Homme simple », selon la formule révélatrice de Dominique Leca [10], de Gaulle se tourne, la défaite venue, non contre l’idée républicaine elle-même, mais contre la faillite d’un mode de gouvernement : « En définitive, cet anéantissement de l’État était au fond du drame national [11] ».

Toujours cette intuition fondamentale que la première des missions de l’État – quelle que soit sa forme juridique et institutionnelle – consiste dans la sauvegarde de la nation. La suite se dégage, toute logique : « Une défaite militaire n’est jamais la défaite d’un peuple quand e peuple, fut-ce sous la forme d’une poignée d’hommes, se refuse à l’accepter [12] ».

Tels sont les fondements, en mai-juin 1940, chez de Gaulle, de la conception qu’il ne cessera de défendre d’une république populaire nationale, mise en œuvre dans le cadre d’une politique des circonstances.

La mise en forme de la conception républicaine du pouvoir chez de Gaulle

L’appel du 18 juin ne trouve donc pas sa source profonde dans la défense d’un régime particulier, un régime le premier abandonné – faut-il le rappeler ? – par les mandataires de la nation qui en étaient en charge. Rapidement, toutefois, l’entreprise devait acquérir une dimension à la fois idéologique et politique en faveur du combat pour la république et la démocratie. Il importe d’en dégager les raisons et d’en marquer les orientations.

La dimension idéologico-politique : l’opposition à Vichy. Dans ses premiers messages, de Gaulle ne reprochait encore à Pétain que son « découragement profond » et son « scepticisme morose [13] ».

À chacune des étapes décisives de l’abdication du régime de Vichy, fait écho l’affirmation chaque fois plus vigoureuse, d’une légitimité nouvelle face à des « gouvernements de rencontres ».

Le pas est franchi avec la mise au point constitutionnelle de René Cassin dans la revue La France Libre, en décembre 1940. L’illégalité et l’illégitimité de Vichy sont démontrées sur la base de trois arguments : le régime de Vichy n’est pas libre ; il s’est installé dans des conditions irrégulières ; enfin, il a commis un abus de pouvoir en supprimant la forme républicaine des institutions. À cette date, la « politisation » de la France Libre, en même temps que son orientation vers un combat de défense républicaine se sont trouvées accélérées par le ralliement à elle d’une partie des territoires de l’Empire : le manifeste de Brazzaville (27 octobre 1940) en porte témoignage.

France Libre et Alliés : un combat commun pour la démocratie. Il importait à la France Libre, tout à la fois de défendre ses intérêts propres face aux Alliés et d’identifier son combat à celui des grandes démocraties. Il en allait de la crédibilité démocratique du mouvement et de ses chances d’audience, en particulier auprès des États-Unis de Roosevelt. Dès sa période de lancement, la France Libre opère son entrée dans la communauté internationale : notification à la Société des Nations (fin août 1940) de l’administration par la France Libre du Cameroun ; envoi d’un observateur (Henri Hauck) aux travaux de l’Organisation internationale du Travail, transférée à New York (novembre 1941) ; établissement de liens avec les États-membres du Commonwealth et les gouvernements européens exilés à Londres ; participation, enfin, de la France Libres aux conférences interalliées (celle, notamment, du 21 septembre 1941 sur la Charte de l’Atlantique).

L’influence des entourages et le rôle de la Résistance intérieure. Le premier entourage politique de De Gaulle à Londres est formé, en majorité, de patriotes de droite germanophobes mais antiparlementaires et séduits par les solutions autoritaires. Plusieurs sont d’anciens cagoulards, ceux-là mêmes qui organiseront en France les premiers réseaux de résistance. S’il n’avait tenu qu’à eux, ils eussent volontiers poussé de Gaulle dans la voie du proconsulat et du rejet des institutions républicaines. Leur influence, sans contrepoids numérique dans les débuts, allait être toutefois progressivement combattue avec la venue à Londres de républicains aussi fermes et convaincus que René Cassin et Georges Boris. Le premier allait jouer un rôle clé sur un double plan : d’abord en jetant les bases de la rupture politique et institutionnelle avec le régime de Vichy, ensuite en s’attachant à arrimer étroitement le mouvement de la France Libre à la communauté internationale, l’anglo-saxonne notamment où il comptait de nombreuses amitiés [14].

Il faut enfin – sas pouvoir le développer – relever tout ce que l’évolution de la France Libre doit à la mise en œuvre, souvent délicate, de relations avec les mouvements de résistance intérieure, divers certes dans leurs composantes, mais tous orientés vers le rétablissement des libertés démocratiques. Il fallait, enfin, à l’entreprise, qu’elle associât à son action les hommes et les partis politiques de la IIIe République dans son effort de représentativité.

Conflit entre nations, la guerre est aussi une lutte entre deux conceptions de l’homme. L’adhésion du général de Gaulle à la démocratie et à la république ne tient pas seulement à des causes nationales. Au-delà d’un conflit entre nations, la guerre dresse face à face deux conceptions de l’homme, deux systèmes de valeurs incompatibles. Comme il devait le déclarer à Churchill en juin 1942, « C’est une guerre mondiale et c’est une guerre morale [15] ».  Mieux qu’aucun autre, le discours d’Oxford (25 novembre 1941) illustre cette approche humaniste chez de Gaulle.

L’engagement de rende la parole au peuple à la fin de la guerre. Dès le 12 août 1940, de Gaulle déclare ne reconnaître d’autre juge à son entreprise que le peuple français ; le 27 octobre, il prend l’engagement solennel « de rendre compte de ses actes aux représentants du peuple français dès qu’il lui aura été possible d’en désigner librement [16] ».

Ainsi qu’il l’écrit encore dans ses Mémoires de guerre : « A ce pouvoir provisoire, comme tenant et comme aboutissant, je donnai la République en proclamant mon obéissance et ma responsabilité vis-à-vis du peuple souverain [17] ».

Double engagement donc : contre Vichy, celui de maintenir la république et la démocratie ; celui, vis-à-vis du suffrage universel, de rendre compte de ses actes après la guerre.

Ainsi s’opéra la reconnaissance mutuelle, par de Gaulle de l’identification de son combat à la défense républicaine, par la République du choix de de Gaulle comme son héraut.

Il importe maintenant d’examiner les orientations concrètes suivies par de Gaulle au long de la guerre.

Les actes et leurs nécessaires limitations

Les étapes. C’est par touches successives que de Gaulle, à partir de 1940, dessine les contours de ce que devrait être le futur régime politique français.

Jusqu’à la fin de 1941, tous les discours du Général se termine sur une invocation à la France seule : « France avec nous ». A la BBC, les émissions sont précédées du fameux « Honneur et Patrie ». C’est à partir de 1942 seulement que les allusions sont plus nombreuses et plus directes à la République. Celle-ci est pleinement consacrée dans les textes avec le message du 9 février 1943 : « Nous sommes tous convaincus que la France et presque tous les Français sont convaincus que le régime républicain est le seul légitime et je ne vois pas comment on serait d’accord avec la volonté et la dignité du peuple français sinon sur les bases des lois de la République [18] ».

Serait-ce à dire que la conviction profonde de De Gaulle sr la légitimité du régime républicain aurait eu quelque mal à se dégager ? Pour comprendre cette gradation dans l’affirmation républicain, il faut faire intervenir un ensemble de considérations.

Il importe d’abord de ne pas perdre de vue que, jusqu’à l’été 1941 au moins, l’opinion française, traumatisée, manifeste une défiance profonde envers les hommes de la IIIe République qui tend à rejaillir sur le régime républicain lui-même. Du point de vue de la pénétration du message, des références trop précoces et trop précises à la république – forcément identifiée au régime défunt – risquaient, auprès de l’opinion française, de confirmer les accusations de politiciens portées contre de Gaulle par la propagande de Vichy. Même souci de ménager l’opinion – et cette guerre fut une guerre autour des opinions publiques – en privilégiant l’honneur national – dont Vichy prétendait faire grand usage par rapport à la référence idéologique. Présentés par Vichy comme des mercenaires au service de l’Angleterre, les Français libres ne pouvaient paraître se désintéresser de l’honneur national. En revanche, à partir de 1942, il apparaît nécessaire à la France Combattante de renforcer sa représentativité, tant auprès des Anglo-saxons – plus particulièrement des Américains – que des mouvements de la Résistance intérieure. Contre Darlan puis Giraud que prétendait imposer le gouvernement américain, de Gaulle apparaissait comme le champion de la démocratie et de la république. Concluera-t-on, dès lors, au pur opportunisme politique ? Il semble bien acquis que de Gaulle qui n’était animé en 1940 – répétons-le – d’aucune mystique républicaine privilégiée, ait conclu très tôt que le régime républicain était devenu en France, après 1870, la forme moderne, la seule forme d’obtention du consensus national. Pouvait-il en aller autrement chez ce lecteur attentif de Tocqueville ? Qu’il ait fait servir à cette conviction – venait-elle de la raison plutôt que du cœur – les habiletés indispensables de l’homme d’action plaide plus en faveur de celles-ci qu’il ne retire quelque chose à la conviction initiale. La finalité de l’entreprise – la restauration des libertés en France – justifiait précisément d’élémentaires précautions vis-à-vis de l’opinion française quant à la forme des institutions politiques.

Il est une contrainte fondamentale à prendre en considération, souvent perdue de vue : le statut de la France Libre (et des mouvements successeurs jusqu’au GPRF) ne permettait pas à celle-ci d’exprimer une totale représentativité et, en conséquence, lui interdisait de poser des règles juridiques et institutionnelles trop précises [19].

Ni de Gaulle, ni aucun des Comité français successifs n’ont jamais demandé à être reconnus comme chef et gouvernement officiel de la France et ne pouvaient pas l’être. Simplement, la conduite de l’effort de guerre impliquait la défense des intérêts français et posait, par là, nécessairement un problème d’ordre politique. Cette double dimension se dégage avec netteté de la note remise en juin 1942 par le Comité national au gouvernement américain en vue de lui faire connaître ses buts. Selon la note, le Comité assure un triple rôle : un rôle militaire, un rôle dans la résistance française, un rôle politique : la participation française à la guerre est intimement liée à l’exercice de la souveraineté française [20]. Si cette exigence entraînait le postulat de l’illégalité et de l’inconstitutionnalité du régime de Vichy, en revanche, cette démonstration seule ne pouvait suffire à fonder, en droit, la légalité de la France Combattante, celle-ci n’émanant pas du suffrage populaire. C’est ainsi que la France Libre se refusa toujours à se considérer comme un État distinct de la France, ni comme un gouvernement révolutionnaire. Hors de la simple dissidence, elle ne pouvait pour autant aspirer à former un État souverain nouveau. L’autorité de la France Libre ne pouvait donc être que celle d’un gouvernement provisoire dont la mission se terminerait au moment où le peuple français pourrait exprimer sa propre volonté.

La précarité du statut de son mouvement aide ainsi à comprendre pourquoi de Gaulle ne disposait pas d’une bien grande aisance d’expression au plan constitutionnel. Au-delà toutefois de l’affirmation de la permanence du principe républicain, il devait s’efforcer de dessiner les contours des futures institutions.

Quelle république ? De Galle s’était engager à ne pas porter atteinte aux institutions et aux lois en vigueur avant 1940. Cela signifiait ne pas sortir du cadre constitutionnel des lois de 1875. Lui fallait-il s’interdire pour autant, dans la perspective de la parole rendue au peuple à la fin de la guerre, de faire part de ses vœux et de ses préférences pour ce moment-là ?

C’est ainsi que, par touches successives, selon une méthode qui lui deviendra chère, il dessine le portrait de la république à venir, qui ne devra pas reproduire les schémas de la république précédente. Ainsi, le 27 mai 1942, en réponse à un journaliste déclare-t-il : « Je ne crois pas que la forme de la future constitution française sera exactement le même que celle d’avant-guerre [21] ».

A ses yeux, le régime qui s’était effondré dans la défaite ne pouvait -fut-ce au prix d’un rafistolage juridique – être simplement reconduit. On touche là à la source même du différend fondamental qui opposera au lendemain de la Libération, de Gaulle aux partis politiques. A leurs chefs, prêts soit à une reconduction pure et simple, soit à un simple aménagement des lois de 1875, il rétorquera qu’il n’est pas réaliste au plan des institutions de ne pas tirer les enseignements du désastre de 1940 [22].

Cette république sera donc nouvelle : « Cet édifice sera neuf [23] ».

Trois traits doivent caractériser selon lui le régime nouveau : une démocratie élargie, une république plus directive et plus sociale, un État renforcé.

Une démocratie élargie : le 18 mars 1944, de Gaulle laisse entende que la capacité politique devra être étendue à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire aux mineures politiques qu’ont été jusqu’alors les femmes.

Une république plus directive et plus sociale. L’idéal est que « Le pouvoir chargé de diriger l’État ait les moyens de le faire avec force et continuité [24] ».

Il est donc nécessaire d’élargir les bases d’action de l’État. À travers des messages de 1943 et 1944, on voit ainsi s’esquisser les grands thèmes qui feront la trame des discours de Bayeux et d’Epinal, en particulier le recours à une démocratie plus directe pour que « demain, la souveraineté nationale puisse s’exprimer entièrement, sans les déformations de l’intrigue t sans les pressions corruptrices d’aucune coalition d’intérêts particuliers [25] », allusion probable au recours au référendum, tel qu’il sera appliqué à la Libération. Nouvelle, cette démocratie sera aussi sociale (ainsi qu’il l’exprime le 18 mars 1944) à égale distance d’un dirigisme étouffant et d’un libéralisme intégral préjudiciable à l’Etat, à la collectivité et aux individus.

Un État renforcé enfin, c’est-à-dire doté d’une tête. Si les Discours et Messages restent assez discrets là-dessus, il n’est pas douteux que les Mémoires de guerre, postérieurement, reflètent fidèlement les convictions d’alors de De Gaulle : un président élu par un suffrage élargi, en mesure d’incarner la permanence de l’Etat, disposant du droit de nomination des ministres (et celui de les révoquer), autorisé à consulter le pays par voie de référendum et, en cas de péril majeur, intérieur ou extérieur, disposant de la capacité d’assurer l’indépendance de la nation.

***

Au terme de cette analyse, trop brève pour prétendre à l’exhaustivité, nous serions tentés de conclure moins à l’originalité intrinsèque des conceptions institutionnelles du général de Gaulle qu’à l’étonnante symbiose qu’elles réalisent. Elles associent en effet à une tradition monarchique – l’autorité, la permanence – une tradition révolutionnaire – élargissement des bases de la démocratie politique et sociale, perception aiguë de la nation en danger.

L’ironie de l’histoire – c’est souvent sa vocation – aura voulu qu’il revînt à un homme formé au respect de la monarchie de maintenir et, finalement, de restaurer un régime républicain pour lequel il n’éprouvait pas, en soi, de respect et d’élan spontanés mais qui se révéla à lui comme l’unique forme moderne du rassemblement.

Les durs combats au-dedans et au-dehors de la guerre auront conforté Charles de Gaulle dans sa vision d’une république populaire, personnalisée et nationale. Au bout du compte, il aura tenté de réconcilier deux visages, souvent dissociés, de notre vie politique : la nation en république, c’est-à-dire en démocratie, la république respectée et légitimée par sa défense des grands intérêts nationaux.

[1] Discours et messages, tome III, pp. 5-6.

[2] Mémoires d’espoir, tome 1, p. 7.

[3] Extrait de Le Peuple.

[4] Cf. Jean-Paul Bled, « La monarchie et la République dans l’œuvre du général de Gaulle », in Études gaulliennes, n° 1, janvier-mars 1973.

[5] On évoquera ici l’itinéraire d’Edmond Michelet venu, lui, d’un pur maurrassisme. Cf. « Prémices et essor de la Résistance », Edmond Michelet, Actes du VIe colloque de la Fraternité Edmond Michelet, Paris, Ed. SOS, 1983.

[6] Cf. Henri Lerner, « Le général de Gaulle et le cercle du colonel Mayer », in Revue historique, janvier-mars 1983.

[7] Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, t. IV, Paris, Plon, 1962, p. 251.

[8] Mémoires de guerre, tome 1, p. 31.

[9] Cf. Michèle Cointet-Labrousse, « Le 18 juin 1940 ou une certaine idée de l’histoire », in Études gaulliennes, n° 30, juin 1980.

[10] La Rupture de 1940, Paris, Fayard, 1978.

[11] Mémoires de guerre, tome 1, p. 66.

[12] Discours et messages, tome 1, p. 262.

[13] Message du 26 juin 1940, Discours et Messages, tome 1, pp. 9-10.

[14] Cf. René Cassin, Les hommes partis de rien, Paris, Plon, 1974.

[15] Expression employée ultérieurement dans un message du 1er avril 1942. Discours et Messages, tome 1, p. 37.

[16] Discours et Messages, tome 1, p. 37.

[17] Mémoires de guerre, tome 1, p. 119.

[18] Discours et Messages, tome 1, p. 262.

[19] L’analyse qui suit est reprise de : Jean-Paul Cointet, « Les relations entre la France Libre et le gouvernement britannique durant la Seconde Guerre mondiale », Revue historique, n° 544, octobre-décembre 1982.

[20] Foreign Office 371 28212

[21] Discours et Messages, tome 1, p. 194.

[22] On se reportera à ses deux déclarations des 31 décembre 1945 et 1er janvier 1946.

[23] 20 avril 1943. Discours et Messages, tome 1, p. 280.

[24] 11 novembre 1942, Discours et Messages, tome 1, p. 341.

[25] 3 novembre 1943. Discours et Messages, tome 1, p. 341.

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