ENTRETIEN ENTRE LE GÉNÉRAL DE GAULLE ET GEORGES DUHAMEL À L’OCCASION DE LA PARUTION DU PREMIER TOME DES MÉMOIRES DE GUERRE (1954)

Georges Duhamel : La lecture de vos mémoires, mon Général, a achevé de me convaincre de la vérité d’une observation que j’ai souvent faite : c’est qu’un grand homme est toujours un grand écrivain, quel que soit le domaine où s’exerce son activité, la science, l’action politique ou la guerre.

Déjà, dans vos livres d’avant-guerre, mon Général, vous m’apparaissiez comme un écrivain de premier plan. N’y trouvait-on pas des formules dignes de Tacite ? D’ailleurs, il me suffit d’un mot tombé de vos lèvres un jour que j’avais déjà eu l’honneur de vous rencontrer, pour m’en convaincre. Vous m’avez dit simplement : « Il m’a coûté beaucoup de peine ». A cette réponse, j’ai reconnu que vous étiez un authentique écrivain. La facilité littéraire est presque toujours si mauvais signe !

Charles de Gaulle : L’appréciation d’un écrivain tel que Georges Duhamel me touche profondément. La rédaction de ce premier volume de mes Mémoires m’a donné, en effet, beaucoup de mal.

Georges Duhamel : L’impatience avec laquelle je les attendais ne fut pas déçue. Au contraire, j’y ai trouvé avec joie un élément qui n’apparaissait pas encore dans vos précédents ouvrages et qui me semble capital : l’affectivité. Certes, vous cachez votre émotion le plus souvent avec une virile pudeur. Certes, vos exposés, vos démonstrations sont d’une rigueur quasi-cartésienne. Rien d lyrisme des Mémoires d’un Chateaubriand dans les vôtres. Poète ? Non, vous ne l’êtes pas. Votre style est le plus nu… Et cependant, de temps en temps, une image éclatante : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Comment ne pas penser au : « Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui ! » de Racine ? Que de grands noms la lecture de votre livre suggère ! Même Pascal. Par exemple, quand vous évoquez votre allégresse en apprenant la victoire de Bir Hakeim : « Sanglots d’orgueil, pleurs de joie ! » Comme tout Français qui aime sa patrie, ne sentirait-il pas quelquefois les larmes lui venir aux yeux en vous lisant ?  J’en ai versé… Or, ceci est pour moi un signe important. L’affectivité, vous dis-je. Le terme est venu d’ailleurs sous votre plume dès la première page. C’est ce qu’il y a en vous d’affectif, dites-vous, en même temps que le côté positif de votre esprit, qui vous a convaincu que l’avenir de la France est dans la grandeur.

Charles de Gaulle : Vous qui allez souvent hors de nos frontières, vous qui savez si bien sentir le « fond de l’air » dans les autres pays, comme, moi, n’est-ce pas ainsi que les étrangers voient la France ?

Georges Duhamel : Oui, c’est ainsi. Où que l’on se trouve, il est impossible de parler de la France sans prononcer souvent le mot « grandeur ». Je l’ai souvent constaté.

Charles de Gaulle : Eh bien, mois aussi. Je me félicite de m’accorder sur ce point avec un observateur aussi perspicace.

Georges Duhamel : Bien entendu, vous restez avant tout un écrivain militaire. Chaque fois déjà que j’avais eu l’honneur de converser avec vous, ce fait m’avait frappé : combien le militaire se devine dans tous vos propos. Avant tout, vous parlez toujours en soldat. Le « sacerdos in aeternum » s’applique à vous aussi.

Charles de Gaulle : Et à vous, donc ! Vous écrirez toujours un peu en médecin.

Georges Duhamel : Vous me faites plaisir. La connaissance d’un métier donne toujours plus d’intérêt au propos, aux écrits d’un homme… Pétain aussi état intéressant quand il parlait de pures questions militaires.

Charles de Gaulle : Oh ! oui !

Georges Duhamel : je me rappelle cette comparaison, un jour que je déjeunais à côté de lui… C’était au déjeuner Paul Hervieu de l’Académie… Quelqu’un lui demanda en quoi différaient à ses yeux la ligne Maginot et la ligne Siegfried. « C’est que la ligne Maginot est une ligne fortifiée, tandis que la ligne Siegfried est un champ de bataille organisé ».

Charles de Gaulle : Moi, je préconisais un territoire entier organisé.

Georges Duhamel : Et combien vos vues étaient justes ! Quel amer souvenir m’a laissé cette ligne Maginot que le général Huntziger me fit visiter un jour, cette formidable ville souterraine qui n’était défendue que par quelques pauvres 75 !

Vos conceptions sur la nécessité primordiale de l’offensive, sur la distinction entre stratégie et tactique, vous rendez ces choses lumineuses avec le minimum d’explications et de termes techniques. Mais surtout, et cela bien avant d’écrire vos Mémoires, bien avant nos malheurs mêmes, vous avez su voir les choses de la guerre d’un œil neuf. Qualité si rare, même chez les grands chefs !

Charles de Gaulle : Pas chez les Allemands…

Georges Duhamel : Or, bien que les faits aient montré tristement la justesse de vos révisions, vous ne vous félicitez jamais d’avoir eu raison. « Comme j’aurai voulu avoir tort ! » dites-vous au contraire. Ce n’est pas l’orgueil d’avoir raison qui a dicté vos actes, ni inspiré vos écrits. Cela est noble et rare. Cependant, permettez-moi ici, mon Général, une question. Vous démontrez que la défensive met toujours une armée en infériorité. Mais dans la situation qui était celle de la France en 1939, pouvait-elle prendre l’offensive ?

Charles de Gaulle : Non. Ans la situation morale de notre pays à cette époque, et compte tenu du régime, elle ne le pouvait pas. En 1936, j’eus une discussion avec Léon Blum sur ce point. Comme je lui exposais la thèse dont nous parlons, il leva les bras au ciel et me dit : « Comment voulez-vous que moi, socialiste, j’épouse une conception consistant à prendre l’offensive ? » Evidemment, il ne le pouvait pas. Il état paralysé par son parti.

Georges Duhamel : ne parlons que ce l’aspect moral du problème. Vous nous avez magnifiquement montré le vital besoin de grandeur de notre peuple. Comment donc expliquer sa défaillance en 1940 ?

Charles de Gaulle : Le Français a besoin d’une ambition pour agir. Entre 1870 et 1914, il en avait une : il voulait sa revanche sur l’Allemagne. De 1918 à 1939, il n’avait plus d’ambition et n’était donc plus combattif. Une ambition nouvelle repoussa en lui en 1944 : repousser l’occupant. Il l’a réalisée. Et maintenant, de nouveau, voilà que la France n’a plus d’ambition.

Georges Duhamel : Souhaitons qu’elle en retrouve une. Souhaitons que vous lui communiquiez votre entêtement. C’est là un des aspects de votre personnalité qui m’enthousiasme le plus.

Charles de Gaulle : Je suis intransigeant.

Georges Duhamel : Et vous l’êtes sans jamais perdre une autre de vos grandes vertus : la sérénité. Comme on vous l’envie parfois !

Charles de Gaulle : j’ai bien dû m’y exercer. J’en ai eu besoin.

Georges Duhamel : Sur le seul plan littéraire aussi, quelle vertu ! Elle contribue à la justesse de vos jugements, à la fidélité des portraits de nos grands contemporains que vous nous proposez tout au long de vos Mémoires. Jamais de colère, même dans la sévérité. Votre Churchill, qu’il est vrai, vivant, amusant ! Comme vous faites bien sentir les côtés gentils du personnage : Sans omettre ses variations, d’ailleurs. C’était vous l’entêté, mon Général, et non lui !

Charles de Gaulle : Il le fallait aussi.

Georges Duhamel : Vous dirai-je que je vous ai trouvé presque indulgent pour Staline ?

Charles de Gaulle (souriant) : Oh ! je n‘ai pas encore vraiment parlé de Staline ! Je dirai toute ma pensée sur lui dans le prochain volume.

Georges Duhamel : En revanche, vous avez porté sur l’esprit collaborateur des communistes un jugement d’une juste sévérité.

Charles de Gaulle : C’est un fait que leur participation à notre combat n’eut lieu qu’à partir de 1941. Les communistes jouèrent leur jeu. Il s’est trouvé que ce jeu coïncida pendant quelques temps avec le nôtre, voilà tout. Reconnaissons qu’ils ont, durant ce laps de temps, cassé les reins de la Wehrmacht.

Georges Duhamel : revenons, si vous le voulez bien, à la littérature. A la littérature et à l’histoire, qui en fait partie comme tout ce qui touche à l’humain, n’est-ce pas ?

Charles de Gaulle : Certes !

Georges Duhamel : Plus exactement, le grand ouvrage dont vous nous donnez aujourd’hui le premier tome relève de cette belle forme littéraire qu’est le témoignage historique. Il est à cheval, si je puis dire, sur le témoignage personnel et l’histoire.

Charles de Gaulle : Est-il possible à un homme de faire de l’histoire +++ les événements de son temps ? Je ne le crois pas.

Georges Duhamel : Mon Général, la littérature de témoignage n’est pas des plus riches. Le genre était encore plus pauvre autrefois. Les guerres de l’ancien régime eurent peu de témoins pour les conter. 1870 inspira La débâcle. Mais c’est là un témoignage romancé, écrit après l’événement. La guerre de 1914-1918 en a suscité quelques-uns de valables…

Charles de Gaulle : Entre autres, Civilisations et Vie des martyrs. Avec quelle émotion, je les lus alors !

Georges Duhamel : Livres de médecin. Je n’ai pas voulu que d’humbles paroles que j’entendis alors aux ambulances des Armées fussent perdues…

Mais il s’agit aujourd’hui du témoignage de Charles de Gaulle. Il s’appuie, mon Général, sur une masse considérable de pièces justificatives, puisqu’elles occupent près des deux tiers du livre. Exactement de la page 267 à la page 680.

Charles de Gaulle : Encore n’ai-je publié qu’une faible partie des pièces contenues dans nos archives. Songez que celles-ci en comportent plus de 100 000, que mon secrétaire Thibault eut le soin de trier. Travail difficile. Il en retira les quelque 3 000 documents utiles à mon récit. Personne ne doit se fier à sa mémoire. Les conversations les plus graves s’évaporent ou se déforment, vous le savez. Tous les entretiens que je rapporte avec Churchill, avec Eden, avec tant d’autres, j’en dictais aussitôt après un compte-rendu à mon secrétaire qui le classait dans nos dossiers.

Le travail de reconstitution fut considérable. Il fallut rechercher, vérifier des dates, il fallut retrouver des témoins. Mais mon souci majeur, tout au long de mon travail, fut de m’appuyer sur cette masse de pièces justificatives. Je m’y suis positivement accroché.

Il le fallait pour raconter fidèlement cette grande partie que fut la Résistance en ces premiers temps, mené par peu de monde et sur un terrain lointain, grande cependant, pour mes compagnons et pour moi-même, parce qu’elle fut aussi une partie nationale.

Propos recueillis par Gabriel d’Aubarède.

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