JEAN DUTOURD, ÂME SENSIBLE (1920-2011)
Par Philippe de Saint Robert
Jean Dutourd aurait eu cent ans cette année. Il nous a quittés en 2011, au terme d’une vieillesse assez souffrante. Il venait souvent nous voir à la rédaction de Notre République aux temps heureux de Frédéric Grendel, de René Capitant et de Louis Vallon. Il était des nôtres à une époque où peu d’écrivains se disaient « gaullistes ». A part Mauriac et Malraux, en effet, mais cela venait de loin, la caste littéraire ne comprenait rien au gaullisme et le brocardait à qui mieux mieux. Il est vrai qu’aujourd’hui que le Général ne la gêne plus de sa présence, elle évoque volontiers une époque qu’elle avait tant décriée.
Il faut rendre Jean Dutourd à l’actualité : « Autant il est mauvais, et stérilisant pour un écrivain, de lire la multitude des écrivains médiocres de son temps, autant il est fécond de lire et de relire les bons auteurs morts. Ce sont les hormones nécessaires au développement du talent.» – j’extrais ce conseil de L’Âme sensible [1], le merveilleux livre consacré par Jean Dutourd à Stendhal, âme sensible comme lui.
Jean Dutourd pensait que le purgatoire n’existait pas, sauf pour Dante. L’y a-t-on mis malgré lui ? De bien d’autres auteurs (Gide, Mauriac, Montherlant) on dit qu’ils ne sont plus lus. J’ai toujours trouvé cette sentence inexacte : la vie posthume vous débarrasse des lecteurs inutiles ou de passage, qui ne gardent rien de vous, mais réquisitionne les vrais lecteurs, le petit nombre qui sauve le monde.
Gaulliste dès sa jeunesse (il participa à la libération de Paris), Dutourd l’était resté jusqu’aux expressions nostalgiques du grand âge au point d’écrire dans Le septennat des vaches maigres [2] que la Ve République « savait gouverner mais ne savait pas se défendre. (…) Il s’est produit une espèce de pourrissement des choses non par impuissance constitutionnelle, comme sous les républiques précédentes, mais à cause d’un étrange snobisme gauchisant de la part du pouvoir, qui, pour avoir l’air déluré, et aussi pour conserver à tout prix la paix sociale, s’est lancé dans une série de mesures dont le principal effet a été de dégrader les mœurs. »
Tout le monde connaît Au bon beurre [3], mais Dutourd tenait, en toute modestie, le Printemps de la vie [4] pour son meilleur roman. Il y est à l’aise : il s’y amuse, mêlant le sérieux de la construction à bien des distractions de style et d’idées. En fait, il sait que dans les bons romans français, il se passe le moins de choses possible, parce que les Français sont, en littérature, des moralistes et des stylistes (des stylistes qui la plupart du temps s’ignorent, sauf à la ramener). Il leur suffit qu’une vague intrigue, qu’une insensible évolution des personnages et des événements permette d’exprimer les mouvements du cœur et les états de l’âme. Dutourd y a excellé. Le roman, intitulé Les Horreurs de l’amour [5],« solaire, simple, sérieux, aussi peu hystérique que possible, est comme l’hymne tranquille à l’analyse psychologique et à la nécessité de faire la lumière en soi au moyen de cet exercice superbe : l’expression » (Alain Bosquet).
Jean Dutourd savait aussi être merveilleusement moraliste. Il n’est pas, comme Montherlant, un auteur à sentences. C’est plus léger, mais partout dans son œuvre. Il s’en est expliqué dans Dutouriana [6] : « Tout au long de ma vie, j’ai eu des idées qui m’étonnaient quand elles traversaient ma tête. » C’est l’origine du carnet de moleskine noire, « de là le petit recueil que j’ai appelé Dutouriana, comme on disait Ménagiana. (…) Sait-on ce qui restera de nous dans cinquante ans ? Pour moi, ce sera peut-être ce petit bouquin alors que soixante volumes seront oubliés. » Ce sont ces « petits cadeaux du destin, ajoute-t-il, [qui] entretiennent l’amitié avec soi-même. »
Dutourd fut un amoureux de la langue : « Le français est une langue aristocratique et nous sommes au siècle des masses. C’est également une langue réaliste qui appelle les choses par leur nom traditionnel, c’est-à-dire leur donne leur juste poids, et nous vivons au siècle de l’euphémisme, de la brume intellectuelle, de l’incantation. [7]» Il nous livre à ce sujet des pensées sans ambages : « Défendre sa langue, c’est comme de défendre sa terre. » On y trouve aussi des perles comme celle-ci : « Tout est racisme dans ce monde, tout est question de peau. À commencer par l’amour. » Ceci encore : « Il est à la pointe du progrès, comme tous les ignorants. » Les gouvernants à la mode se reconnaîtront. Et aussi : « Claudel aggravé : la tolérance, il n’y a plus de maisons pour cela ! » Je vous livre cette ultime ironie : « L’inconvénient de vivre longtemps est que la dernière image de soi que le monde ait vue est celle d’un vieillard, et c’est cette image-là que retient de préférence la postérité. Rimbaud, jeune pour l’éternité ; Hugo, caché par sa barbe blanche jusqu’à la consommation des siècles. » Je ne dirai pas ce qu’il pensait de l’Académie à la fin de sa vie.
En écrivant L’Âme sensible, Jean Dutourd, d’une certaine manière, écrit sur lui-même, ou plutôt parle de lui-même. Mais il était meilleur que Stendhal, qui s’était publiquement réjoui de l’exécution de Louis XVI.
P.S.R.