DISCOURS DE FRANÇOIS BROCHE LORS DE LA REMISE DE LA LÉGION D’HONNEUR À ARI WONG KIM, DERNIER SURVIVANT DU BATAILLON DU PACIFIQUE

Le 17 septembre 2020

« Parmi les éléments mobilisés, beaucoup des meilleurs avaient, sur mon ordre, quitté l’Océanie pour venir combattre en Afrique dans les Forces françaises libres. C’est ainsi qu’avait été envoyé en Orient, sous les ordres du lieutenant-colonel Broche, le beau et brave Bataillon du Pacifique […]. Cette contribution océanienne aux combats pour la libération de la France revêtait une haute signification. »

Dans les Mémoires de guerre, le général de Gaulle exprime sans détour son admiration pour la première unité mise sur pied dès l’automne 1940 dans les territoires les plus éloignés de l’Empire en soulignant l’importance, aux tout débuts de l’épopée française libre, de cette poignée de combattants déterminés à prendre part à la libération de la mère-patrie.

Monsieur Ari Wong Kim, vous faites partie de ces tamari’i volontaires, dont Jean-Christophe Shigetomi s’est fait l’historien et le chantre, de ces « enfants de la patrie », de ces valeureux aïto, qui, les premiers, ont donné l’exemple du plus haut patriotisme en répondant à l’appel du général de Gaulle. Cet appel vous avait été transmis par mon père, votre premier chef, et le seul qui eut droit de la part des Tahitiens du Bataillon du Pacifique à l’appellation de Metua. Je suis le fils de cet homme, que je n’ai pas eu la chance de connaître, et c’est pour moi un moment très émouvant de me trouver en présence d’un de ses anciens soldats.

Cher Monsieur Ari Wong Kim, votre itinéraire est exemplaire.

Vous êtes né en 1924, d’un père chinois et d’une mère tahitienne, un mélange qui a toujours donné d’excellents résultats. En 1940, vous n’avez que 16 ans, vous auriez donc très bien pu attendre la suite des événements sans vous presser. Non, vous donnez alors une magnifique preuve de caractère en trichant sur votre âge réel pour pouvoir faire partie du contingent de volontaires que le capitaine Broche commence à lever et à instruire. Et pourtant vous n’aviez pas encore droit à la nationalité française, qui ne sera accordée à ceux qu’on appelait alors les « indigènes » qu’en 1946.

Je ne sais si vous avez entendu les vieux chefs, dont le gouverneur Emile de Curton rapporte les propos, tel cet ancien combattant de la Grande Guerre qui déclarait : « La France ne peut pas être tout à fait triste. Elle ne peut pas avoir oublié ses enfants de Tahiti qui ont combattu pour elle, qui l’ont aidée à vaincre. Elle doit bien penser qu’ils sont prêts à reprendre les armes contre ses ennemis. Notre pays a beaucoup de guerriers forts et courageux. La guerre n’en a pris aucun. Par conséquent, pourquoi dire que la France a perdu la guerre ? »

Ou cet instituteur, qui avait rappelé lui aussi le précédent Bataillon du Pacifique, qui avait combattu en France pendant l’autre guerre : « La France nous a donné des écoles pour instruire nos enfants, des médecins pour guérir nos malades. Aujourd’hui, la France est malade. Nous voulons la soigner. La France est notre mère à tous. Nous voulons lui montrer que nous sommes ses enfants reconnaissants. Nous voulons former un autre Bataillon du Pacifique ! » Il sera exaucé dès l’automne 1940.

Ou encore le grand chef de Papenoo, le grand Teriieroiterai, qui avait harangué la foule devant la mairie de Papeete le 1er septembre et avait conclu en s’écriant « Vive la France Libre ! »

En mai 1941, le second Bataillon quitta Nouméa pour le Moyen Orient. Il était au complet – 300 Tahitiens et Marquisiens, 300 Néo-Calédoniens et Néo-Hébridais. Dans une lettre à son ami tahitien Yves Malardé, mon père fait état de la susceptibilité des Calédoniens du Bataillon. Ils lui reprochaient de trop aimer les Tahitiens. Ils ne se trompaient pas, mais, en même temps, ils étaient injustes : « Dans le service, expliquait en effet mon père, je ne leur préfère pas les Tahitiens ; si j’ai des préférences, je les conserve dans le fond de mon cœur. »

Ces préférences, je les connais. Je les ai découvertes lors de mon séjour au Fenua il y a quelque cinquante ans, grâce à Yves Malardé, bien sûr, qui était son ami et son confident ; et aussi grâce à tous les anciens du Bataillon, notamment Jean-Roy Bambridge. John Martin, Max Noble, William Grand, dont je garde un très fort souvenir ; grâce enfin aux confidences de Suzanne Martin, la chère Tutana qui fut la compagne de mon père durant les quinze mois qu’il a passés à Papeete et qui m’a reçu chez elle à Huahine, comme le fils qu’elle avait rêvé d’avoir de cet homme qu’elle avait passionnément aimé.

Le Bataillon arriva trop tard pour prendre part à la campagne de Syrie, mais en revanche, tout à fait prêt à s’illustrer lors de la bataille emblématique de Bir Hakeim. Monsieur Hubert Germain [, qui nous regarde et que je salue très respectueusement,] me confiait encore il y a quelques jours son admiration pour le courage et la combativité des Tahitiens. C’était également l’avis du général Koenig, dont je rapporte les propos dans Le Bataillon des guitaristes. Bir Hakeim, ce ne fut pas seulement un haut fait d’armes, où les Français libres combattirent à un contre dix, ce fut aussi et surtout un combat fondateur, qui redonna confiance au général de Gaulle et lui permit d’apparaître désormais comme un allié à part entière.

Vous avez, Monsieur, pris largement votre part à cette page de gloire.

Après Bir Hakeim, vous participez à toutes les batailles, à toutes les campagnes de la 1re Division française libre : El Alamein, la Tunisie, l’Italie (vous êtes blessé à Monte Cassino), la Provence (vous êtes à nouveau blessé à la Garde), les Vosges. Après la guerre, vous êtes retourné au fenua, mais vous n’y avez pas trouvé votre place et vous avez choisi de vous installer en France métropolitaine.

Votre règle de vie tient en une formule souvent citée par vos proches – votre neveu, Georges Buisson, et vos amis Christian Vernaudon et Jean-Christophe Shigetomi : « Si c’était à refaire, je le referais sans la moindre hésitation. » Peu d’entre nous sont capables de professer une telle sagesse ! Vous n’avez pas aimé la guerre, mais vous l’avez faite avec bravoure, sans en tirer la moindre fierté, ni bien sûr le moindre avantage.

Vous êtes un merveilleux symbole vivant du lien profond, que rien ne pourra rompre, entre la Polynésie française et la France métropolitaine. Il vous a fallu attendre 80 ans pour que la République reconnaisse et honore votre engagement. Il est bien tard, bien sûr, mais, en fin de compte, il n’est jamais trop tard. Et je suis aujourd’hui très heureux de me faire l’interprète de l’admiration, du respect, de l’affection que vous porte la République en vous recevant dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur.

« Ari Wong Kim, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de la Légion d’honneur. »

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