POUR LES FRANÇAIS, LES LIBANAIS NE SONT PAS DES ÉTRANGERS

Par Henry Laurens

Entretien accordé au Monde (propos recueillis par Christophe Ayad) le 31 août 2020, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

Titulaire de la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France, Henry Laurens est l’auteur de Les Crises d’Orient (Fayard, 2017 et 2019) qui retrace, en deux tomes, l’histoire du Moyen-Orient de 1768 à 1949. À l’occasion de la deuxième visite d’Emmanuel Macron au Liban en un mois pour le centième anniversaire de la proclamation du Grand Liban, il éclaire l’histoire des longues et étroites relations entre la France et le pays du Cèdre.

Est-ce une maladresse de la part d’Emmanuel Macron d’être venu au chevet du pays le jour du centenaire de la proclamation du « Grand Liban » par les autorités mandataires françaises ?

C’est incontestablement un geste fort et cette date n’a pas été choisie au hasard. La présence française est constante dans l’histoire libanaise. Ce sont autant les Libanais qui demandent aux Français de s’impliquer, que les Français qui s’ingèrent dans les affaires libanaises. Je rappelle que, lorsque Jean-Yves Le Drian [ministre de l’Europe et des affaires étrangères] est venu à Beyrouth en juillet pour dire en substance « sans réformes, il n’y aura pas d’argent », le premier ministre libanais avait réagi par : « Notre mère la France nous abandonne. »

En décembre 1945, à l’époque où le Liban était encore occupé par les armées française et britannique, il y eut un accord entre Paris et Londres dans lequel les Anglais s’engageaient à ne pas remettre en cause l’influence française au Liban après l’indépendance. En un sens, cet accord a duré jusqu’à aujourd’hui.

La France n’est pas la seule puissance présente au Liban, c’est aussi le cas des Etats-Unis. Mais il est admis que le Liban est l’affaire des Français. Depuis 1990, c’est la France qui a porté l’économie libanaise pour la renflouer périodiquement par des conférences successives. Mais, fait nouveau depuis trois ans, Paris insiste pour que les engagements pris soient tenus avant de nouveaux paiements. Aujourd’hui, il y a une exaspération croissante dans la haute administration française envers le comportement global de la classe politique libanaise qui a été incapable de mener les réformes nécessaires et a conduit son pays à la ruine. Lors de sa première visite, en août, Emmanuel Macron a saisi l’humeur de la société libanaise et le rejet de cette classe politique.

La France n’a-t-elle pas contribué à ce communautarisme dévoyé, aujourd’hui vilipendé ?

Non, le communautarisme s’est construit dans la seconde moitié du XIXe siècle par l’évolution interne de la société libanaise. Il est déjà existant dans la province autonome du mont Liban après 1860. Si la France l’a repris durant le mandat (1918-1943), c’était plutôt pour protéger les musulmans, et notamment les communautés non sunnites (druzes, chiites) de l’hégémonie chrétienne que l’inverse. Les Français ont accepté le communautarisme à titre temporaire dans le cadre de la Constitution de 1926. Quand se préparait une éventuelle indépendance à la fin des années 1930, les Français ont voulu aménager le système communautaire en permettant de passer plus facilement d’une communauté à une autre, cela a provoqué des émeutes. Par ailleurs, il y a eu, à la fin du mandat, le projet de créer une communauté laïque, celle de ceux refusant toute affiliation religieuse. Mais cela a entraîné une union sacrée, au sens littéral du terme, entre musulmans et chrétiens contre cette idée.

Est-ce alors l’Empire ottoman qui a inventé le communautarisme, à travers le système du « millet » (pleine autonomie de chaque communauté) ?

L’émancipation des juifs de France sous la Révolution française a consisté à tout leur reconnaître en tant qu’individus et tout leur refuser en tant que nation. L’émancipation des non-musulmans dans l’Empire ottoman par le décret impérial de 1856 a consisté à faire exactement l’inverse : rien pour les individus, tout pour les communautés. Ce système se fondait sur des réalités : les communautés n’ont pas été inventées à ce moment-là. Même si vous n’êtes pas du tout religieux, c’est l’identité de groupe qui compte au Liban. D’où la question de la démocratie, qu’Abbas Beydoun [poète et journaliste libanais né en 1945] a très bien résumée : est-ce un système abstrait de représentation des individus, ou un système qui doit refléter la composition de la société ?

Le communautarisme politique libanais est censé avoir connu un âge d’or dans les années 1950 et 1960, où chaque communauté comptait au moins deux partis qui s’opposaient. Donc il y avait toujours des coalitions possibles, ce qui introduisait une souplesse dans le système. Depuis la fin de la guerre civile [1975-1990], le système s’est grippé : dans le camp chiite, vous avez une alliance forcée entre Amal et le Hezbollah ; les sunnites sont dominés par la famille Hariri, les druzes par les Joumblatt ; quant aux chrétiens, ils sont divisés. A partir du moment où un parti domine entièrement une communauté, le système est bloqué.

La relation franco-libanaise remonterait-elle au temps des croisades ?

C’est un mythe absolument infondé et créé de toutes pièces. Je dis souvent que la fameuse lettre de saint Louis aux maronites date en fait de… 1845. A partir de 1840, Guizot [ministre des affaires étrangères sous la monarchie de Juillet] a construit une alliance politique entre l’élite maronite et la droite catholique française, tandis que les druzes se mettaient sous la protection des Anglais. C’est à partir de ces années-là que se construit toute la mythologie renvoyant aux croisades.

Si le Liban devient un pays indépendant de la Syrie, est-ce le fait des Libanais ou des Français ?

Cela n’a pas été un projet français à l’origine. Après la première guerre mondiale, la conférence de la paix, qui doit décider de l’attribution des mandats [sur les anciens territoires arabes de l’Empire ottoman], le président américain Wilson demande qu’on consulte les populations sur le choix de la puissance mandataire. Français et Britanniques sont embêtés car, en Syrie, les populations s’apprêtent à réclamer les Anglais, tandis qu’en Palestine on préfère les Français. Les seuls au Liban à demander la présence des Français sont les chrétiens du mont Liban. Paris leur promet, en échange, la création d’un État libanais. C’est acté fin 1919.

À l’été 1920, le général Gouraud s’empare de la Syrie et met fin au projet de royaume arabe de l’émir Fayçal. Le 1er septembre 1920, il tient les engagements de la France en proclamant le « Grand Liban », formé du mont Liban et du littoral auquel il rattache la Bekaa, Tripoli et le Sud. Tout cela forme un ensemble disparate et contesté. Les montagnards sont mécontents car ils perdent leurs privilèges fiscaux. La majorité de la population sunnite, qui n’a pas d’attaches dans la montagne, penche au début pour un rattachement à la Syrie. Le « Grand Liban » est un projet des chrétiens et de l’Eglise maronite, qui l’ont imposé aux Français, qui eux-mêmes l’ont imposé à tout le monde.

Le Liban est-il un pays arabe comme les autres ?

Pour justifier ce projet de « Grand Liban », on a inventé le « phénicisme » à la fin du XIXe siècle. Le mythe a d’autant plus pris que cela correspondait à l’émergence d’une république marchande et l’installation d’une diaspora libanaise sur plusieurs continents à partir de 1880. Avec la montée d’un nationalisme arabe au XXe siècle, le phénicisme a été vu comme un anti-arabisme. C’est absurde, mais il s’est construit, dans le système politique libanais, une identification entre être arabe et être musulman. On avait résolu cela dans le pacte national en disant que le Liban n’était pas un pays arabe mais avait un visage arabe. Déjà, dans les années 1930, quand les chrétiens commencent à sentir que leur domination démographique est en question et que le nationalisme arabe se généralise dans la région, naît un discours qui fait du Liban un foyer national chrétien.

La Syrie a-t-elle jamais accepté l’existence de ce « Grand Liban » ?

Bien sûr, il y a eu la frustration de ne pas avoir réalisé la « Grande Syrie » avec le Liban, la Palestine et la Jordanie. Il y avait aussi le sentiment, pas injustifié, que Tripoli et la Bekaa devaient appartenir à la Syrie. Le général Gouraud avait emprunté la Bekaa pour marcher sur Damas, cela a créé un traumatisme, que j’appelle le complexe de Maysaloun [du nom de la défaite, en juin 1920, des troupes de l’émir Fayçal face aux Français]. D’où le fait que la Syrie a toujours exigé un droit de regard sur les affaires libanaises pour éviter l’utilisation de la Bekaa comme voie d’entrée par une invasion étrangère.

Le réseau d’enseignement est-il encore un levier de la présence française ?

Le français a été la langue de la modernité dans l’Empire ottoman. Il s’est diffusé grâce à des missionnaires catholiques, dont plus des deux tiers étaient français. Avec l’université Saint-Joseph, la France a fondé l’une des deux seules universités modernes du Proche-Orient avant 1914. L’autre étant l’université américaine de Beyrouth, fondée par des missionnaires américains. Tout cela a contribué à un « moment levantin » où, d’Alexandrie à Salonique, le français devient la grande langue de communication de la Méditerranée. Dans cet espace, le Liban occupe une position centrale par sa géographie mais aussi parce qu’il est autochtone. La France y voit une France plus grande, la « France du Levant », et certains Libanais se voient comme les « Français d’Orient ».

Aujourd’hui, le Liban est sans doute le pays qui compte le plus d’élèves francophones dans le réseau agréé [par l’Etat français] : ils sont 60 000. La diaspora libanaise un peu partout dans le monde recoupe partiellement la carte de la francophonie. On dit qu’il y a 200 000 à 300 000 Libanais en France. La francophonie des Libanais n’est plus chrétienne par essence. Les sunnites ont été ralliés à l’influence française grâce au tandem Hariri-Chirac. Quant aux chiites, à mesure qu’ils se sont élevés socialement, ils deviennent plus francophones. Il faut compter, parmi eux, avec l’influence des Libanais d’Afrique dont les enfants sont dans les écoles francophones. Donc il n’y a jamais eu autant de francophones, dans l’absolu comme en pourcentage de la population (environ 50 %). L’anglais n’a pas remplacé le français, il s’est ajouté et nombre de Libanais pratiquent désormais le trilinguisme.

Le président français est le seul chef d’Etat étranger à s’être rendu au Liban depuis la dramatique explosion du 4 août. Le Liban n’intéresse-t-il plus ?

L’enjeu libanais reste important à cause du Hezbollah, mais il n’est plus prioritaire parce qu’il y a eu, entre-temps, l’effondrement de l’Irak et de la Syrie. Pour les Français, les Libanais ne sont pas des étrangers. S’ils s’occupent encore du Liban, c’est parce qu’il n’y a qu’eux pour considérer encore ce pays comme important et cela pour des raisons plus sentimentales qu’autre chose.

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